Elle prononça ces paroles sur un ton d’impatience et de dureté; c’était la première fois qu’elle faisait allusion à la «soirée». À elle aussi l’idée de cette réception était presque insupportable; tout le monde l’avait remarqué. Peut-être avait-elle eu une furieuse envie de chercher querelle à ses parents à ce propos, mais un sentiment de fierté et de pudeur l’avait retenue. Le prince comprit tout de suite qu’elle aussi avait des craintes sur son compte, mais ne voulait pas en avouer le motif. Il éprouva soudain lui-même une sensation de frayeur.
– Oui, je suis invité, répondit-il.
Elle ressentait une gêne visible à aller plus loin.
– Peut-on vous parler sérieusement, ne serait-ce qu’une fois dans votre vie? dit-elle en éclatant de colère sans savoir pourquoi, mais sans pouvoir se maîtriser.
– Vous le pouvez, je vous écoute; j’en suis ravi, balbutia le prince.
Aglaé se tut un instant, puis se décida à parler, mais avec une répugnance manifeste.
– Je n’ai pas voulu discuter avec eux à ce sujet; il y a des cas où on ne peut leur faire entendre raison. J’ai toujours eu de l’aversion pour certaines règles de conduite mondaines auxquelles maman s’assujettit. Je ne parle pas de papa; il n’y a rien à lui demander. Maman est assurément une femme d’un noble caractère; essayez de lui proposer quelque chose de bas et vous verrez! N’empêche qu’elle s’incline devant ce… vilain monde. Je ne parle pas de la Biélokonski: c’est une méchante vieille et une mauvaise nature, mais elle a de l’esprit et elle sait les tenir tous en main; elle a du moins cela pour elle. Oh! quelle bassesse! Et c’est ridicule: nous avons toujours appartenu à la classe moyenne, à la plus moyenne qui soit; pourquoi vouloir nous pousser dans le grand monde? Mes sœurs tombent aussi dans ce travers; c’est le prince Stch… qui leur a tourné la tête. Pourquoi êtes-vous si content de savoir qu’Eugène Pavlovitch viendra?
– Écoutez, Aglaé, dit le prince, j’ai l’impression que vous avez grand peur que je sois recalé demain… dans cette société?
– Peur pour vous? dit Aglaé toute rouge. Pourquoi aurais-je peur pour vous? Que m’importe… que vous vous couvriez de honte? Qu’est-ce que cela peut me faire? Et comment pouvez-vous employer de pareilles expressions? Que signifie ce mot «recalé»? C’est un terme bas et trivial.
– C’est un… mot d’écolier.
– Voilà: c’est un mot d’écolier! un vilain mot. Vous avez apparemment l’intention d’employer des termes de ce genre demain dans la conversation. Cherchez encore à la maison dans votre dictionnaire d’autres mots du même goût: vous serez sûr de faire votre effet! C’est dommage que vous sachiez vous présenter convenablement dans un salon; où avez-vous appris cela? Saurez-vous aussi boire décemment une tasse de thé quand tout le monde regardera comment vous vous y prenez?
– Je crois que je le saurai.
– Tant pis: je perdrai une occasion de rire à vos dépens. Brisez au moins le vase de Chine qui est dans le salon. Il a de la valeur: faites-moi le plaisir de le briser; c’est un cadeau; maman en perdra la tête et se mettra à pleurer devant tout le monde, tellement elle y tient! Faites un de ces gestes qui vous sont coutumiers: donnez un coup dans ce vase et cassez-le. Asseyez-vous exprès à côté.
– Au contraire, je tâcherai de m’asseoir aussi loin que possible; merci de m’avoir mis en garde.
– Ainsi, d’avance, vous avez peur de vos gesticulations! Je parie que vous allez choisir un «thème» pour discourir, un sujet sérieux, savant, élevé? Comme ce sera… de bon goût!
– Je pense que ce serait bête… si cela ne tombait pas à propos.
– Écoutez une fois pour toutes, dit-elle enfin en perdant patience: si vous entamez un sujet comme la peine de mort, ou la situation économique de la Russie, ou la théorie selon laquelle «la beauté sauvera le monde», eh bien!… j’en serai ravie et m’en amuserai beaucoup, mais… je vous préviens: ne reparaissez plus devant moi après cela! Vous m’entendez: je parle sérieusement! Cette fois je parle sérieusement!
