– Je l’ai mise en voiture, dit Rogojine; la calèche attendait là-bas, au coin de la route, depuis dix heures. Elle se doutait que tu passerais toute la soirée chez l’autre. Je lui ai communiqué exactement ce que tu m’as écrit tantôt. Elle ne lui adressera plus de lettres; c’est promis. Et, suivant ton désir, elle quittera demain Pavlovsk. Elle voulait te voir une dernière fois, bien que tu lui eusses refusé une entrevue; c’est ici que nous t’avons attendu, sur ce banc auprès duquel tu devais passer en revenant.
– C’est elle qui t’a amené?
– Et puis après? fit Rogojine avec un sourire. – Ce que j’ai vu ici ne m’a rien appris. N’as-tu donc pas lu les lettres?
– Et toi, vraiment, tu les as lues? demanda le prince, frappé de cette idée.
– Je crois bien! Elle-même me les a toutes montrées. Tu te rappelles l’allusion au rasoir, hé! hé!
– Elle est folle! s’exclama le prince en se tordant les main…
– Qui sait? peut-être pas, murmura Rogojine à demi-voix, comme en aparté.
Le prince ne répliqua point.
– Allons, adieu! dit Rogojine; moi aussi je pars demain. N’aie pas un mauvais souvenir de moi! Mais, dis-moi, mon cher, ajouta-t-il en faisant une brusque volte-face, – pourquoi n’as-tu pas répondu à sa question? Es-tu heureux ou non?
– Non, non et non! s’écria le prince avec l’expression d’un immense chagrin.
– Il ne manquerait plus que tu me dises «oui»! fit Rogojine en ricanant.
Et il s’éloigna sans se retourner.
QUATRIÈME PARTIE
I
Une semaine s’était écoulée depuis l’entrevue des deux héros de notre récit sur le banc vert. C’était par une radieuse matinée, Barbe Ardalionovna Ptitsine était allée faire quelques visites à des connaissances. Elle rentra, d’humeur fort chagrine, sur les dix heures et demie.
Il y a des gens dont il est malaisé de dire quelque chose qui les dépeigne d’emblée sous leur aspect le plus typique et le mieux caractérisé. Ce sont ceux qu’on est convenu d’appeler les gens «ordinaires», le «commun» et qui constituent, en effet, l’immense majorité de la société. Dans leurs romans et leurs nouvelles, les littérateurs s’évertuent en général à choisir des types sociaux et à les représenter sous la forme la plus pittoresque et la plus esthétique. Dans la vie, ces types ne se rencontrent aussi complets qu’à l’état d’exception, ce qui ne les empêche pas d’être presque plus réels que la réalité elle-même. Podkoliossine [32], en tant que type, est peut-être exagéré, mais ce n’est point une fiction. Combien de gens d’esprit, quand ils ont connu le Podkoliossine de Gogol, ont immédiatement trouvé, dans leurs amis et connaissances, des dizaines, voire des centaines d’individus qui ressemblaient à ce personnage comme une goutte d’eau à une autre goutte d’eau? Même avant Gogol, ils savaient que leurs amis ressemblaient à Podkoliossine; ce qu’ils ignoraient, c’était le nom à donner à ce type. Dans la réalité, il est bien rare que les fiancés se sauvent en sautant par la fenêtre au moment de se marier, car, toute autre considération à part, c’est un geste qui n’est pas à la portée de chacun. Cependant, beaucoup de fiancés, entre les gens estimables et non dépourvus d’esprit, se sont sentis, au moment de se marier, dans l’état d’âme de Podkoliossine. Tous les maris ne crient pas non plus, à tout propos: «Tu l’as voulu, George Dandin [33]». Mais, mon Dieu, combien de millions et de millions de fois les maris de tout l’univers n’ont-ils pas répété ce cri du cœur après leur lune de miel, quand ce n’était pas le lendemain de leur noce?
Ainsi, sans nous étendre davantage sur cette question, bornons-nous à constater que, dans la vie réelle, les reliefs caractéristiques de ces personnages s’estompent, mais que tous ces George Dandin et tous ces Podkoliossine existent en vérité: ils s’agitent et circulent quotidiennement devant nous, mais sous des traits atténués. Ajoutons, pour en finir et épuiser ce sujet, que le type intégral de George Dandin, tel que l’a créé Molière, peut bien se rencontrer dans la vie, mais rarement; et terminons là-dessus ce développement qui commence à tourner à la critique littéraire de revue.
