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Ivan Fiodorovitch avait remarqué l’extrême attention que le prince portait à cet entretien. S’étant soudain rapproché de lui, il lui dit à mi-voix:

– Écoute… Ivan Pétrovitch est apparenté à feu Nicolas Andréïévitch Pavlistchev… Tu recherchais, je crois, des parents?

Ivan Fiodorovitch n’avait eu jusque-là d’yeux que pour son chef, le général. Mais s’étant aperçu depuis un moment que Léon Nicolaïévitch était particulièrement délaissé, il en avait éprouvé une certaine inquiétude. Aussi essayait-il de l’introduire plus ou moins dans la conversation en le présentant ainsi en quelque sorte une seconde fois et en le recommandant aux «personnalités».

– Léon Nicolaïévitch a été élevé par Nicolas Andréïévitch Pavlistchev après la mort de ses parents, laissa-t-il tomber après avoir rencontré le regard d’Ivan Pétrovitch.

– En-chan-té, repartit ce dernier, – et je me souviens même très bien de vous. Dès le moment où Ivan Fiodorovitch nous a présentés l’un à l’autre, je vous ai tout de suite remis, même de figure. Vous n’avez en vérité pas beaucoup changé, bien que vous n’eussiez que dix ou onze ans lorsque je vous ai vu. Vos traits ont quelque chose qui m’est resté dans la mémoire…

– Vous m’avez connu enfant? demanda le prince avec une sorte de stupeur.

– Oh! il y a bien longtemps! continua Ivan Pétrovitch. C’était à Zlatoverkhovo, où vous demeuriez alors chez mes cousines. J’y allais autrefois assez souvent; vous ne vous souvenez pas de moi? Cela n’a rien d’étonnant… Vous étiez alors… dans je ne sais quel état maladif, et je me rappelle même avoir été frappé une fois de vous voir…

– Je ne me souviens de rien! affirma le prince avec chaleur.

Ivan Pétrovitch ajouta très posément quelques mots d’explication qui surprirent et émurent le prince: les deux vieilles demoiselles, parentes de feu Pavlistchev, qui vivaient dans son bien de Zlatoverkhovo et auxquelles il avait confié l’éducation du prince, se trouvaient être en même temps ses propres cousines. Comme tout le monde, Ivan Pétrovitch ne savait à peu près rien des motifs auxquels Pavlistchev avait obéi en s’intéressant ainsi au petit prince, son pupille. «Je n’ai pas pensé alors à me renseigner là-dessus», dit-il; toutefois il montra qu’il avait une excellente mémoire, car il se rappelait même que l’aînée des cousines, Marthe Nikitichna, était très sévère avec le petit prince qui leur était confié; «au point, ajouta-t-il, que je me suis disputé une fois avec elle à propos de vous, parce que je désapprouvais son système d’éducation qui consistait à prodiguer les verges à un enfant malade, ce qui… convenez-en vous-même…» Au contraire, la cadette, Natalie Nikitichna, était pleine de tendresse pour le pauvre enfant… «Elles doivent être maintenant toutes deux dans la province de Z. où elles ont hérité de Pavlistchev un très joli petit bien (mais sont-elles encore en vie? je n’en sais rien). Marthe Nikitichna avait, je crois, l’intention d’entrer au couvent; au reste je ne l’affirme pas; il se peut que j’aie entendu cela à propos d’une autre personne… Ah! j’y suis: on l’a dit en parlant de la femme d’un médecin…

Le prince écoutait ces paroles, les yeux brillants d’allégresse et d’attendrissement. Il déclara à son tour avec une vivacité extraordinaire qu’il ne se pardonnerait jamais d’avoir voyagé à l’intérieur du pays pendant les six derniers mois et de n’avoir pas trouvé l’occasion d’aller voir ses anciennes éducatrices. Chaque jour il avait eu l’intention de le faire, mais il en avait été constamment empêché par les circonstances… Cette fois cependant il était bien décidé à se rendre à tout prix dans la province de Z… «Ainsi vous connaissez Natalie Nikitichna? Quelle admirable, quelle sainte femme! Marthe Nikitichna aussi…, excusez-moi, mais il me semble que vous vous méprenez sur son compte. Elle était sévère, mais… comment ne pas perdre patience… avec l’idiot que j’étais alors? (hi! hi!) En vérité j’étais complètement idiot dans ce temps-là, vous ne le croyez pas? (ha! ha!) D’ailleurs… d’ailleurs vous m’avez vu à cette époque-là et… Comment se fait-il que je ne me souvienne pas de vous, dites-moi un peu? De sorte que vous… ah! mon Dieu! est-il possible que vous soyez réellement parent de Nicolas Andréïévitch Pavlistchev?

