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Il s’assoupit sur le banc, mais son agitation le poursuivit jusque dans le sommeil. Au moment de s’endormir, il se remémora la supposition qu’Hippolyte tuerait dix personnes et il sourit de l’absurdité de cette idée. Autour de lui régnait un clair et majestueux silence; le bruissement des feuilles semblait encore accentuer la sérénité et la solitude ambiantes. Il eut de nombreux songes, tous angoissants et qui le firent frissonner sans interruption. Enfin une femme s’approcha de lui; il la connaissait, il la connaissait jusqu’à en souffrir; il pouvait toujours la nommer, la désigner, mais – chose étrange – elle avait maintenant un tout autre visage que celui qu’il lui avait toujours vu, et il éprouvait une douloureuse répulsion à la reconnaître sous ces traits nouveaux. Il y avait sur ce visage une telle expression de repentir et d’effroi qu’on eût dit que cette femme était une grande criminelle et qu’elle venait de commettre un forfait atroce. Une larme tremblait sur sa joue blême. Elle l’appela d’un geste et posa un doigt sur ses lèvres, comme pour l’inviter à la suivre sans bruit. Son cœur défaillit; pour rien, pour rien au monde il ne voulait voir en elle une criminelle, mais il sentait qu’un événement terrible allait survenir qui influerait sur toute sa vie. Elle paraissait désirer lui montrer quelque chose, non loin de là, dans le parc. Il se leva pour la suivre, mais un rire limpide et frais résonna soudain près de lui; une main se trouva tout à coup dans la sienne; il la saisit, la serra fortement et s’éveilla. Aglaé était devant lui qui riait aux éclats.

VIII

Elle riait, mais s’indignait en même temps.

– Il dort! Vous dormiez! s’écria-t-elle sur un ton d’étonnement et de mépris.

– C’est vous! balbutia le prince, qui n’avait pas encore bien repris conscience et la reconnut avec surprise. Ah oui! ce rendez-vous… Je me suis endormi ici.

– Je m’en suis bien aperçue.

– Personne d’autre que vous ne m’a réveillé? Personne d’autre n’est venu ici? Je pensais qu’il y avait ici… une autre femme.

– Une autre femme ici?

Le prince se ressaisit enfin complètement.

– Ce n’était qu’un rêve, dit-il d’un air pensif. Mais en un pareil moment, ce rêve est étrange… Asseyez-vous.

Il l’attira par la main et la fit asseoir sur le banc; lui-même prit place à côté d’elle et se plongea dans ses réflexions. Aglaé ne rompit pas la glace et se contenta de le regarder fixement. Il la regardait aussi, mais parfois avec l’air de ne pas la voir devant lui. Elle se mit à rougir.

– Ah! oui, fit-il en tressaillant, Hippolyte s’est tiré un coup de pistolet.

– Quand? Chez vous? demanda-t-elle, sans paraître autrement surprise. – Hier soir, il était, je crois, encore en vie? Comment avez-vous pu venir dormir ici après un pareil événement? s’écria-t-elle en s’animant.

– Mais il n’est pas mort; le pistolet n’est pas parti.

Sur la prière d’Aglaé, le prince dut sur-le-champ raconter, avec force détails, tout ce qui s’était passé la nuit précédente. Elle l’invitait continuellement à hâter son récit, mais l’interrompait elle-même par des questions incessantes et presque sans rapport avec l’affaire. Elle prêta notamment un vif intérêt à ce qu’avait dit Eugène Pavlovitch et l’interrogea même à diverses reprises sur ce point.

– En voilà assez! Il faut que je me dépêche, conclut-elle quand cette relation eut pris fin. – Nous n’avons qu’une heure à passer ici, car je dois être à la maison à huit heures, sans faute, pour qu’on ne sache pas que je suis venue. Et je sais ici pour une affaire; j’ai beaucoup de choses à vous communiquer. Mais vous m’avez fait perdre le fil. Pour ce qui est d’Hippolyte, je crois que son pistolet ne pouvait que rater; cela va assez bien avec le personnage. Mais êtes-vous sûr qu’il ait vraiment voulu se suicider et que ce n’ait pas été une comédie?

– Non, ce n’était pas une comédie.

– C’est en effet le plus probable. Alors il a stipulé par écrit que vous deviez m’apporter sa confession? Pourquoi ne l’avez-vous pas apportée?

