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Rogojine souligna sa question d’un rire sarcastique. Puis d’un geste brusque il ouvrit la porte et, la main sur le bouton, attendit que le prince passât. Celui-ci parut surpris mais s’exécuta. Rogojine le suivit sur le palier et referma la porte sur lui. Ils restèrent l’un devant l’autre avec l’air d’avoir oublié où ils étaient et ce qu’ils allaient faire.

– Adieu, fit le prince en lui tendant la main.

– Adieu, répéta Rogojine en serrant avec vigueur mais machinalement la main tendue.

Le prince descendit une marche et se retourna. Il était visible qu’il ne voulait pas quitter ainsi Rogojine.

– Pour ce qui est de la foi, dit-il en souriant et en s’animant à l’évocation d’un souvenir, j’ai eu, la semaine dernière, quatre conversations à ce sujet en deux jours. Un matin, en voyageant sur une nouvelle ligne de chemin de fer, j’ai fait la connaissance d’un certain S… avec lequel j’ai causé pendant quatre heures. J’avais déjà beaucoup entendu parler de lui et l’on m’avait dit entre autres choses qu’il était athée. C’était un homme très instruit en effet et je fus heureux de trouver l’occasion de m’entretenir avec un véritable savant. En outre il était d’une parfaite éducation, de sorte qu’il me parla comme à un homme qui aurait été son égal sous le rapport de la culture et de l’intelligence. Il ne croit pas en Dieu. Cependant une chose me frappa: en discutant ce sujet, il avait toujours l’air d’être à côté de la question. Et cette impression, je l’avais déjà éprouvée toutes les fois que j’avais rencontré des incrédules ou que j’avais lu leurs livres; ils m’avaient toujours semblé esquiver le problème qu’ils affectaient de traiter. Je fis alors part de cette observation à S…, mais je dus m’exprimer mal ou peu clairement, car il ne me comprit pas… Le soir du même jour, j’arrivai dans une ville de province pour y passer la nuit. Je descendis dans un hôtel où un crime avait justement été commis la nuit précédente; c’était encore le sujet de toutes les conversations au moment de ma venue. Deux paysans d’un certain âge, qui se connaissaient de longue date et qui étaient liés d’amitié, avaient loué une petite chambre en commun pour passer la nuit après avoir pris leur thé. Ils n’étaient ivres ni l’un ni l’autre. L’un d’eux remarqua que son compagnon portait depuis deux jours une montre qu’il ne lui avait pas vue auparavant. La montre était en argent et suspendue à une tresse jaune ornée de perles de verre. Cet homme n’était pas un voleur; c’était même un honnête homme et il était, pour un paysan, très à son aise. Mais la montre de son ami excita en lui une telle convoitise qu’il finit par succomber à la tentation: il s’arma d’un couteau et, lorsque l’autre eut le dos tourné, il s’approcha de lui à pas de loup, calcula son geste, leva les yeux au ciel, se signa et prononça avec ferveur cette prière: «Seigneur, pardonne-moi pour l’amour du Christ!» Là-dessus, il trancha d’un seul coup la gorge de son compagnon, comme on saigne un mouton, et il lui prit sa montre.

Rogojine partit d’un bruyant éclat de rire. Son hilarité avait quelque chose de convulsif. Elle détonnait, succédant chez lui à l’humeur sombre dans laquelle il avait été plongé jusque-là.

– C’est adorable! Franchement, on ne trouverait pas mieux! s’exclamait-il d’une voix haletante, presque à bout de souffle. – L’un ne croit pas en Dieu; l’autre y croit tellement qu’il fait sa prière avant d’égorger les gens! Non, mon cher, on n’invente pas une chose pareille! Ha! ha! cela dépasse tout!…

