Quant au prince, il fit son entrée avec un air craintif, comme quelqu’un qui s’avance à tâtons; il avait un sourire étrange en regardant toutes les personnes présentes et semblait leur demander pourquoi Aglaé n’était pas dans la chambre. Il avait été consterné en remarquant dès son arrivée l’absence de la jeune fille. On était ce soir-là en famille; il n’y avait aucun étranger. Le prince Stch… était retenu à Pétersbourg par les affaires consécutives au décès de l’oncle Eugène Pavlovitch. Elisabeth Prokofievna déplora son absence. «Il aurait certainement trouvé quelque chose à dire s’il avait été là!» Ivan Fiodorovitch avait une mine profondément soucieuse. Les sœurs d’Aglaé étaient graves et gardaient le silence comme si elles s’étaient donné le mot. Elisabeth Prokofievna ne savait par quel bout engager la conversation. Brusquement elle déchargea son indignation à propos des chemins de fer et regarda le prince avec une expression de défi.
Hélas! Aglaé ne venait toujours pas et le prince se sentait perdu. Déconcerté et balbutiant, il tenta d’exprimer l’idée qu’il y aurait le plus grand intérêt à améliorer le réseau ferré, mais, Adélaïde s’étant soudain mise à rire, il se vit de nouveau enlever ses moyens. À cet instant Aglaé entra d’un air calme et grave. Elle rendit cérémonieusement au prince son salut et vint s’asseoir avec une solennelle lenteur à la place la plus en vue de la table ronde. Elle fixa sur le prince un regard interrogateur. Tout le monde comprit que le moment était venu de dissiper les malentendus.
– Avez-vous reçu mon hérisson? demanda-t-elle d’un ton assuré et presque acerbe.
– Oui, répondit le prince en rougissant et en se sentant défaillir.
– Expliquez-nous immédiatement ce que vous en pensez. C’est indispensable pour la tranquillité de maman et de toute notre famille.
– Voyons, Aglaé!… fit brusquement le général avec inquiétude.
– Cela passe toute mesure! renchérit aussitôt Elisabeth Prokofievna dans un mouvement d’effroi.
– Il ne s’agit pas de mesure ici, maman, répliqua la jeune fille avec raideur. – J’ai envoyé aujourd’hui un hérisson au prince et je désire savoir sa façon de penser. Je vous écoute, prince.
– Qu’entendez-vous par ma façon de penser, Aglaé Ivanovna?
– Mais… au sujet du hérisson.
– Autrement dit… je présume, Aglaé Ivanovna, que vous désirez savoir comment j’ai reçu… le hérisson… ou, plus exactement, comment j’ai compris… cet envoi… d’un hérisson; en ce cas, je suppose… qu’en un mot…
Il perdit le souffle et se tut.
– Eh bien! vous n’avez pas dit grand chose! reprit Aglaé après une pause de cinq secondes. – C’est bien, je consens à laisser de côté le hérisson. Mais je suis bien aise de pouvoir enfin mettre un terme à tous les malentendus qui se sont accumulés. Permettez-moi d’apprendre de votre propre bouche si vous avez ou non l’intention de me demander en mariage?
– Ah! mon Dieu! s’écria Elisabeth Prokofievna.
Le prince tressaillit et eut un mouvement de recul. Ivan Fiodorovitch était pétrifié. Les deux sœurs d’Aglaé froncèrent le sourcil.
– Ne mentez pas, prince, dites la vérité! À cause de vous on me harcèle d’étranges questions. Ces inquisitions ont-elles une base quelconque? Parlez!
– Je ne vous ai pas demandée en mariage, Aglaé Ivanovna, répondit le prince en s’animant brusquement, mais… vous savez bien vous-même à quel point je vous aime et quelle foi j’ai en vous… même en ce moment…
– Je vous ai posé une question: est-ce que vous demandez ma main, oui ou non?
– Je la demande, répondit-il d’une voix éteinte.
Il y eut dans l’assistance une sensation profonde.
– Ce n’est pas ainsi que ces choses-là se traitent, mon cher ami, déclara Ivan Fiodorovitch vivement ému. C’est… c’est presque impossible, si c’est là que tu veux en venir, Glacha [60]… Excusez, prince, excusez, mon cher ami!… Elisabeth Prokofievna! ajouta-t-il en appelant sa femme à la rescousse, il faudrait… approfondir…
– Je m’y refuse, je m’y refuse! s’exclama Elisabeth Prokofievna avec un geste de dénégation.
