Le visage de Rogojine était toujours pâle; de légères et furtives convulsions le crispaient encore. Bien qu’il eût fait entrer le visiteur, il continuait à ressentir un trouble indicible. Il invita le prince à s’asseoir dans un fauteuil près de la table, mais l’autre, s’étant retourné par hasard, s’arrêta net sous un regard d’une impressionnante étrangeté. Il s’était senti comme transpercé, en même temps qu’un souvenir récent, pénible et confus lui revenait à l’esprit. Au lieu de s’asseoir, il se figea dans une immobilité complète et, pendant un moment, regarda Rogojine droit dans les yeux; ceux-ci se mirent à briller d’un éclat encore plus vif. Enfin Rogojine ébaucha un sourire, mais où se trahissaient son trouble et sa détresse.
– Pourquoi me regardes-tu avec cette fixité? balbutia-t-il. Assieds-toi.
Le prince s’assit.
– Parfione, dit-il, parle-moi franchement: savais-tu que je devais arriver aujourd’hui à Pétersbourg, oui ou non?
– Je pensais bien que tu viendrais, et tu vois que je ne me suis pas trompé, répliqua-t-il avec un sourire fielleux; mais comment pouvais-je deviner que tu arriverais aujourd’hui?
Le ton de brusquerie et d’irritation sur lequel fut proférée cette question, qui contenait en même temps une réponse, fut pour le prince un nouveau motif de surprise.
– Quand même tu aurais su que j’arrivais aujourd’hui, pourquoi t’emporter ainsi? fit-il avec douceur, tandis que le trouble le gagnait.
– Mais toi, pourquoi me poses-tu cette question?
– Ce matin, en descendant du train, j’ai remarqué dans la foule une paire d’yeux tout pareils à ceux que tu fixais tout à l’heure sur moi par derrière.
– Tiens! tiens! À qui appartenaient ces yeux? marmonna Rogojine d’un air soupçonneux. Mais le prince crut remarquer qu’il avait tressailli.
– Je ne sais; c’était dans la foule; peut-être même ai-je été le jouet d’une illusion. Ces derniers temps je suis sujet à ce genre de mirages. Mon cher Parfione, je me sens dans un état voisin de celui où je me trouvais il y a cinq ans, lorsque j’avais des attaques.
– Il se peut que tu aies été en effet le jouet d’une illusion; je n’en sais rien, murmura Parfione.
Il n’était guère en train de faire un sourire engageant. Celui qui parut sur son visage refléta des sentiments disparates qu’il avait été incapable de composer.
– Eh bien, est-ce que tu vas repartir pour l’étranger? demanda-t-il; puis subitement: – Te rappelles-tu comme nous nous sommes rencontrés l’automne dernier, dans le train de Pskov à Pétersbourg… Tu te souviens de ton manteau et de tes guêtres?
Cette fois Rogojine se mit à rire avec une franche malignité, à laquelle il était heureux d’avoir trouvé une occasion de donner libre cours.
– Tu t’es complètement fixé ici? demanda le prince en jetant un coup d’œil autour du cabinet.
– Oui, je suis chez moi. Où veux-tu que j’aille?
– Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus. J’ai entendu sur ton compte des choses dont j’ai peine à te croire capable.
– On raconte tant de choses, répliqua sèchement Rogojine.
– Pourtant tu as chassé toute ta bande; toi-même tu restes sous le toit paternel et ne fais plus d’escapades. C’est bien. La maison est-elle à toi, ou appartient-elle en commun à ta famille?
– La maison est à ma mère. Son appartement est de l’autre côté du corridor.
– Et où habite ton frère?
– Mon frère, Sémione Sémionovitch, habite dans une aile.
– Est-il marié?
– Il est veuf. Quel besoin as-tu de savoir cela?
Le prince le regarda sans répondre; devenu soudain pensif, il parut n’avoir pas entendu la question. Rogojine n’insista pas et attendit. Tous deux restèrent un instant silencieux.
– J’ai reconnu ta maison au premier coup d’œil et à cent pas de distance, dit le prince.
– Comment cela?
– Je ne saurais le dire. Ta maison a le même air que toute votre famille et que votre genre de vie. Mais si tu me demandes de t’expliquer d’où je tire cette impression, j’en serai incapable. C’est sans doute une forme de délire. Je suis même effrayé de
voir à quel point ces choses-là me frappent. Auparavant je ne me faisais aucune idée de la maison dans laquelle tu demeurais; mais, dès que je l’ai vue, j’ai aussitôt pensé: «c’est bien le genre de maison qu’il doit habiter!»
– Vraiment! dit Rogojine en esquissant un vague sourire et sans arriver à saisir clairement la pensée confuse du prince. – C’est mon grand-père qui a construit cette maison, observa-t-il. Elle a de tout temps été habitée par des skoptsi, les Khloudiakov. Ils en sont encore locataires aujourd’hui.
