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– Mais enfin avez-vous retiré le portefeuille de dessous la chaise?

– Pas du tout; il a disparu de cet endroit pendant la nuit.

– Et où est-il maintenant?

– Mais le voici, fit soudain Lébédev en se relevant de toute sa taille et en regardant le prince avec enjouement. – Il s’est tout à coup retrouvé ici, dans le pan de ma redingote. Tenez, si vous voulez vous en assurer vous-même, tâtez là.

En effet, dans le pan gauche de sa redingote, tout à fait par devant, un renflement attirait la vue; en le palpant on pouvait aussitôt deviner la présence d’un portefeuille en cuir qui, par une poche trouée, avait glissé sous la doublure.

– Je l’ai sorti de là pour l’examiner. Tout l’argent y est. Je l’ai refourré au même endroit et c’est ainsi que je le porte depuis hier matin dans une de mes basques; même il me bat les jambes.

– Et vous feignez de ne pas le remarquer?

– Je ne remarque rien, hé! hé! Et figurez-vous, très honoré prince, bien que ce sujet soit indigne de retenir autant votre attention, que mes poches sont toujours en bon état. Il a suffi d’une nuit pour qu’un pareil trou s’y ouvre! J’ai examiné ce trou avec curiosité; c’est comme si on avait, déchiré l’étoffe avec un canif; c’est à ne pas y croire, n’est-ce pas?

– Et… le général?

– Il n’a décoléré ni hier ni aujourd’hui; son mécontentement est terrible. Par instant cependant l’allégresse et le vin le rendent obséquieux; puis il devient sentimental jusqu’aux larmes, et soudain alors il s’emporte au point de me faire peur, ma parole! Car enfin, prince, je ne suis pas un homme de guerre. Hier, pendant que nous étions ensemble à l’auberge, le pan de mon habit s’est mis comme par hasard sous ses yeux; il dessinait une bosse tout à fait apparente. Le général le lorgnait du coin de l’œil et la colère l’envahissait. Depuis longtemps déjà il ne me regarde plus en face, sauf quand il est gris ou sentimental; mais hier, il m’a fixé à deux reprises avec de tels yeux que j’en ai eu un frisson dans le dos. Au reste, j’ai l’intention de retrouver demain le portefeuille; mais d’ici là je compte m’amuser encore une soirée avec lui.

– Pourquoi le tourmentez-vous ainsi? s’exclama le prince.

– Je ne le tourmente pas, prince! non! repartit avec feu Lébédev; je l’aime sincèrement et… je le respecte. Croyez-le ou ne le croyez pas, il m’est maintenant devenu encore plus cher; je l’estime davantage.

Lébédev proféra ces paroles d’un air si sérieux et si sincère que le prince en fut indigné.

– Vous l’aimez et vous le tourmentez ainsi! Voyons: rien qu’en replaçant l’objet perdu en évidence, d’abord sous la chaise, ensuite dans votre redingote, il vous a donné la preuve qu’il ne voulait pas ruser avec vous et qu’il vous demandait naïvement pardon. Vous entendez: il vous demande pardon! C’est dire qu’il compte sur la délicatesse de vos sentiments et qu’il a foi dans votre amitié à son égard. Et vous humiliez pareillement un si… honnête homme!

– Oh! très honnête, prince, très honnête! reprit Lébédev dont les yeux étincelaient. Vous seul, très noble prince, étiez capable de prononcer un mot aussi juste! C’est pourquoi je, vous suis dévoué jusqu’à l’adoration, tout pourri de vices que je sois! Ma décision est prise. Je vais découvrir le portefeuille maintenant, à l’instant même, sans attendre à demain. Là: je le sors sous vos yeux; le voici: voici tout l’argent au complet, tenez, prenez-le, très noble prince, et gardez-le jusqu’à demain. Demain ou après-demain je le reprendrai. Mais savez-vous bien, prince, que cet argent a dû passer la première nuit quelque part sous une pierre de mon petit jardin? qu’en pensez-vous?

– Gardez-vous de lui dire d’emblée que vous avez retrouvé le portefeuille. Laissez-le s’apercevoir tout bonnement qu’il n’y a plus rien dans la basque de votre vêtement; il comprendra.

