– Oh! pour ce qui est du temps, j’en ai de reste (et en prononçant ces mots il posa sur la table son chapeau de feutre mou). J’avoue que je comptais bien qu’Elisabeth Prokofievna pourrait se rappeler avoir reçu une lettre de moi. Tout à l’heure, tandis que j’attendais, votre domestique me soupçonnait d’être venu demander un secours. Je l’ai remarqué, et il est probable que vous lui avez donné à cet égard des ordres rigoureux. Je vous assure que tel n’est pas l’objet de ma visite. Je ne voulais que faire connaissance. Seulement je crains un peu de vous avoir dérangé, et c’est cela qui m’inquiète.
– Eh bien! voilà, prince, dit le général avec un sourire de bonne humeur: si vous êtes réellement tel que vous me paraissez, il sera, je suppose, agréable de faire votre connaissance. Mais je vous préviens que je suis un homme occupé: à l’instant même je vais me remettre à parcourir et à signer diverses pièces, après quoi je passerai chez mon chef et de là à mon service. Il s’ensuit que, tout en étant enchanté de recevoir des visiteurs, des visiteurs recommandables, s’entend, je… Du reste je suis convaincu que vous êtes un homme parfaitement élevé… Mais quel âge avez-vous, prince?
– Vingt-six ans.
– Allons donc! Je vous croyais beaucoup plus jeune.
– Oui: on dit que j’ai le visage très jeune. Pour ce qui est de ne pas vous déranger, j’en prendrai vite l’habitude, ayant moi-même horreur de déranger les gens… Enfin il me semble que nous sommes si dissemblables… sous tant de rapports, que nous ne devons pas avoir beaucoup de points communs. Toutefois cette réflexion n’est pas très convaincante; bien souvent des points communs existent entre des êtres qui semblent n’en avoir aucun. C’est par paresse humaine que les gens se jugent au premier abord et n’arrivent pas à se connaître… Au reste, je commence peut-être à devenir ennuyeux? On dirait que vous…
– Deux mots: avez-vous un peu de fortune ou comptez-vous chercher une occupation? Excusez ma question.
– Au contraire, j’apprécie cette question et je la comprends. Je n’ai présentement aucun moyen et pas davantage d’occupation. Il m’en faudrait cependant bien une. L’argent que j’avais m’a été prêté par Schneider, mon professeur, qui m’a soigné en Suisse et a pourvu à mon instruction. Il m’a donné tout juste la somme nécessaire pour mon retour, en sorte que je n’ai plus en poche que quelques kopeks. J’ai bien une affaire en vue, à propos de laquelle j’aurais besoin d’un conseil, mais…
– Dites-moi de quoi vous comptez vivre en attendant et quelles sont vos intentions? interrompit le général.
– Je voudrais trouver n’importe quel travail…
– Oh! je vois que vous êtes philosophe. Mais, voyons, avez-vous quelque talent ou quelques aptitudes spéciales, de celles, bien entendu, qui assurent le pain quotidien? Encore une fois, excusez-moi…
– Oh! ne vous excusez pas. Non, je ne crois avoir ni talent ni aptitudes particulières. Loin de là, je suis un homme malade et je n’ai pas fait d’études suivies. Quant au pain quotidien, il me semble…
Le général l’interrompit de nouveau et se remit à le questionner. Le prince raconta encore une fois toute son histoire. Il se trouva que le général avait entendu parler du feu Pavlistchev et qu’il l’avait même connu personnellement. Le prince fut incapable d’expliquer pourquoi Pavlistchev s’était intéressé à son éducation. Il attribua cet intérêt à une ancienne amitié avec son défunt père. Après la mort de ses parents le prince, encore en bas âge, avait été envoyé à la campagne où il avait passé toute son enfance, son état de santé exigeant le grand air. Pavlistchev l’avait confié à de vieilles parentes qui vivaient dans leur propriété. On lui avait d’abord donné une gouvernante, puis un précepteur. Il ajouta qu’il ne pouvait expliquer d’une manière satisfaisante tout ce qui s’était passé alors, car le sens de bien des choses lui échappait. Les fréquents accès de son mal l’avaient rendu presque idiot (le prince dit en propre terme: idiot). Il exposa enfin que Pavlistchev avait un jour rencontré à Berlin le professeur suisse Schneider, spécialiste de ce genre de maladies, qui avait dans le canton du Valais un établissement où il traitait les idiots et les aliénés au moyen de l’hydrothérapie et de la gymnastique; il s’occupait également de l’instruction et de la formation morale de ses malades. Pavlistchev l’avait donc envoyé en Suisse et confié à ce professeur, il y a cinq ans. Mais il était mort subitement sans laisser de dispositions testamentaires, il y a deux ans, et Schneider avait continué à soigner le prince depuis ce temps. Il n’avait pas réussi à le guérir complètement, bien que sa santé se fût grandement améliorée. Enfin il l’avait envoyé en Russie, sur son propre désir, à l’occasion d’une circonstance qui réclamait son retour.
