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– Vois comme elle le regarde; elle ne le quitte pas des yeux; elle boit chacune de ses paroles; elle est comme fascinée! disait Elisabeth Prokofievna à son mari; – et si on lui disait qu’elle l’aime, elle mettrait tout sens dessus dessous.

– Que faire? C’est la destinée! répondit le général en haussant les épaules. Et longtemps encore il répéta cette sentence qu’il aimait à formuler. Ajoutons qu’en tant qu’homme d’affaires il voyait d’un très mauvais œil bien des aspects de la situation présente, à commencer par son manque de clarté. Mais il était décidé à se taire et à conformer sa manière de penser… à celle d’Elisabeth Prokofievna.

L’allégresse de la famille fut de courte durée. Le lendemain Aglaé eut une nouvelle altercation avec le prince, et il en fut ainsi chacun des jours qui suivirent. Pendant des heures entières elle tournait le prince en dérision et le traitait presque en bouffon. Il est vrai qu’ils passaient parfois une heure ou deux dans le jardin sous la tonnelle; mais on remarqua que le prince lui lisait presque pendant tout ce temps un journal ou un livre.

– Voyez-vous, interrompit-elle, un jour qu’il lisait le journal, – j’ai remarqué que votre instruction laissait énormément à désirer. Vous ne savez rien d’une façon satisfaisante; si on vous demande quelque chose, vous êtes incapable de dire ce qu’a fait tel personnage, la date de tel événement, l’objet de tel traité. Vous faites pitié.

– Je vous ai dit que j’avais peu d’instruction, répondit le prince.

– Alors, que vous reste-t-il? Quelle estime puis-je avoir pour vous après cela? Continuez votre lecture; ou plutôt, non, en voilà assez, cessez de lire.

Ce même soir elle provoqua un nouvel et rapide incident qui parut à tout le monde très énigmatique. Le prince Stch… étant de retour, elle se montra très affable avec lui et le questionna longuement au sujet d’Eugène Pavlovitch. (Le prince Léon Nicolaïévitch n’était pas encore arrivé.) Soudain le prince Stch… se permit une allusion à «un nouveau et prochain changement dans la famille»; il rappela une réflexion qui avait échappé à Elisabeth Prokofievna et dont le sens était qu’il vaudrait peut-être mieux différer encore le mariage d’Adélaïde pour célébrer les deux noces en même temps. À ces mots Aglaé entra dans une colère inimaginable: elle traita tout cela de «suppositions absurdes» et alla même jusqu’à dire, entre autres choses, qu’«elle n’avait pas l’intention de remplacer les maîtresses de qui que ce fût».

Ces paroles frappèrent tout le monde, mais surtout ses parents. Elisabeth Prokofievna insista, au cours d’un conseil secret qu’elle tint avec son mari, pour qu’une explication décisive eût lieu avec le prince au sujet de Nastasie Philippovna.

Ivan Fiodorovitch jura que ce n’était là qu’une «sortie» provoquée chez Aglaé par un sentiment de «pudeur»; cette sortie ne se serait pas produite si le prince Stch… n’avait pas parlé de mariage, car Aglaé savait elle-même pertinemment qu’il ne s’agissait que d’une calomnie émanant de gens mal intentionnés et que Nastasie Philippovna allait épouser Rogojine. Il ajouta, que le prince était hors de cause dans cette affaire, la liaison qu’on lui prêtait n’existant pas et n’ayant même jamais existé, pour dire toute la vérité.

Quant au prince, il ne perdait rien de sa belle humeur et continuait à jouir de sa félicité. Assurément il remarquait bien parfois une expression de tristesse et d’impatience dans les yeux d’Aglaé, mais il attribuait cette expression à un tout autre motif et ce nuage se dérobait de lui-même à sa vue. Une fois convaincu, rien ne pouvait plus ébranler sa conviction. Peut-être sa quiétude était-elle excessive; c’était du moins l’impression d’Hippolyte, qui l’avait un jour rencontré par hasard dans le parc.

– Eh bien! n’étais-je pas dans le vrai le jour où je vous ai dit que vous étiez amoureux? commença-t-il en abordant et en arrêtant le prince.

Celui-ci lui tendit la main et le félicita de sa «bonne mine». Le malade lui-même semblait avoir repris courage, ce qui arrive si fréquemment chez les phtisiques.

