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On ajoutait un trait caractéristique des mœurs contemporaines: ce jeune écervelé aimait en réalité sa fiancée, la fille du général, mais il avait rompu avec elle uniquement pour faire profession de nihilisme. Et, pour rendre le scandale plus éclatant, il s’était donné la satisfaction d’épouser à la face de tous une femme perdue, afin de démontrer par là que, selon sa conviction, il n’y avait ni femmes perdues ni femmes vertueuses, mais uniquement la femme affranchie. Il ne croyait pas aux vieilles classifications mondaines, mais seulement à la «question féminine». Enfin il prétendait que la femme perdue avait à ses yeux encore plus de mérite que celle qui ne l’était pas.

Cette explication parut fort plausible et fut adoptée par la plupart des gens en villégiature à Pavlovsk avec d’autant plus de facilité qu’elle trouvait sa confirmation dans des faits quotidiens. Il est vrai que beaucoup de détails restaient incompréhensibles. On racontait que la pauvre jeune fille aimait tellement son fiancé (d’aucuns disaient «son séducteur») qu’elle était accourue auprès de lui le lendemain du jour où il l’avait abandonnée et qu’elle l’avait rejoint chez sa maîtresse. D’autres assuraient, au contraire, qu’il l’avait exprès attirée chez cette femme, par pur nihilisme, c’est-à-dire pour la couvrir de honte et d’opprobre.

Quoi qu’il en fût, l’intérêt éveillé par cet incident s’avivait de jour en jour, d’autant qu’aucun doute ne subsistait sur l’imminence effective de ce scandaleux mariage.

Maintenant, si l’on nous demandait des éclaircissements – non pas sur l’empreinte nihiliste de l’événement, oh! non, – mais simplement sur la mesure dans laquelle le mariage projeté répondait aux vœux du prince, sur l’objet réel des désirs de notre héros, sur son état d’âme à ce moment et sur d’autres questions du même genre, nous serions, avouons-le, fort embarrassé de répondre. Nous savons seulement que le mariage fut en effet décidé et que le prince chargea Lébédev, Keller et un ami de Lébédev, qu’on lui avait présenté à cette occasion, de prendre toutes les dispositions tant à l’église qu’à la maison. Ordre fut donné de ne pas regarder à la dépense. Nastasie Philippovna avait insisté pour que la cérémonie eût lieu le plus tôt possible. Sur la pressante demande de Keller, le prince choisit celui-ci comme garçon d’honneur. La mariée de son côté fit choix de Bourdovski, qui consentit avec enthousiasme. Et le mariage fut fixé au début de juillet.

Outre ces précisions de la plus grande exactitude, nous connaissons encore certains détails qui nous déconcertent positivement parce qu’ils sont en contradiction avec ce qui précède. C’est ainsi que nous avons tout lieu de croire que le prince, après avoir chargé Lébédev et consorts de faire tous les préparatifs, oublia presque aussitôt, maître de cérémonie, garçons d’honneur et mariage. Peut-être ne s’était-il hâté de se décharger de ces préoccupations sur d’autres qu’à seule fin de n’y plus penser lui-même, voire de les effacer au plus vite de sa mémoire.

Mais dans ce cas, à quoi pensait-il? De quoi voulait-il garder le souvenir? Quelles étaient ses intentions? Il n’est pas douteux qu’il n’avait subi aucune contrainte (par exemple de la part de Nastasie Philippovna). C’était bien cette dernière qui avait voulu hâter la noce; c’était elle et non le prince qui avait imaginé ce mariage; mais il y avait donné son libre consentement, et même il l’avait fait d’un air distrait, comme s’il se fût agi d’une chose assez banale.

Nous connaissons un grand nombre de faits aussi étranges que celui-là, mais, à notre avis, loin de contribuer à éclaircir l’événement, ils ne peuvent, en s’accumulant, que l’obscurcir davantage. Citons cependant encore un exemple.

Nous savons pertinemment que, durant ces deux semaines, le prince passa des journées et des soirées entières avec Nastasie Philippovna, qu’il accompagnait à la promenade et à la musique. Chaque jour il sortait avec elle en calèche; s’il était une heure sans la voir, il commençait à s’inquiéter d’elle (il y avait donc toutes les apparences qu’il l’aimât sincèrement). Pendant de longues heures, il l’écoutait parler avec un sourire doux et tendre, quel que fût le sujet dont elle l’entretenait; lui-même se taisait presque toujours.