Le général fut très étonné de ce récit.
– Et vous n’avez réellement pas de proches en Russie? demanda-t-il.
– Personne actuellement. Mais j’espère… D’ailleurs j’ai reçu une lettre…
– Enfin, interrompit le général sans avoir entendu l’allusion à la lettre, vous avez bien appris quelque chose et votre maladie ne vous empêchera pas, je présume, d’assumer un travail facile dans une administration quelconque?
– Bien sûr que non! Je désirerais même beaucoup trouver une place, afin de me rendre compte par moi-même de ce que je puis faire. J’ai étudié pendant quatre ans, bien qu’avec des interruptions, d’après la méthode du professeur, et j’ai réussi à lire beaucoup de livres russes.
– Des livres russes? Alors vous connaissez l’orthographe et vous pouvez rédiger sans fautes?
– Oh parfaitement!
– Fort bien! Et votre écriture?
– Mon écriture est excellente. On peut même dire que, sous ce rapport, j’ai un certain talent. J’écris comme un vrai calligraphe. Donnez-moi, si vous voulez, quelque chose à écrire et je vous en montrerai un spécimen, dit le prince avec chaleur.
– Faites-moi ce plaisir. C’est même très nécessaire. Votre bonne volonté m’enchante, prince. Vraiment vous êtes très gentil.
– Vous avez un bien beau matériel de bureau: toute une collection de crayons et de plumes, un papier épais et d’une qualité superbe… Voilà un magnifique cabinet de travail! Ce paysage que vous avez là je le connais: c’est une vue de Suisse. Je suis sûr que l’artiste l’a peint d’après nature et je crois revoir l’endroit: c’est dans le canton d’Uri…
– C’est fort possible, bien que le tableau ait été acheté ici. Gania, donnez du papier au prince. Voilà des plumes et du papier, installez-vous à cette petite table. – Que m’apportez-vous là? demanda le général à Gania, qui venait de sortir de sa serviette une photographie de grand format. Ah bah! c’est Nastasie Philippovna! C’est elle-même qui te l’a donnée? demanda-t-il avec vivacité et sur le ton d’une extrême curiosité.
– Elle vient de me l’offrir à l’occasion d’une visite de congratulation. Je la lui avais demandée il y a longtemps. Je ne sais pas si ce n’est pas une manière de faire remarquer que je suis allé la féliciter, en un pareil jour, avec les mains vides, ajouta Gania dans un sourire amer.
– Assurément non! coupa le général avec conviction. Quelle drôle d’idée tu as là! Elle ne se serait pas bornée à une allusion… D’ailleurs elle est parfaitement désintéressée. Et enfin, quel présent pourrais-tu lui faire? Il te faudrait y mettre plusieurs milliers de roubles. Tout au plus pourrais-tu lui donner ton portrait. Dis-moi; elle ne t’a pas encore demandé ton portrait?
– Elle ne me l’a pas demandé et elle ne me le demandera peut-être jamais. Vous n’oubliez pas, Ivan Fiodorovitch, la soirée d’aujourd’hui? Vous figurez parmi les personnes spécialement invitées.
– J’y pense, j’y pense et j’irai. C’est la moindre des choses: le jour de ses vingt-cinq ans! Hum… Tiens, Gania, je vais te vendre la mèche. Elle nous a promis, à Athanase Ivanovitch et à moi, de nous dire ce soir, chez elle, son dernier mot: oui ou non. Tiens-toi-le pour dit.