En accostant le prince, son intention était surtout de lui dire quelque chose de blessant au sujet de son air heureux; mais il perdit aussitôt cette idée de vue et se mit à parler de lui-même. Il se répandit en jérémiades interminables et assez incohérentes.

– Vous ne sauriez croire, conclut-il, à quel point ils sont tous là-bas irritables, mesquins, égoïstes, vaniteux, ordinaires. Croiriez-vous qu’ils m’ont pris à la condition expresse que je meure le plus vite possible; aussi sont-ils furieux de voir qu’au lieu de rendre l’âme je me sens mieux. Quelle comédie! Je parie que vous ne me croyez pas!

Le prince s’abstint de répliquer.

– Parfois même l’idée me vient de retourner m’installer chez vous, ajouta négligemment Hippolyte. – Ainsi vous ne les croyez pas capables de recueillir un homme à la condition qu’il ne manque pas de mourir aussi vite que possible?

– Je pensais qu’ils poursuivaient, en vous invitant, un dessein d’une autre nature.

– Hé! hé! Vous n’êtes pas du tout aussi simple d’esprit qu’on se plaît à le dire! Le moment n’est pas venu, sans quoi je vous aurais révélé certaines choses sur ce petit Gania et sur les espérances qu’il caresse. On cherche à vous miner, prince; on s’y emploie inexorablement et… c’est même pitié que de vous voir vous endormir dans une pareille sérénité. Mais hélas! vous êtes incapable d’être autrement!

– C’est de cela que vous me plaignez! dit le prince en riant. Alors, selon vous, je serais plus heureux si j’étais plus inquiet?

– Mieux vaut être malheureux et savoir qu’être heureux et… dupe. Vous semblez ne pas prendre au sérieux une rivalité… de ce côté-là?

– Vos allusions à une rivalité sont un peu cyniques, Hippolyte; je regrette de ne pas avoir le droit de vous répondre. Quant à Gabriel Ardalionovitch, vous m’avouerez qu’il peut difficilement garder le calme après tout ce qu’il a perdu, si toutefois vous avez une connaissance même partielle de ses affaires. Il me semble qu’il est préférable d’envisager les choses sous cet angle. Il a encore le temps de s’amender; il a de longues années devant lui et la vie est si riche en enseignements… mais du reste… du reste, balbutia le prince qui avait soudain perdu le fil, pour ce qui est de me miner… je ne comprends même pas de quoi vous parlez; mieux vaut laisser de côté cette conversation, Hippolyte.

– Laissons-la de côté pour le moment; d’autant que vous ne pouvez vous dispenser de faire montre de votre générosité. Oui, prince, il vous faut toucher du doigt, et même alors vous ne croyez pas. Ha! ha! Mais dites-moi: n’avez-vous pas maintenant un profond mépris à mon égard?

– Pourquoi? Serait-ce parce que vous avez souffert et souffrez plus que nous?

– Non, mais parce que je suis indigne de ma souffrance.

– Celui qui a pu souffrir plus que les autres est, par le fait même, digne de ce surcroît d’épreuves. Quand Aglaé Ivanovna a lu votre confession, elle a désiré vous voir, mais…

– Elle ajourne… cela lui est impossible, je comprends, je comprends… interrompit Hippolyte comme pour détourner au plus vite la conversation. – À propos, on dit que c’est vous qui lui avez lu à haute voix tout mon galimatias; en vérité cela a été écrit et… fait dans un accès de délire. Je ne conçois pas comment on peut être, je ne dis pas assez cruel (ce serait humiliant pour moi), mais assez puéril, vaniteux et vindicatif pour me reprocher cette confession et s’en servir comme d’une arme contre moi! Soyez sans crainte, ce n’est pas de vous que je parle…

– Mais je regrette de vous voir désavouer ces feuillets, Hippolyte, car ils respirent la sincérité. Même les passages les plus ridicules, et ils sont nombreux (Hippolyte fit une forte grimace), sont rachetés par la souffrance, car c’était encore affronter la souffrance que de faire ces aveux et… peut-être était-ce un grand acte de courage. La pensée à laquelle vous avez obéi s’inspirait certainement d’un sentiment noble, quelles qu’aient pu être les apparences. Plus j’y réfléchis, plus je m’en convaincs, je vous le jure. Je ne vous juge pas; je vous dis mon opinion et je regrette de m’être tu alors…

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