– Le lendemain matin, j’allai faire un tour en ville, poursuivit le prince dès que Rogojine se fut calmé (bien qu’un rire intermittent et spasmodique continuât d’errer sur ses lèvres). J’aperçus un soldat ivre, complètement débraillé qui titubait le long du trottoir en bois. Il m’accosta et me dit: «Achète-moi cette croix d’argent, barine [69] je te la cède pour vingt kopeks elle est bien en argent». Et il montra, fixée à un cordon bleu très usé, une croix qu’il venait probablement d’ôter de son cou. À première vue, c’était une croix d’étain à huit branches [70], de grande dimension, avec un relief de style byzantin. Je tirai une pièce de vingt kopeks et la lui donnai, puis je me passai la croix autour du cou. Je lus sur sa figure la joie qu’il éprouvait à l’idée d’avoir roulé un barine stupide et il courut, sans aucun doute, au cabaret pour y boire ses vingt kopeks. À ce moment-là, mon ami, tout ce que j’observais en Russie produisait sur moi la plus vive impression. Autrefois, je ne comprenais rien à notre pays, j’étais un parfait ignare. À l’étranger, pendant les cinq années que j’y ai vécu, je n’avais gardé de la Russie qu’un souvenir fantaisiste. Je poursuivis ma promenade et je me dis; j’attendrai encore avant de faire condamner ce judas. Dieu sait ce qui se passe dans ses pauvres cœurs d’ivrognes! En rentrant à l’hôtel une heure plus tard, je rencontrai une paysanne avec un nourrisson dans les bras. C’était une femme encore jeune et l’enfant pouvait avoir six semaines. Il souriait à sa mère, pour la première fois, disait-elle, depuis sa naissance. Je la vis se signer soudain avec une indicible piété. «Pourquoi fais-tu cela?» lui dis-je. J’avais alors la manie de poser des questions. – «Autant, répondit-elle, une mère éprouve de joie en voyant le premier sourire de son enfant, autant Dieu en éprouve chaque fois qu’il voit, du haut du Ciel, un pécheur Le prier du fond du cœur.» Voilà presque textuellement ce que m’a dit cette femme du peuple; elle a exprimé cette pensée si profonde, si subtile, si purement religieuse où se synthétise toute l’essence du christianisme, qui reconnaît en Dieu un Père céleste se réjouissant à la vue de l’homme comme un père à la vue de son enfant. C’est la pensée fondamentale du Christ. Une simple femme du peuple! Il est vrai que c’était une mère… Et qui sait si ce n’était pas la femme du soldat qui m’avait vendu la croix? Écoute-moi, Parfione, tu m’as posé tout à l’heure une question, voici ma réponse: l’essence du sentiment religieux échappe à tous les raisonnements) aucune faute, aucun crime, aucune forme d’athéisme n’a de prise sur elle. Il y a et il y aura éternellement dans ce sentiment quelque chose d’insaisissable et d’inaccessible à l’argumentation des athées. Mais le plus remarquable, c’est qu’on n’observe cela nulle part avec autant de clarté et de spontanéité que dans le cœur des Russes! Voilà ma conclusion. C’est une des premières convictions que j’ai acquises en étudiant notre Russie. Il y a de belles choses à faire, Parfione, surtout sur notre terre russe, crois-moi! Rappelle-toi les rencontres et les entrevues que nous avons eues à Moscou à une certaine époque… Ah! je n’avais aucune envie de revenir ici maintenant! Et je ne pensais pas du tout te rencontrer dans de pareilles conditions!… Enfin, n’en parlons plus!… Adieu, au revoir! que Dieu ne t’abandonne pas!

Il fit demi-tour et descendit l’escalier.

– Léon Nicolaïévitch! lui cria d’en haut Parfione, lorsqu’il eut atteint le premier palier, cette croix que tu as achetée au soldat, l’as-tu sur toi?

– Oui, je l’ai sur moi, dit le prince en s’arrêtant.

– Montre-la-moi.

– Encore une nouvelle fantaisie!

Le prince réfléchit un instant, remonta l’escalier et, sans détacher la croix de son cou, la fit voir à Rogojine.

– Donne-la-moi, dit celui-ci.

– Pourquoi? Est-ce que tu…

Le prince avait de la répugnance à se séparer de cette croix.

– Pour la porter; je te donnerai la mienne à la place.

– Tu veux que nous échangions nos croix? C’est bien, Parfione; si tu le désires, je ne demande pas mieux; scellons notre fraternité [71]!

Le prince enleva sa croix d’étain; Parfione en fit autant de la sienne, qui était en or, et ils firent l’échange. Mais Parfione restait silencieux et le prince remarqua avec une douloureuse surprise que la physionomie de son nouveau frère avait gardé son expression de défiance et qu’un sourire amer et presque sarcastique continuait à s’y traduire, du moins par intermittence.

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[69] Contraction de «boïarine»; ce terme donne un sens intermédiaire entre celui de «monsieur» et celui de «seigneur» ou «maître». -. N. d. T.

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[70] La croix à huit branches est celle des vieux-croyants. – N. d. T.

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[71] L’échange des croix, dans l’ancienne Russie, instituait entre deux personnes une fraternité conventionnelle considérée comme sacrée. – N. d. T.

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