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Pour pouvoir aider son frère, Barbe Ardalionovna avait résolu d’élargir son champ d’action; elle s’introduisit chez les Epantchine en se prévalant surtout de souvenirs d’enfance; elle et son frère avaient joué, quand ils étaient en bas âge, avec les demoiselles Epantchine. Remarquons ici que, si elle avait poursuivi quelque chimère en se faisant recevoir chez les Epantchine, elle serait peut-être sortie de la catégorie dans laquelle elle-même s’était confinée; mais ce n’était pas une chimère qu’elle poursuivait; elle se guidait d’après un calcul assez raisonnable qu’elle fondait sur la manière d’être de cette famille. Elle avait étudié sans relâche le caractère d’Aglaé. Elle s’était assigné pour tâche de les ramener tous deux, Aglaé et son frère, l’un vers l’autre. Peut-être obtint-elle quelque résultat. Peut-être aussi commit-elle l’erreur de faire trop de fond sur Gania et d’attendre de lui ce qu’il ne pouvait donner en aucun temps ni sous aucune forme. En tout cas, elle manœuvra assez adroitement du côté des Epantchine: des semaines se passaient sans qu’elle prononçât le nom de son frère; elle se montrait toujours d’une droiture et d’une sincérité parfaites; sa contenance était simple, mais digne. Elle ne craignait point de scruter le fond de sa conscience, car elle n’y trouvait rien à se reprocher, et c’était pour elle un surcroît de force. Parfois seulement elle se découvrait un certain penchant à la colère, un très vif amour-propre et peut-être même une vanité piétinée; elle en faisait l’observation surtout à certains moments, entre autres presque chaque fois qu’elle sortait de chez les Epantchine.

Et voici que, cette fois encore, elle était d’humeur chagrine en revenant de chez eux. Sous cette humeur perçait une expression d’arrière raillerie. Ptitsine habitait à Pavlovsk une maison de bois de piètre apparence mais spacieuse, qui donnait sur une route poussiéreuse. Cette maison allait bientôt devenir sa propriété, si bien qu’il était déjà en train de la revendre à un tiers. En gravissant le perron, Barbe Ardalionovna entendit un tapage extraordinaire à l’étage supérieur; c’étaient son frère et son père qui vociféraient. Elle entra dans la salle et aperçut Gania qui courait d’un bout de la pièce à l’autre, pâle de colère et prêt à s’arracher les cheveux. À cette vue, son visage s’assombrit et elle se laissa tomber d’un air las sur le divan, sans ôter son chapeau. Elle savait que, si elle se taisait une minute de plus et ne s’enquérait pas de la cause de cette agitation, son frère ne manquerait pas de se fâcher; aussi s’empressa-t-elle de le questionner:

– Toujours la même histoire?

– Comment, la même histoire! s’écria Gania. La même histoire? Non, ce n’est plus la même histoire; c’est maintenant le diable sait quoi! Le vieux est en train de devenir enragé… La mère hurle. Par Dieu! Barbe, tu le prendras comme tu voudras, mais je le flanquerai à la porte, ou bien… ou bien je vous quitterai moi-même! ajouta-t-il, sans doute en s’avisant qu’on ne peut chasser les gens d’un logis qui n’est pas le sien.

– Il faut avoir de l’indulgence, murmura Barbe.

– De l’indulgence pour quoi? pour qui? repartit Gania, enflammé de colère. Pour ses turpitudes? Non, dis ce que tu voudras, c’est impossible! Impossible, impossible, impossible! Et quelles manières! c’est lui qui se met dans son tort et il le prend d’encore plus haut: «Je ne veux pas passer par la porte, abats la muraille!»… Qu’as-tu? Ton visage est tout défait.

– Mon visage n’a rien d’extraordinaire, répliqua Barbe avec humeur.

Gania la regarda plus attentivement.

– Tu as été là-bas? demanda-t-il soudain.

– Oui.

– Attends un instant, les cris recommencent. Quelle honte, et dans un pareil moment encore!

– Un pareil moment? Le moment présent n’a rien de particulier.

Gania fixa sur sa sœur un regard encore plus pénétrant.

– Tu as appris quelque chose? demanda-t-il.

– Bien d’inattendu, du moins. J’ai appris que tout ce que l’on supposait était vrai. Mon mari a été plus clairvoyant que nous deux; ce qu’il a prédit dès le début est un fait accompli. Où est-il?

