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– À Pavlovsk, à Pavlovsk! s’écria Lébédev. Pour le moment allons au jardin… nous y prendrons le café…

Et, saisissant le prince par le bras, il l’entraîna dehors, dans une cour qui donnait sur le jardin par une petite porte. Ce jardin était exigu mais charmant; à la faveur du beau temps tous les arbres étaient en plein épanouissement. Lébédev fit asseoir le prince sur un banc de bois peint en vert, devant une table également verte et fixée au sol. Il prit place vis-à-vis de lui. Au bout d’un moment on apporta le café, que le prince ne refusa pas. Lébédev continuait à le regarder dans les yeux d’un air avide et obséquieux.

– Je ne savais pas que vous eussiez une propriété, dit le prince de l’air d’un homme qui pense à tout autre chose.

– Orphelins! fit Lébédev comme pour recommencer ses jérémiades… mais il s’arrêta net. Le prince regardait distraitement devant lui ayant sans doute déjà oublié la réflexion qu’il venait de faire. Une minute s’écoula. Lébédev fixait toujours son interlocuteur dans l’attente d’une plus ample explication.

– Eh bien! quoi? fit le prince comme s’il revenait à lui-même. – Ah oui! Vous savez bien, Lébédev, ce dont il s’agit. Je suis venu à la suite de votre lettre. Parlez.

Lébédev se troubla, voulut dire quelque chose mais n’articula que des sons inintelligibles. Le prince patientait et souriait tristement.

– Il me semble que je vous comprends très bien, Loukiane Timoféïévitch. Vous ne m’attendiez évidemment pas. Vous pensiez que je ne quitterais pas ma retraite au reçu d’un premier avis, que vous ne m’avez envoyé que par acquit de conscience. Mais vous voyez que je suis venu. Allons! n’essayez pas de me tromper. Cessez de servir deux maîtres. Rogojine est ici depuis déjà trois semaines. Je sais tout. Avez-vous, oui ou non, réussi à lui vendre cette femme comme l’autre fois? Dites la vérité.

– Le monstre l’a découverte de lui-même.

– Ne l’insultez pas: sans doute il a mal agi à votre égard…

– Il m’a rossé, oui rossé! reprit Lébédev au comble de l’emportement. En plein Moscou il a mis son chien à mes trousses; cette bête, un redoutable lévrier, m’a donné la chasse au long d’une rue.

– Vous me prenez pour un enfant, Lébédev. Dites-moi si c’est pour de bon qu’elle vient de le laisser à Moscou.

– C’est pour de bon, pour tout de bon, et cette fois encore à la veille même de la célébration de la noce. Il comptait déjà les minutes; elle s’est enfuie à Pétersbourg et est venue droit chez moi: «Sauve-moi, donne-moi asile, Loukiane, et ne dis rien au prince!»… Elle vous craint encore plus que lui, prince, et là est le mystère!

Lébédev porta le doigt à son front d’un air entendu.

– Et maintenant vous les avez de nouveau rapprochés?

– Très illustre prince, comment… comment pouvais-je m’opposer à ce rapprochement?

– C’est bon. Je m’informerai par moi-même. Dites-moi seulement où elle se trouve maintenant. Chez lui?

– Oh non! Elle vit encore seule. «Je suis libre», dit-elle; sachez, prince, qu’elle insiste beaucoup sur ce point. «J’ai encore toute ma liberté», répète-t-elle. Elle demeure toujours dans la Pétersbourgskaïa, chez ma belle-sœur, ainsi que je vous l’ai écrit.

– Elle y est maintenant?

– Oui, à moins qu’elle ne se trouve à Pavlovsk où, profitant du beau temps, elle pourrait bien être en villégiature chez Daria Alexéïevna. Elle répète toujours: «j’ai mon entière liberté». Hier encore, elle s’est targuée de son indépendance devant Nicolas Ardalionovitch [60]. Mauvais signe!

Et Lébédev se mit à sourire.

– Kolia va-t-il souvent la voir?

– C’est un étourdi, un garçon incompréhensible, incapable de garder un secret.

– Il y a longtemps que vous êtes allé chez elle?

– J’y vais chaque jour, sans manquer.

– Donc vous y êtes allé hier?

– Non. Il y a trois jours que je ne l’ai vue.

– Quel dommage que vous soyez un peu gris, Lébédev! Sans cela je vous aurais posé une question.

– Non, non, je n’ai rien bu du tout! riposta Lébédev en dressant l’oreille.