– Mais voyons, puisqu’il n’est pas mort! Je la lui demanderai.

– Apportez-la-moi sans faute et ne lui demandez rien. Cela ne peut que lui être très agréable, car il a peut-être voulu se tuer pour que je lise ensuite sa confession. Je vous en prie, Léon Nicolaïévitch, ne riez pas de ce que je dis: cette supposition peut fort bien être la bonne.

– Je ne ris pas, car je la tiens moi-même pour très vraisemblable.

– Vous aussi? Se peut-il que vous ayez eu la même idée? demanda-t-elle avec une brusque stupéfaction.

Elle le questionnait à la hâte et parlait vite, mais semblait parfois se troubler et laissait souvent sa phrase inachevée; à tout instant, elle se pressait de le prévenir de ceci ou de cela; en général, son agitation était extrême et, bien qu’elle eût un regard assuré, voire provocateur, elle était peut-être, au fond, assez intimidée. Assise à l’extrémité du banc, elle était vêtue de la façon la plus simple, et portait une robe de tous les jours qui lui seyait fort bien. À maintes reprises elle frissonna et rougit. Elle avait été profondément étonnée d’entendre le prince assurer qu’Hippolyte s’était tiré un coup de feu pour qu’elle lût sa confession.

– À n’en pas douter, expliqua le prince, il voulait qu’indépendamment de vous, nous tous fissions son éloge…

– Comment! son éloge?

– C’est-à-dire… comment vous expliquer cela? C’est très difficile à exprimer. Il avait certainement le désir de voir tout le monde s’empresser autour de lui, protester de sentiments d’affection et d’estime, et le supplier de rester en vie. Il est fort possible qu’il ait pensé à vous plus qu’aux autres, puisqu’en un pareil moment, il vous a nommée… bien qu’il ne se soit peut-être pas rendu compte lui-même qu’il pensait à vous.

– Je n’y comprends plus rien: il pensait à moi sans se rendre compte qu’il pensait à moi. Tout de même si, je crois comprendre. Savez-vous que moi-même, quand j’étais une fillette de treize ans, j’ai eu peut-être trente fois l’idée de m’empoisonner et de tout expliquer dans une lettre à mes parents? Je me voyais couchée dans le cercueil; tous les miens pleuraient autour de moi et se reprochaient d’avoir été si durs à mon égard… Pourquoi souriez-vous encore? ajouta-t-elle vivement en fronçant les sourcils. À quoi pensez-vous donc quand vous vous isolez dans vos rêveries? Vous vous croyez peut-être maréchal et vous battez Napoléon?

– Eh bien! ma parole d’honneur, c’est justement à cela que je pense, surtout quand je m’endors! répliqua le prince en riant; seulement, ce n’est pas Napoléon que je bats, ce sont les Autrichiens.

– Je ne suis pas du tout en train de plaisanter avec vous, Léon Nicolaïévitch. Je verrai moi-même Hippolyte, je vous prie de le prévenir. Quant à vous, je trouve très mauvaise, parce que très grossière, la manière dont vous voyez et jugez l’âme d’un homme comme Hippolyte. Vous n’avez pas de tendresse. Vous ne voyez que la seule vérité; donc vous êtes injuste.

Le prince se mit à réfléchir.

– C’est vous, semble-t-il, qui êtes injuste pour moi, car je ne trouve rien de mal à ce qu’il ait eu cette pensée, vu que tout le monde est enclin à l’avoir; d’autant qu’il ne l’a peut-être pas eue du tout et qu’il a pu s’agir d’une simple velléité… Il désirait se trouver une dernière fois dans la société des hommes, mériter leur estime et leur affection; ce sont là d’excellents sentiments; seulement, ils ne lui ont guère réussi; la maladie et je ne sais quoi encore en ont été la cause. D’ailleurs, il y a des gens à qui tout réussit et d’autres qui manquent tout ce qu’ils font…

– Vous avez sûrement pensé à vous en disant cela? observa Aglaé.

– Oui, repartit le prince sans prêter attention à la malice de la question.

– En tout cas, à votre place, je ne m’endormirais pas. Alors, n’importe où vous vous trouviez, vous vous laissez aller au sommeil? C’est fort mal de votre part.

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