– Quelle obscurité! Tu vis dans une pièce bien sombre, dit le prince en jetant les yeux autour de lui.
Le cabinet était une vaste chambre, haute de plafond, sans clarté, encombrée de toute espèce de meubles, comptoirs, bureaux, armoires remplies de registres et de paperasses. Un large divan de cuir rouge servait évidemment de lit à Rogojine. Le prince remarqua sur la table, près de laquelle celui-ci l’avait fait asseoir, deux ou trois livres; l’un, l’Histoire de Soloviov [65], était ouvert à une page marquée d’un signet. Aux murs étaient suspendus dans des cadres dédorés quelques tableaux à l’huile, si sombres et si enfumés qu’il était fort malaisé d’y distinguer quoi que ce fût. Un portrait de grandeur naturelle attira l’attention du prince: il représentait un homme d’une cinquantaine d’années portant une redingote de coupe étrangère mais à longs pans; deux médailles lui pendaient au cou, sa barbe clairsemée et courte grisonnait, sa face était ridée et jaune, son regard sournois et morose.
– Ne serait-ce pas ton père? demanda le prince.
– Oui, c’est bien lui, répondit Rogojine avec un sourire désobligeant, comme s’il se disposait à lâcher quelque plaisanterie désinvolte sur le compte du défunt.
– N’appartenait-il pas à la secte des vieux-croyants [66]?
– Non, il allait à l’église; mais il prétendait en effet que l’ancien culte était plus près de la vérité. De même il avait une vive estime pour les Skoptsi. Son cabinet était aussi là où nous sommes. Pourquoi m’as-tu demandé s’il n’était pas vieux-croyant?
– C’est ici que la noce aura lieu?
– Ici… répondit Rogojine qui faillit tressaillir à cette question inattendue.
– Ce sera bientôt?
– Tu sais bien que cela ne dépend pas de moi.
– Parfione, je ne suis pas ton ennemi et je n’ai nulle intention de te faire obstacle en quoi que ce soit. Je te le répète maintenant comme je te l’ai déclaré déjà une fois, dans un moment analogue à celui-ci. Lorsque, à Moscou, ton mariage était sur le point d’être célébré, ce n’est pas moi qui l’ai empêché, tu le sais. La première fois c’est elle qui s’est précipitée vers moi, presque au moment de la bénédiction nuptiale, en me priant de la «sauver» de toi. Je te répète ses propres paroles. Puis, elle m’a fui à mon tour; tu l’as retrouvée et tu l’as de nouveau menée à l’autel. Et à présent on me dit qu’elle s’est encore sauvée de toi pour se réfugier ici. Est-ce vrai? C’est Lébédev qui m’a donné la nouvelle et c’est pour cela que je suis venu. Je n’ai appris qu’hier, en wagon, de la bouche d’un de tes anciens amis, – Zaliojev, si tu veux savoir lequel, – que vous vous étiez raccommodés de nouveau. Mon retour à Pétersbourg n’a qu’un but: c’est de la persuader enfin d’aller à l’étranger pour y rétablir sa santé; à mon avis elle est profondément ébranlée physiquement et moralement; sa tête surtout est malade, et son état réclame de grands soins. Je n’avais pas l’intention de l’accompagner; je voulais organiser son voyage sans y prendre part. Je te dis la pure vérité. Mais s’il est vrai que vous ayez une fois de plus arrangé vos affaires, alors je ne paraîtrai plus devant ses yeux et ne remettrai jamais les pieds chez toi. Tu sais bien que je ne te trompe pas, car j’ai toujours été sincère avec toi. Je ne t’ai jamais dissimulé ma façon de penser à ce sujet; je t’ai toujours dit qu’avec toi, elle se perdrait infailliblement. Et toi aussi, tu te perdras… peut-être encore plus sûrement qu’elle. Si vous vous séparez de nouveau, j’en serai enchanté, mais je n’ai nulle intention de prêter la main à cette rupture. Tranquillise-toi donc et n’aie pas de soupçons sur moi. D’ailleurs tu sais ce qui en est: je n’ai jamais été pour toi un véritable rival, même lorsqu’elle s’est réfugiée chez moi. Tiens, tu ris maintenant: je sais pourquoi. Oui, nous avons vécu là-bas chacun de notre côté et même dans deux villas différentes: tu es parfaitement au courant de cela. Ne t’ai-je pas déjà expliqué précédemment que «je l’aime non d’amour mais de compassion». Je pense que ma définition est exacte. Tu m’as déclaré alors que tu comprenais ce que je voulais dire: est-ce vrai? as-tu bien compris? Quelle haine je lis dans ton regard! Je suis venu pour te tranquilliser, car toi aussi, tu m’es cher. Je t’aime beaucoup, Parfione. Sur ce, je pars pour ne jamais revenir. Adieu!