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– Il n’y a pas de mal, dit Ferdistchenko qui, enchanté de voir que l’on commençait à rire, s’approcha avec empressement. Il n’y a pas de mal: se non è vero…

– J’ai même failli vous malmener, prince. Excusez-moi, je vous en prie. Ferdistchenko, que faites-vous ici et à pareille heure? Je pensais du moins ne pas vous rencontrer. Vous dites? Quel prince? Muichkine? redemanda-t-elle à Gania qui, tenant toujours le prince par l’épaule, venait de le lui présenter.

– C’est notre locataire, répéta Gania.

Évidemment on montrait le prince comme une curiosité (il offrait ainsi pour tout le monde une diversion à une situation fausse). On le poussa presque vers Nastasie Philippovna; il entendit même avec netteté le mot «idiot» chuchoté derrière lui, vraisemblablement par Ferdistchenko en vue d’éclairer la jeune femme.

– Dites-moi, pourquoi ne m’avez-vous pas tirée d’erreur lorsque je me suis si fâcheusement méprise sur votre compte? reprit Nastasie Philippovna en examinant le prince de la tête aux pieds avec la plus grande désinvolture; puis elle guetta impatiemment sa réponse, tant elle était convaincue que celle-ci serait si sotte qu’on ne pourrait s’empêcher de rire.

– J’ai été surpris en vous apercevant si soudainement…, balbutia le prince.

– Mais comment avez-vous deviné qui j’étais? Où m’aviez-vous vue auparavant? C’est pourtant vrai que j’ai l’impression de l’avoir vu quelque part! Et permettez-moi de vous demander pourquoi, en m’apercevant, vous êtes resté cloué sur place? Ai-je donc quelque chose de si stupéfiant?

– Allons, allons donc! fit Ferdistchenko en faisant le plaisantin. Allons, parlez! Bon Dieu, si on me posait cette question, que ne trouverais-je pas à répondre! Eh bien?… Après cela, prince, on peut affirmer que tu es un butor.

– Moi aussi, je dirais bien des choses si j’étais à votre place, répliqua en riant le prince à Ferdistchenko. Puis il se tourna vers Nastasie Philippovna: – Tout à l’heure, votre portrait m’a vivement frappé. Nous avons ensuite parlé de vous avec les Epantchine… Auparavant même, ce matin, avant d’arriver à Pétersbourg, Parfione Rogojine, qui était dans le même wagon que moi, m’a longuement entretenu de vous…, et au moment précis où je vous ai ouvert la porte, je pensais à vous. Et voilà que je vous ai vue devant moi!

– Mais comment avez-vous su que c’était moi?

– Par votre ressemblance avec le portrait, et puis…

– Et puis quoi?

– Et puis parce que vous êtes exactement telle que mon imagination vous représentait… Moi aussi, j’ai l’impression de vous avoir vue quelque part.

– Où, où?

– C’est comme si j’avais déjà vu vos yeux quelque part… Pourtant c’est impossible. Il ne s’agit que d’une impression… Je n’ai jamais vécu ici. Peut-être était-ce en rêve.

– Ah ça! prince! s’écria Ferdistchenko. Non! je retire mon se non è vero. D’ailleurs… d’ailleurs, s’il a dit tout cela, c’est par innocence, ajouta-t-il d’un ton de commisération.

Le prince avait parlé d’une voix émue, s’interrompant maintes fois pour reprendre haleine. Tout trahissait en lui une agitation intense. Nastasie Philippovna le regardait avec curiosité et ne riait déjà plus. À ce moment on entendit une voix sonore qui provenait de derrière le groupe formé autour du prince et de Nastasie Philippovna. Ce groupe s’ouvrit et se partagea en deux pour laisser passer le père de famille lui-même, le général Ivolguine, qui vint se camper en face de la jeune femme. Il était en frac et portait une chemise propre; ses moustaches étaient fraîchement teintes.

C’était plus que Gania n’en pouvait supporter.