– Dites-moi, comment l’avez-vous laissée?

– Hum… dans l’état d’une femme qui cherche…

– Une femme qui cherche?

– Oui, une femme qui chercherait continuellement, comme si elle avait perdu quelque chose. Quant à son prochain mariage, l’idée seule lui en est odieuse et elle se fâche si on lui en parle. Elle ne se soucie pas plus de lui que d’une pelure d’orange, ou pour mieux dire il ne lui inspire qu’un sentiment de terreur; elle défend qu’on parle de lui… Ils ne se voient que dans les cas d’extrême nécessité… et lui ne s’en rend que trop bien compte. Mais il lui faudra bien se résigner!… Elle est inquiète, moqueuse, tortueuse et irritable…

– Tortueuse et irritable?

– Oui, irritable: ainsi, lors de ma dernière visite, elle a failli me prendre aux cheveux au cours d’une simple conversation. J’ai essayé de l’apaiser en lui lisant l’Apocalypse.

– Comment cela? demanda le prince pensant avoir mal entendu.

– Je vous le dis: en lui lisant l’Apocalypse. La dame a l’imagination inquiète, hé! hé! En outre j’ai observé chez elle un penchant accentué pour les discussions sérieuses même sur des sujets oiseux. Elle a une prédilection pour ces sujets et considère que, lui en parler, c’est lui témoigner des égards. C’est comme cela. Or je suis très fort sur l’interprétation de l’Apocalypse que j’étudie depuis quinze ans. Elle est tombée d’accord avec moi quand je lui ai dit que nous étions arrivés à l’époque figurée par le troisième cheval, le cheval noir dont le cavalier tient une balance à la main; car, dans notre siècle, tout est pesé à la balance et réglé par contrat; chacun n’a d’autre préoccupation que de rechercher son droit: «La mesure de froment vaudra un denier et les trois mesures d’orge vaudront un denier» [61]. Et, par là-dessus, tous veulent garder la liberté de l’esprit, la pureté du cœur, la santé du corps et tous les dons de Dieu. Or, ce n’est pas par les seules voies de droit qu’ils y parviendront. Car surgira le cheval de couleur pâle, avec son cavalier qui se nomme la Mort et qui est suivi de l’Enfer… [62] Tels sont les sujets que nous traitons lorsque nous nous voyons, et elle en est vivement impressionnée.

– Vous même croyez à tout cela? demanda le prince en regardant Lébédev d’un air surpris.

– Je crois et j’interprète. Car, pauvre et nu, je ne suis qu’un atome dans le tourbillon humain. Qui respecte Lébédev? Chacun exerce sa malignité contre lui et le reconduit, pour ainsi dire, à coups de botte. Mais sur le terrain de l’interprétation, je suis l’égal d’un grand seigneur. C’est le privilège de l’intelligence. Mon esprit a frappé et fait trembler un haut personnage dans son fauteuil. C’était il y a deux ans, à la veille de Pâques: Sa Haute Excellence Nil Alexéïévitch, ayant entendu parler de moi au temps où j’étais sous ses ordres au ministère, me fit convoquer spécialement dans son cabinet par Pierre Zakharitch. Quand nous fûmes seuls, il me demanda: «Est-il vrai que tu sois maître dans l’interprétation des prophéties relatives à l’Antéchrist?» Je ne cachai pas que c’était la vérité et je me mis à exposer et commenter le texte sacré. Loin de chercher à en atténuer les redoutables menaces, je développai les allégories et sollicitai le sens des chiffres. Il commença par sourire, mais, devant la précision des chiffres et des rapprochements, il ne tarda pas à trembler et me pria de fermer le livre et de m’en aller. À Pâques il ordonna qu’on me remît une gratification; la semaine suivante il rendait son âme à Dieu.

– Que dites-vous là, Lébédev?

– La pure vérité. Il est tombé de sa voiture après dîner… sa tempe a porté contre une borne et il est mort sur-le-champ. D’après son état de service il avait soixante-treize ans; c’était un homme rougeaud, aux cheveux blancs, toujours parfumé et souriant sans cesse, comme un enfant. Pierre Zakharitch se rappela alors ma visite et déclara: «Tu l’avais prédit».

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[60] C’est Kolia que Lébédev désigne sous cette forme pompeuse et inhabituelle quand on parle d’un mineur. – N. d. T.

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[61] Apocalypse, VI, 6. – N. d. T.

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[62] Ibidem, 8. – N. d. T.

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