Néanmoins, une question se pose toujours à nous: que doit faire un romancier qui présente à ses lecteurs des types tout à fait «ordinaires» pour les rendre tant soit peu intéressants? Il est absolument impossible de les exclure du récit, car ces gens ordinaires constituent à chaque instant, et pour la plupart, une trame nécessaire aux divers événements de la vie; en les éliminant, on nuirait à la véracité de l’œuvre. D’autre part, peupler les romans de types ou simplement de personnages étranges et extraordinaires, serait tomber dans l’invraisemblance, voire dans l’insipidité. À notre avis, l’auteur doit s’efforcer de découvrir des nuances intéressantes et suggestives, même chez les gens ordinaires. Mais lorsque, par exemple, la caractéristique même de ces gens réside dans leur sempiternelle vulgarité, ou, mieux encore, lorsqu’en dépit de tous leurs efforts pour sortir de la banalité et de la routine, ils y retombent irrémédiablement, alors ils acquièrent une certaine valeur typique; ils deviennent représentatifs de la médiocrité qui ne veut pas rester ce qu’elle est et qui vise à tout prix à l’originalité et à l’indépendance, sans disposer d’aucun moyen pour y parvenir.
À cette catégorie de gens «vulgaires» ou «ordinaires» appartiennent quelques personnages de notre récit, sur lesquels (je l’avoue) le lecteur n’a guère été éclairé. Ce sont notamment Barbare Ardalionovna Ptitsine, son époux M. Ptitsine et son frère Gabriel Ardalionovitch.
Il n’y a rien de plus vexant que d’être, par exemple, riche, de bonne famille, d’extérieur avenant, passablement instruit, pas sot, même bon, et de n’avoir néanmoins aucun talent, aucun trait personnel, voire aucune singularité, de ne rien penser en propre; enfin, d’être positivement «comme tout le monde». On est riche, mais pas autant que Rothschild; on a un nom honorable, mais sans lustre; on se présente bien, mais sans produire aucune impression; on a reçu une éducation convenable, mais qui ne trouve pas son emploi; on n’est pas dénué d’intelligence, mais on n’a pas d’idées à soi; on a du cœur, mais aucune grandeur d’âme; et ainsi de suite sous tous les rapports.
Il y a, de par le monde, une foule de gens de cet acabit, plus même qu’on ne le saurait croire. Ils se divisent, comme tous les hommes, en deux catégories principales: ceux qui sont bornés et ceux qui sont «plus intelligents». Ce sont les premiers les plus heureux. Un homme «ordinaire» d’esprit borné peut fort aisément se croire extraordinaire et original, et se complaire sans retenue dans cette pensée. Il a suffi à certaines de nos demoiselles de se couper les cheveux, de porter des lunettes bleues et de se dire nihilistes pour se persuader aussitôt que ces lunettes leur conféraient des «convictions» personnelles. Il a suffi à tel homme de découvrir dans son cœur un atome de sentiment humanitaire et de bonté pour s’assurer incontinent que personne n’éprouve un sentiment pareil et qu’il est un pionnier du progrès social. Il a suffi à un autre de s’assimiler une pensée qu’il a entendue formuler ou lue dans un livre sans commencement ni fin, pour s’imaginer que cette pensée lui est propre et qu’elle a germé dans son cerveau. C’est un cas étonnant d’impudence dans la naïveté, s’il est permis de s’exprimer ainsi; pour invraisemblable qu’il paraisse, on le rencontre constamment. Cette foi candide et outrecuidante d’un soi qui ne doute ni de lui ni de son talent a été admirablement rendue par Gogol dans le type étonnant du lieutenant Pirogov [34]. Pirogov ne doute pas qu’il soit un génie et même plus qu’un génie; il en doute si peu qu’il ne se pose même pas la question; d’ailleurs, il n’y a pas de questions pour lui. Le grand écrivain s’est vu obligé, au bout du compte, de lui administrer une correction pour donner satisfaction au sentiment moral de son lecteur. Mais il a constaté que son héros n’en avait pas été autrement affecté et que, s’étant secoué après sa correction, il avait tout bonnement mangé un petit pâté pour se remettre. Aussi a-t-il perdu courage et planté là ses lecteurs. J’ai toujours regretté que Gogol ait pris son Pirogov dans un grade aussi bas, car ce personnage est si plein de lui-même que rien ne pourrait l’empêcher de se croire, par exemple, un grand capitaine, à mesure que grossiraient ses épaulettes, selon le temps de service et l’avancement Que dis-je, se croire? Il n’en douterait point: si on le nomme général, que lui manque-t-il pour être grand capitaine? Et combien de guerriers de cette trempe n’aboutissent-ils pas à d’épouvantables fiascos sur les champs de bataille? Et combien de Pirogov, n’y a-t-il pas eu parmi nos littérateurs, nos savants, nos propagandistes. J’ai dit: «n’y a-t-il pas eu»; mais il en existe certainement encore à présent…