– Je vous le cer-ti-fie, fit avec un sourire Ivan Pétrovitch en examinant le prince.

– Oh! je n’ai pas du tout voulu dire que j’en… doutais… et enfin peut-on douter de cela? (hé! hé!)… même si peu que ce soit? Oui, même si peu que ce soit!! (hé! hé!) Mais je voulais dire que le défunt Nicolas Andréïévitch Pavlistchev était un homme si admirable! un homme si généreux! Ma parole!

Le prince ne se sentait pas oppressé, mais en quelque sorte a pris à la gorge par le trop-plein de son cœur», selon l’expression dont se servit Adélaïde le lendemain en parlant avec son fiancé, le prince Stch…

– Mais, bon Dieu! observa Ivan Pétrovitch en riant, pourquoi ne puis-je être le parent même d’un homme si gé-né-reux?

– Dieu! s’écria le prince dont la confusion se traduisait par une précipitation et une animation croissantes, je… j’ai encore dit une bêtise, mais… cela devait arriver, parce que je… je… je… ma parole a de nouveau trahi ma pensée! Mais aussi quel poids peut avoir ma personne, je vous le demande, au regard de pareils intérêts… de si énormes intérêts? Et en comparaison; d’un homme aussi magnanime! car Dieu est témoin que c’était le plus magnanime des hommes, n’est-ce pas? N’est-ce pas?

Le prince tremblait de tous ses membres. D’où lui venait ce brusque émoi, pourquoi tombait-il de but en blanc dans un pareil attendrissement, apparemment disproportionné avec le sujet de la conversation, c’est ce qu’il eût été difficile d’expliquer. Mais il était en ce moment dans un tel état d’émotivité qu’il éprouvait un sentiment de brûlante gratitude, sans trop savoir de quoi ni à l’égard de qui; peut-être même était-ce à l’endroit d’Ivan Pétrovitch, peut-être aussi de toutes les personnes présentes. Il débordait de bonheur. Ivan Pétrovitch avait fini par le sonder d’un regard plus scrutateur; le «dignitaire» le fixait lui aussi avec beaucoup d’attention. La princesse Biélokonski jetait sur lui des yeux courroucés et pinçait les lèvres. Le prince N., Eugène Pavlovitch, le prince Stch…, les demoiselles, tout le monde s’était arrêté de parler et prêtait l’oreille. Aglaé donnait des signes d’effroi et Elisabeth Prokofievna était positivement dans les transes. La mère et ses filles étaient étranges: après avoir délibéré et être arrivées à la conclusion que le prince ferait mieux de garder le silence toute la soirée, elles avaient éprouvé de l’appréhension en le voyant complètement seul dans un coin du salon et enchanté de son sort. Adélaïde avait déjà pensé à traverser toute la pièce pour s’approcher de lui avec précaution et l’amener dans son groupe où se trouvait le prince N., à côté de la princesse Biélokonski. Et maintenant que le prince s’était lancé dans la conversation, leur inquiétude redoublait.

– Vous avez raison de dire que c’était un homme admirable, fit Ivan Pétrovitch sur un ton sentencieux et en cessant de sourire. – Oui… c’était un excellent homme. Un excellent et un digne homme, ajouta-t-il après un silence. Digne même, peut-on dire, de toute estime, renchérit-il après une nouvelle pause… et… et il est fort agréable, de constater que, de votre côté…

– N’est-ce pas ce Pavlistchev qui a eu une histoire… singulière… avec un abbé… l’abbé… j’ai oublié son nom, mais cela a fait alors beaucoup de bruit? proféra le «dignitaire» en s’efforçant de rappeler ses souvenirs.

– L’abbé Gouraud, un jésuite, repartit Ivan Pétrovitch. Oui, voilà bien nos hommes admirables et dignes d’estime! Pourtant Pavlistchev avait de la naissance, de la fortune, il était chambellan et… s’il était resté au service… mais voilà que tout d’un coup il abandonne ses fonctions et toutes ses relations pour embrasser le catholicisme et se faire jésuite. Il y a mis une sorte d’enthousiasme et presque de l’éclat. Franchement il est mort à temps… oui; tout le monde l’a dit alors…

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