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– Oh je crois bien! reprit aussitôt le prince: il n’existe plus aucun prince Muichkine en dehors de moi; je dois être le dernier de la lignée. Quant à nos aïeux, c’étaient des gentilshommes-paysans [8]. Mon père a servi dans l’armée avec le grade de lieutenant après avoir passé par l’école des cadets. À vrai dire, je ne saurais vous expliquer comment la générale Epantchine se trouve être une princesse Muichkine; elle aussi, elle est la dernière de son genre…

– Hé hé! la dernière de son genre! quelle drôle de tournure! dit le tchinovnik en ricanant.

Le jeune homme brun ébaucha également un sourire. Le prince parut légèrement étonné d’avoir réussi à faire un jeu de mot, d’ailleurs assez mauvais.

– Croyez bien que mon intention n’était pas de jouer sur les mots, expliqua-t-il enfin.

– Cela va de soi; on le voit de reste, acquiesça le tchinovnik devenu hilare.

– Eh bien! prince, vous avez sans doute étudié les sciences pendant votre séjour chez ce professeur? demanda soudain le jeune homme brun.

– Oui… j’ai étudié…

– Ce n’est pas comme moi, qui n’ai jamais rien appris.

– Pour moi, c’est tout au plus si j’ai reçu quelques bribes d’instruction, fit le prince, comme pour s’excuser. – En raison de mon état de santé, on n’a pas jugé possible de me faire faire des études suivies.

– Connaissez-vous les Rogojine? demanda subitement le jeune homme brun.

– Je ne les connais pas du tout. Je dois vous dire que je connais très peu de monde en Russie. Est-ce vous qui portez ce nom?

– Oui, je m’appelle Rogojine, Parfione.

– Parfione? Ne seriez-vous pas membre de cette famille des Rogojine qui…, articula le tchinovnik en affectant l’importance.

– Oui, oui, c’est cela même, fit le jeune homme brun sur un ton de brusque impatience, pour interrompre l’employé auquel il n’avait pas adressé un mot jusque-là, n’ayant parlé qu’avec le prince.

– Mais… comment cela se peut-il? reprit le tchinovnik en écarquillant les yeux avec stupeur, tandis que sa physionomie revêtait une expression d’obséquiosité et presque d’effroi. – Alors vous seriez parent de ce même Sémione Parfionovitch Rogojine, bourgeois honoraire héréditaire [9], qui est mort voici un mois en laissant une fortune de deux millions et demi à ses héritiers?

– D’où tiens-tu qu’il a laissé deux millions de capital net? riposta le jeune homme brun en lui coupant la parole, mais sans daigner davantage tourner son regard vers lui. Et il ajouta, en s’adressant au prince, avec un clignement d’œil:

– Je vous le demande un peu: quel intérêt peuvent avoir ces gens-là à vous aduler avec un pareil empressement? Il est parfaitement exact que mon père vient de mourir; ce qui ne m’empêche pas de retourner chez moi, un mois plus tard, venant de Pskov, dans un état de dénuement tel que c’est tout juste si j’ai une paire de bottes à me mettre. Mon gredin de frère et ma mère ne m’ont envoyé ni argent ni faire part. Rien: j’ai été traité comme un chien. Et je suis resté pendant un long mois à Pskov alité avec une fièvre chaude.

– N’empêche que vous allez toucher d’un seul coup un bon petit million, et peut-être ce chiffre est-il très au-dessous de la réalité qui vous attend. Ah Seigneur! s’exclama le tchinovnik en levant les bras au ciel.

– Non, mais qu’est-ce que cela peut bien lui faire, je vous le demande? répéta Rogojine en désignant son interlocuteur dans un geste d’énervement et d’aversion. – Sache donc que je ne te donnerai pas un kopek, quand bien même tu marcherais sur les mains devant moi.

– Eh bien! je marcherai quand même sur les mains.

– Voyez-vous cela! Dis-toi bien que je ne te donnerai rien, même si tu dansais toute une semaine.

– Libre à toi! Tu ne me donneras rien et je danserai. Je quitterai ma femme et mes enfants pour danser devant toi, en me répétant à moi-même: flatte, flatte…

– Fi, quelle bassesse! dit le jeune homme brun en crachant de dégoût; puis il se tourna vers le prince. – Il y a cinq semaines, je me suis enfui de la maison paternelle en n’emportant, comme vous, qu’un petit paquet de hardes. Je me suis rendu à Pskov, chez ma tante, où j’ai attrapé une mauvaise fièvre. C’est pendant ce temps-là que mon père est mort d’un coup de sang. Paix à ses cendres, mais c’est tout juste s’il ne m’a pas assommé. Vous me croirez, prince, si vous voulez: Dieu m’est témoin qu’il m’aurait tué si je n’avais pris la fuite.