– Est-ce une bonne idée? Ne vaut-il pas mieux lui dire que je l’ai trouvé et faire semblant de ne m’être aperçu de rien jusqu’ici?

– Je ne crois pas, dit le prince d’un air pensif. – Non, maintenant il est trop tard; ce serait plus dangereux; vraiment vous feriez mieux de ne rien dire! Soyez doux avec lui, mais… n’ayez pas trop l’air de jouer un rôle appris et… et… vous savez…

– Je sais, prince, je sais; je veux dire que je prévois que je n’en ferai sans doute rien, car, pour agir ainsi, il faudrait avoir un cœur comme le vôtre. D’ailleurs lui-même est irritable et a pris de mauvaises manières; il me regarde parfois maintenant de haut en bas; tantôt il sanglote et m’embrasse, tantôt il m’humilie brusquement et me traite avec mépris; à un de ces moments-là je lui étalerai à dessein le pan de mon habit sous le nez, hé! hé! Au revoir, prince, je vois bien que je vous retiens et que je trouble vos sentiments les plus intéressants, si je puis dire…

– Mais, pour l’amour de Dieu, gardez le secret, comme par le passé!

– À pas de loup, à pas de loup!

L’affaire avait beau être terminée, le prince restait soucieux, plus soucieux peut-être qu’auparavant. Il attendait impatiemment l’entrevue qu’il devait avoir le lendemain avec le général.

IV

Le rendez-vous était fixé entre onze heures et midi, mais le prince fut mis en retard par une circonstance tout à fait imprévue. En rentrant chez lui, il trouva le général qui l’attendait. Au premier coup d’œil il remarqua qu’il était mécontent, peut-être justement à cause de cette attente. S’étant excusé, le prince s’empressa de s’asseoir, mais avec une sensation de timidité bizarre, comme si son visiteur était en porcelaine et qu’il craignît à chaque instant de le casser. Jusque-là il ne s’était jamais senti intimidé en présence du général et l’idée ne lui en serait même pas venue. Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait devant lui un tout autre homme que la veille: la confusion et la distraction avaient fait place, chez le général, à une extraordinaire retenue; c’était à croire qu’il avait pris quelque résolution irrévocable. Bien que ce sang-froid fût plus apparent que réel, son attitude n’en était pas moins noble et dégagée, avec une nuance de dignité contenue. Il commença même par parler au prince sur un certain ton de condescendance, comme celui qu’affectent les gens dont la désinvolture ou la superbe s’allie au sentiment d’une offense imméritée. Il s’exprimait sur un ton affable, mais avec une pointe d’amertume dans la voix.

– Voici la revue que je vous ai prise l’autre jour, fit-il d’un air grave en désignant un volume posé sur la table, – Je vous remercie.

– Ah! oui, vous avez lu cet article, général? Comment l’avez-vous trouvé? C’est curieux, n’est-ce pas? dit le prince, saisissant avec empressement l’occasion d’engager l’entretien sur un sujet aussi neutre que possible.

– C’est peut-être curieux, mais maladroitement écrit et certainement absurde. On peut même dire que les mensonges y fourmillent.

Le général parlait avec autorité, en laissant légèrement traîner la voix.

– Oui, mais c’est un récit si naïf: l’auteur est un vieux soldat qui a été témoin du séjour des Français à Moscou; certains traits sont charmants. D’ailleurs les mémoires de témoins oculaires sont toujours précieux, quelle que soit la personnalité du narrateur. N’est-ce pas?

– À la place du directeur de la revue, je n’aurais pas imprimé cela. Quant aux mémoires de témoins oculaires en général, on accorde plus de crédit à un imposteur grossier mais divertissant qu’à un homme qui a de la valeur et du mérite. Je connais tels mémoires sur l’année 1812 qui… Prince, j’ai pris une résolution: je quitte cette maison, la maison de M. Lébédev.

Le général regarda le prince d’un air solennel.

– Vous avez votre logement à Pavlovsk chez… chez votre fille, hasarda ce dernier, ne sachant que dire. Il se rappela à ce moment que le général était venu le consulter sur une affaire extraordinaire dont dépendait son sort.

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