Elle proféra en effet cette menace sur un ton sérieux; même il y avait dans ses paroles et dans son regard une expression inaccoutumée que le prince n’y avait jamais observée jusque-là et qui, certes, ne ressemblait guère à une envie de plaisanter.
– Eh bien! vous vous y êtes prise de telle sorte que j’aurai sûrement un accès de «loquacité» et même… peut-être… que je briserai le vase. Il y a un moment je n’avais peur de rien, mais maintenant je crains tout. Je suis certain de rater mon effet.
– Dans ce cas, taisez-vous. Asseyez-vous et restez coi.
– Ce sera impossible; je suis convaincu que la crainte me fera discourir et qu’elle me fera aussi briser le vase. Je m’étalerai peut-être au milieu du parquet ou commettrai quelque maladresse du même genre, car cela m’est déjà arrivé; j’en rêverai toute cette nuit; pourquoi m’avez-vous parlé de cela?
Aglaé le regarda d’un air sombre.
– Savez-vous quoi? J’aime mieux ne pas venir du tout demain! Je me ferai porter malade et tout sera dit! fit-il sur un ton décidé.
Aglaé frappa du pied et pâlit de colère.
– Mon Dieu! a-t-on jamais vu pareille chose! Il ne viendra pas alors que c’est spécialement pour lui que… Oh! Dieu! quel plaisir d’avoir affaire à un pareil… à un homme aussi déraisonnable que vous!
– C’est bien, je viendrai, je viendrai! interrompit vivement le prince, et je vous donne ma parole d’honneur que je ne dirai pas un mot de toute la soirée. Ainsi ferai-je.
– Et ce sera très bien. Vous venez de dire: «Je me ferai porter malade»; où allez-vous chercher de pareilles expressions? Est-ce exprès que vous me parlez sur ce ton-là? Vous cherchez à m’agacer, n’est-ce pas?
– Pardon; c’est aussi un mot d’écolier; je ne l’emploierai plus. Je comprends très bien que vous… ayez des craintes à mon sujet… (Voyons, ne vous fâchez pas!), et cela me fait un plaisir énorme. Vous ne pouvez croire combien j’ai peur maintenant – et combien vos paroles me comblent de joie. Mais toute cette crainte est puérile; c’est une billevesée, je vous le jure. Dieu m’en est témoin, Aglaé! la joie seule restera. J’aime beaucoup vous voir si enfant, si brave et si bonne enfant! Ah! Aglaé, comme vous pouvez être charmante!
Aglaé était sur le point de se fâcher, mais à cet instant un sentiment auquel elle-même ne s’attendait pas envahit soudain toute son âme.
– Vous ne me reprocherez pas un jour… plus tard, les paroles grossières que je viens de vous adresser? demanda-t-elle brusquement.
– Allons donc! à quoi pensez-vous? Et pourquoi rougissez-vous de nouveau? Voilà votre regard redevenu sombre! Il est parfois trop sombre, Aglaé; vous n’aviez pas ce regard-là autrefois. Je sais d’où vient…
– Taisez-vous, taisez-vous!
– Non, il vaut mieux le dire. Il y a longtemps que je voulais le dire; j’en ai déjà parlé, mais… cela n’a pas suffi, car vous ne m’avez pas cru. Entre nous, il y a quand même un être…
– Taisez-vous, taisez-vous, taisez-vous, taisez-vous! l’interrompit vivement Aglaé en lui saisissant le bras avec véhémence et en le regardant sous l’empire d’une sorte de terreur.
À ce moment on l’appela. Enchantée de cette diversion, elle le laissa et s’enfuit précipitamment.
Le prince eut la fièvre pendant toute la nuit. Chose étrange, il avait la fièvre toutes les nuits depuis quelque temps. Cette fois-ci, dans un état voisin du délire, une idée le hanta: si le lendemain devant tout le monde, il allait avoir une attaque? N’avait-il pas déjà eu des attaques à l’état de veille? Cette pensée le glaça; toute la nuit il se vit dans une société étonnante, inouïe, au milieu de gens étranges. Le fait capital était qu’il s’était mis à «discourir»; il savait qu’il devait se taire, et cependant il parlait tout le temps en s’efforçant de contraindre ses auditeurs à quelque chose. Eugène Pavlovitch et Hippolyte étaient au nombre des invités et paraissaient en termes d’étroite intimité.