– Permettez-moi, maman, de placer aussi mon mot; je crois avoir également voix au chapitre dans une affaire de ce genre: il s’agit d’un moment décisif dans mon existence (ce fut l’expression même qu’employa Aglaé). Je veux savoir moi-même à quoi m’en tenir et je suis en outre bien aise de vous avoir tous pour témoins… Laissez-moi donc vous demander, prince, de quelle manière vous comptez assurer mon bonheur si vous «nourrissez de telles intentions»?
– En vérité, je ne sais comment vous répondre, Aglaé Ivanovna… quelle réponse peut-on faire à semblable question? Et puis… est-ce bien nécessaire?
– Vous me paraissez troublé et oppressé; reposez-vous un instant et reprenez des forces; buvez un verre d’eau; d’ailleurs on va tout de suite vous apporter du thé.
– Je vous aime, Aglaé Ivanovna, je vous aime beaucoup; je n’aime que vous et… Ne plaisantez pas, je vous en prie, je vous aime beaucoup.
– Mais cependant l’affaire est d’importance; nous ne sommes pas des enfants et il faut voir la chose sous un jour positif… Donnez-vous la peine de nous expliquer maintenant en quoi consiste votre fortune.
– Allons, allons, Aglaé! qu’est-ce qui te prend? Ce n’est pas ainsi, non vraiment… balbutia Ivan Fiodorovitch d’un air consterné.
– Quelle honte! chuchota Elisabeth Prokofievna assez haut pour être entendue.
– Elle est folle! ajouta Alexandra sur le même ton.
– Ma fortune… c’est-à-dire mon argent? demanda le prince surpris.
– Précisément.
– J’ai… j’ai en ce moment cent trente-cinq mille roubles, murmura le prince en rougissant.
– Pas plus? s’étonna Aglaé avec franchise et sans rougir le moins du monde. – D’ailleurs peu importe; si l’on sait être économe… Avez-vous l’intention de prendre du service?
– Je voulais passer l’examen pour devenir précepteur…
– Excellente idée; c’est un moyen certain d’accroître nos ressources. Pensez-vous devenir gentilhomme de la chambre?
– Gentilhomme de la chambre? Je n’y ai jamais songé, mais…
Cette fois les deux sœurs n’y tinrent plus et s’esclaffèrent. Depuis longtemps déjà Alexandra avait remarqué, à certaines contractions nerveuses du visage d’Aglaé, les indices d’un rire qu’elle s’efforçait de réprimer, mais qui ne tarderait pas à éclater d’une manière irrésistible. Aglaé voulut prendre un air menaçant en face de l’hilarité de ses sœurs, mais elle ne put se retenir une seconde de plus et s’abandonna à un accès presque convulsif de fou rire. À la fin elle se leva d’un bond et sortit de la chambre en courant.
– Je savais bien que tout cela finirait par des éclats de rire, s’écria Adélaïde. Je l’ai prévu depuis le début, depuis l’histoire du hérisson.
– Non, cela, je ne le permettrai pas, je ne le permettrai pas! s’écria Elisabeth Prokofievna dans un subit accès de colère; et elle s’élança sur les pas d’Aglaé.
Ses filles la suivirent à la même allure. Il ne resta dans la chambre que le prince et le chef de la famille.
– Écoute, Léon Nicolaïévitch, te serais-tu figuré une chose pareille? dit le général avec brusquerie, mais sans paraître savoir lui-même au juste ce qu’il voulait dire. – Non, sérieusement, mais là, sérieusement?
– Je vois qu’Aglaé Ivanovna s’est moquée de moi, répondit le prince avec tristesse.
– Attends, mon ami, je vais y aller; toi, reste ici… parce que… Explique-moi, du moins, toi, Léon Nicolaïévitch, comment tout ceci est arrivé et ce que signifie l’affaire, pour ainsi dire, dans son ensemble? Avoue, mon ami, que je suis le père; néanmoins, tout père que je suis, je n’y comprends goutte; alors, toi du moins, explique-moi!
– J’aime Aglaé Ivanovna; elle le sait… et, je crois, depuis longtemps.
Le général haussa les épaules.
– C’est étrange, étrange… Et tu l’aimes beaucoup?