– Vous l’aurez probablement irrité? insinua le prince, qui examinait le millionnaire en touloupe avec une curiosité particulière.

Mais, quelque intérêt qu’il pût y avoir à entendre l’histoire de cet héritage d’un million, l’attention du prince était sollicitée par quelque chose d’autre.

De même, si Rogojine éprouvait un plaisir singulier à lier conversation avec le prince, ce plaisir dérivait d’une impulsion plutôt que d’un besoin d’épanchement; il semblait s’y adonner plus par diversion que par sympathie, son état d’inquiétude et de nervosité le poussant à regarder n’importe qui et à parler de n’importe quoi. C’était à croire qu’il était encore en proie au délire, ou tout au moins à la fièvre. Quant au tchinovnik, il n’avait d’yeux que pour Rogojine, osant à peine respirer et recueillant comme un diamant chacune de ses paroles.

– Il est certain qu’il était courroucé contre moi, et peut-être n’était-ce pas sans raison, répondit Rogojine; mais c’est surtout mon frère qui l’a monté contre moi. Je ne dis rien de ma mère: c’est une vieille femme toujours plongée dans la lecture du ménologe et entourée de gens de son âge; si bien que la volonté qui prévaut chez nous, c’est celle de mon frère Sémione. S’il ne m’a pas fait prévenir en temps utile, j’en devine la raison. D’ailleurs à ce moment-là j’étais sans connaissance. Il paraît qu’un télégramme m’a été adressé, mais ce télégramme a été porté chez ma tante, qui est veuve depuis près de trente ans et passe ses journées du matin au soir en compagnie d’yourodivy [10]. Sans être positivement une nonne, elle est pire qu’une nonne. Elle a été épouvantée à la vue du télégramme et, sans oser l’ouvrir, elle l’a porté au bureau de police où il est encore. C’est seulement grâce à Koniov, Vassili Vassiliévitch, que j’ai été mis au courant de ce qui s’était passé. Il paraît que mon frère a coupé, pendant la nuit, les galons d’or du poêle en brocart qui recouvrait la bière de notre père. Il a cru justifier sa vilaine action en déclarant que ces galons valaient un argent fou. Il n’en faudrait pas plus pour qu’il aille en Sibérie si j’ébruitais la chose, car c’est un vol sacrilège. Qu’en dis-tu, épouvantail à moineaux? ajouta-t-il en se tournant vers le tchinovnik. Que dit la loi à ce sujet? C’est bien un vol sacrilège?

– Certes, oui, c’est un vol sacrilège, s’empressa d’acquiescer l’interpellé.

– Et cela mène son homme en Sibérie?

– En Sibérie, en Sibérie! Et sans barguigner.

– Ils pensent tous là-bas que je suis encore malade, continua Rogojine en s’adressant au prince; mais moi, sans tambour ni trompette, tout souffrant que j’étais, j’ai pris le train et en route! Ah! mon cher frère Sémione Sémionovitch, il va falloir que tu m’ouvres la porte! Je sais tout le mal qu’il a dit de moi à notre défunt père. En toute vérité, je dois avouer que j’ai irrité mon père avec l’histoire de Nastasie Philippovna. Là j’ai certainement eu tort. J’ai succombé au péché.

– L’histoire de Nastasie Philippovna? insinua le bureaucrate sur un ton servile et en affectant de rappeler ses souvenirs.

– Que t’importe, puisque tu ne la connais pas! lui cria Rogojine en perdant patience.

– Si fait, je la connais! riposta l’autre d’un air triomphant.

– Allons donc! Il ne manque pas de personnes du même nom. Et puis, je tiens à te le dire, tu es d’une rare effronterie. Je me doutais bien – ajouta-t-il en se retournant vers le prince – que j’allais être en proie à des importuns de cet acabit.

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[8] C’était une catégorie de paysans qui n’ont jamais passé par le servage mais qui se sont fondus depuis des siècles avec la masse rurale, tout en gardant les preuves authentiques d’une origine noble. Le terme qui désigne le gentilhomme-paysan signifie littéralement. «qui ne possède qu’un seul feu» (odnodvorets). - N. d. T.

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[9] La grande majorité des marchands, vers le milieu du XIXe siècle, étaient des paysans enrichis par le négoce. Dès qu’ils cessaient de payer la guilde, ils retombaient en principe au rang des campagnards. Le législateur alla au-devant du sentiment de classe qui se dessinait dans le commerce en créant des catégories stables, indépendantes du paiement de la guilde: c’étaient celles de «bourgeois honoraires à vie» et de «bourgeois honoraires héréditaires».

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[10] On désigne sous ce nom des illuminés qui courent tête et pieds nus par les plus grands froids avec la croix en main et tiennent au peuple des sortes d’homélies. – N. d. T.

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