Son amour-propre et son ombrageuse vanité s’étaient développés jusqu’à l’hypocondrie; il avait cherché, durant ces deux mois, les moyens de se donner une attitude de dignité et de noblesse, mais il s’était senti encore novice dans la voie qu’il s’était tracée et avait craint de ne pouvoir s’y maintenir jusqu’au bout. En désespoir de cause, il s’était finalement décidé à imposer aux siens un insolent despotisme, sans toutefois oser agir de même vis-à-vis de Nastasie Philippovna qui l’avait laissé dans l’incertitude jusqu’à la dernière minute et lui avait impitoyablement tenu la dragée haute. Elle l’avait même traité de «mendiant impatient», le mot lui avait été rapporté. Il avait juré ses grands dieux de lui faire payer plus tard tout cela fort cher, ce qui ne l’empêchait pas, en même temps, de nourrir parfois l’espoir enfantin qu’il pourrait par lui-même abouter les fils et réduire les oppositions.

Maintenant force lui était encore de vider cette coupe amère et, qui pis était, en un pareil moment, il lui fallait inopinément subir la plus cruelle des tortures pour un homme vaniteux: avoir à rougir des siens. Une pensée lui vint alors à l’esprit: «Est-ce qu’au bout du compte, la récompense vaut tous ces affronts?»

Un événement surgissait qu’il avait tout au plus entrevu en rêve la nuit pendant ces deux mois et qui, chaque fois, l’avait glacé d’horreur et consumé de honte: la rencontre de son père avec Nastasie Philippovna au milieu des siens. Parfois, pour se montrer, il avait cherché à se représenter la tête que ferait le général pendant la cérémonie nuptiale, mais il n’en avait jamais été capable et avait dû renoncer presque aussitôt à évoquer ce pénible tableau. Peut-être s’exagérait-il outre mesure son infortune; c’est le sort habituel des gens vaniteux. Mais pendant ces deux mois il avait mûri sa résolution et s’était juré de mettre, coûte que coûte, son père à la raison, ne fût-ce que momentanément, et, si c’était possible, de l’éloigner de Pétersbourg, que sa mère y souscrivît ou non. Dix minutes plus tôt, lorsque Nastasie Philippovna était entrée, sa consternation et sa stupeur avaient été telles qu’elles lui avaient fait complètement oublier la possibilité d’une apparition d’Ardalion Alexandrovitch et qu’il n’avait pris aucune mesure en prévision de cette éventualité.

Et voici que le général faisait aux yeux de tous une entrée solennelle, vêtu de son frac, au moment même où Nastasie Philippovna «ne cherchait que l’occasion de le tourner en dérision, lui et les siens». Du moins en était-il convaincu. Et quelle autre signification pouvait en effet avoir sa visite? Était-elle venue pour nouer des liens d’amitié avec sa mère et sa sœur, ou pour les offenser? À voir l’attitude respective des siens et de la visiteuse, le doute n’était pas permis: sa mère et sa sœur étaient assises à l’écart comme accablées de honte, tandis que Nastasie Philippovna paraissait même avoir oublié leur présence… Il pensait: si elle se comporte ainsi, c’est évidemment qu’elle a ses raisons!

Ferdistchenko prit le général par le bras et le présenta. Le vieillard s’inclina en souriant devant Nastasie Philippovna et dit sur un ton plein de dignité:

– Ardalion Alexandrovitch Ivolguine, un vieux et malheureux soldat, père d’une famille qui se réjouit à l’espoir de compter parmi ses membres une aussi charmante…

Il n’acheva pas; Ferdistchenko glissa rapidement une chaise derrière lui et le général, qui ne se sentait pas d’aplomb après son dîner, s’affaissa ou plus exactement s’écroula sur ce siège, sans d’ailleurs perdre contenance pour cela. Il s’assit vis-à-vis de Nastasie Philippovna, dont il porta les doigts fins à ses lèvres d’un geste lent et étudié, souligné par une mimique affable. Il était assez difficile de lui enlever sa belle assurance. À part un certain laisser-aller, son extérieur gardait encore assez de prestance, et il le savait parfaitement. Il avait autrefois fréquenté la meilleure société et n’en avait été définitivement exclu que deux ou trois ans auparavant. Depuis lors, il s’était abandonné sans retenue à certaines de ses faiblesses; cependant, il avait conservé une allure alerte et sympathique. Quant à Nastasie Philippovna, elle eut l’air enchanté de l’apparition d’Ardalion Alexandrovitch, dont elle avait certainement entendu parler.

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