– Il est sorti. Qu’est-ce qui est un fait accompli?

– Le prince est officiellement fiancé; c’est une affaire réglée. Ce sont les aînées qui me l’ont dit. Aglaé a donné son consentement; on a même cessé de faire des cachotteries. (Jusqu’ici tout était là-bas entouré de mystère.) Le mariage d’Adélaïde est encore différé afin que les deux noces puissent être célébrées simultanément, le même jour; quelle poésie! Un vrai poème! Tu ferais mieux de composer un épithalame que de courir inutilement à travers la chambre. La Biélokonski sera ce soir chez eux; elle est arrivée à propos; il y aura des invités. On le présentera à la princesse, bien qu’elle le connaisse déjà; on annoncera, semble-t-il, à cette occasion la nouvelle des fiançailles. On craint seulement qu’en entrant dans le salon où se tiendront les invités il ne fasse tomber et ne casse quelque objet, ou bien que lui-même ne s’étale par terre; il en est bien capable.

Gania écouta avec beaucoup d’attention, mais, au grand étonnement de sa sœur, cette nouvelle si accablante pour lui n’eut pas autrement l’air de l’accabler.

– Eh bien! c’était clair! dit-il après un moment de réflexion. – Ainsi tout est fini! ajouta-t-il avec un sourire étrange en regardant la figure de sa sœur d’un air astucieux et en continuant à arpenter la chambre de long en large, quoique avec moins d’agitation.

– C’est encore heureux, que tu prennes la chose avec philosophie; vraiment j’en suis bien aise, dit Barbe.

– Oui, on en est débarrassé; toi du moins.

– Je crois t’avoir servi sincèrement, sans discuter ni t’importuner; je ne t’ai pas demandé quel bonheur, tu comptais trouver auprès d’Aglaé.

– Mais est-ce que j’ai… cherché le bonheur auprès d’Aglaé?

– Allons, je t’en prie, ne joue pas au philosophe! Il en était certainement ainsi. Mais notre compte est réglé: nous avons été des dupes. Je t’avouerai que je n’ai jamais regardé ce mariage comme une affaire sérieuse; si je m’en suis occupée, c’est seulement «à tout hasard» et en tablant sur le drôle de caractère d’Aglaé; je voulais surtout t’être agréable. Il y avait quatre-vingt-dix chances sur cent pour que ce projet avortât. Maintenant encore, je ne sais pas moi-même ce que tu en attendais.

– À présent vous allez me pousser, ton mari et toi, à prendre du service; je vais entendre des sermons sur la persévérance et la force de volonté, sur la nécessité de me contenter de peu, et ainsi de suite; je connais cela par cœur, fit Gania en éclatant de rire.

«Il a une nouvelle idée en tête!» pensa Barbe.

– Et là-bas, comment les parents prennent-ils la chose? Ils sont contents? demanda brusquement Gania.

– Ils n’en ont guère l’air. D’ailleurs, tu peux en juger par toi-même; si Ivan Fiodorovitch est satisfait, la mère a des appréhensions; déjà auparavant elle répugnait à voir en lui un fiancé pour sa fille; c’est chose connue.

– Ce n’est pas ce qui m’intéresse; le prince est un fiancé impossible, inimaginable, c’est clair. Je parle de la situation présente: où en est-on maintenant? A-t-elle donné son consentement formel?

– Jusqu’ici elle n’a pas dit «non»; voilà tout. Mais avec elle il n’en pouvait être autrement. Tu sais à quelles extravagances l’ont portée jusqu’ici sa timidité et sa pudeur. Dans son enfance elle se fourrait dans les armoires et y restait blottie deux ou trois heures, rien que pour éviter de paraître devant le monde. Depuis elle a grandi comme une perche, mais le caractère est resté le même. Tu sais, j’ai des raisons de croire qu’il y a en effet dans cette affaire quelque chose de sérieux, même de son côté. Il paraît que du matin au soir elle rit à gorge déployée en pensant au prince; c’est pour donner le change; elle trouve sûrement l’occasion de lui glisser chaque jour un petit mot dans le creux de l’oreille, car il est aux anges, il rayonne… On dit qu’il est impayable. C’est d’eux que je le tiens. Il m’a semblé aussi que les aînées se moquaient ouvertement de moi.

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