Mais nous savons aussi que plusieurs fois, voire souvent, pendant ces mêmes journées, il se rendit brusquement chez les Epantchine, sans en faire mystère à Nastasie Philippovna, que ces visites mettaient au désespoir. Nous savons que les Epantchine refusèrent de le recevoir jusqu’à la fin de leur séjour à Pavlovsk et s’opposèrent constamment à ce qu’il eût une entrevue avec Aglaé. Il se retirait sans mot dire et revenait le lendemain, comme s’il avait oublié la rebuffade de la veille, pour essuyer naturellement un nouveau refus.

Nous savons encore qu’une heure, peut-être même moins, après qu’Aglaé se fut enfuie de chez Nastasie Philippovna, le prince était déjà chez les Epantchine, convaincu qu’il y trouverait la jeune fille. Son arrivée jeta dans la maison l’émoi et la frayeur, car Aglaé n’était pas encore rentrée et on avait par lui la première nouvelle de la visite qu’elle venait de faire en sa compagnie à Nastasie Philippovna. On raconta depuis qu’Elisabeth Prokofievna, ses filles et même le prince Stch… l’avaient alors traité avec beaucoup de dureté et d’inimitié, et lui avaient signifié en termes courroucés qu’ils ne voulaient plus le fréquenter ni le connaître, surtout lorsque Barbe Ardalionovna fut venue inopinément annoncer à Elisabeth Prokofievna qu’Aglaé Ivanovna était chez elle depuis une heure, dans un état affreux, et qu’elle ne voulait plus, semblait-il, retourner à la maison.

Cette dernière nouvelle, qui bouleversa plus que tout le reste Elisabeth Prokofievna, fut reconnue parfaitement véridique. En effet, au sortir de chez Nastasie Philippovna, Aglaé aurait préféré mourir plutôt que de reparaître aux yeux des siens; aussi s’était-elle réfugiée chez Nina Alexandrovna. Barbe Ardalionovna avait, de son côté, jugé nécessaire d’aviser sans retard Elisabeth Prokofievna de tout ce qui s’était passé. La mère et ses filles accoururent sur-le-champ chez Nina Alexandrovna et le père, Ivan Fiodorovitch, alla les y rejoindre dès qu’il rentra. Le prince Léon Nicolaïévitch emboîta le pas aux dames Epantchine, en dépit du congé et des paroles blessantes qu’il avait reçus; mais, sur l’ordre de Barbe Ardalionovna, on l’empêcha là aussi d’arriver jusqu’à Aglaé.

L’affaire se termina de la manière suivante: quand Aglaé vit que sa mère et ses sœurs pleuraient à cause d’elle, mais ne lui faisaient pas de reproches, elle se jeta dans leurs bras et rentra aussitôt avec elles à la maison.

On raconta aussi – mais ce bruit resta assez imprécis – que Gabriel Ardalionovitch avait encore une fois joué de malchance: resté seul avec Aglaé pendant que Barbe Ardalionovna courait chez Elisabeth Prokofievna, il crut devoir profiter de l’occasion pour se mettre à lui parler de son amour. En l’entendant, Aglaé oublia son chagrin et ses larmes et partit d’un éclat de rire; puis elle lui posa à brûle-pourpoint une question bizarre: serait-il prêt, pour prouver son amour, à se brûler le doigt à la flamme d’une bougie? Il paraît que Gabriel Ardalionovitch fut interloqué et abasourdi par cette proposition et qu’en voyant sa mine perplexe, Aglaé fut prise d’un fou rire et s’enfuit à l’étage au-dessus, chez Nina Alexandrovna, où ses parents la trouvèrent un moment après. Cet incident fut rapporté le lendemain au prince par Hippolyte, qui, ne pouvant plus quitter sa couche, l’envoya chercher exprès pour le lui communiquer. Nous ignorons comment lui-même en était informé; toujours est-il que le prince, lorsqu’il entendit raconter l’histoire du doigt et de la bougie, fut secoué d’une telle hilarité qu’Hippolyte lui-même n’en revenait pas. Mais un moment après il se mit à trembler et fondit en larmes…

En général, pendant ces journées, il se montra en proie à une vive inquiétude, à un trouble insolite, à une angoisse mal définie. Hippolyte déclara tout crûment qu’il lui avait donné l’impression d’un homme frappé d’aliénation mentale; cependant on ne pouvait encore donner à cette conjecture une base positive.

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