«D’autre part, toutes vos pensées, toutes les semences que vous avez jetées et peut-être déjà oubliées prendront racine et croîtront. Celui qui les a reçues de vous les communiquera à un autre. Et qui sait quelle part vous reviendra à l’avenir dans la solution des problèmes dont dépend le destin de l’humanité? Et si votre savoir et toute une vie vouée à ce genre d’occupation vous élèvent enfin à des hauteurs d’où vous puissiez semer en grand et léguer à l’univers une pensée immense, alors… Et cætera: je parlai encore longuement sur ce thème.
– Et dire que la vie vous est refusée! s’écria Bakhmoutov avec l’air d’adresser un véhément reproche à un tiers.
«À cet instant, nous étions accoudés au parapet du pont et nous regardions la Néva.
– Savez-vous la pensée qui m’est venue à l’esprit? dis-je en me penchant davantage par-dessus la balustrade.
– Serait-ce de vous jeter à l’eau? s’écria Bakhmoutov presque effrayé. (Peut-être avait-il lu cette pensée sur mon visage.)
– Non, pour le moment, je me borne au raisonnement suivant. Voici: il me reste maintenant deux ou trois mois à vivre, peut-être quatre; mais prenons, par exemple, le moment où il ne me restera que deux mois et supposons qu’à ce moment-là, je veuille faire une bonne action qui exige un effort, des courses, des tracas dans le genre de ceux que m’a occasionnés l’affaire du docteur. Dans ce cas, il me faudrait renoncer à cette bonne action, faute de temps, et en chercher, une autre qui soit de moindre importance et rentre dans mes moyens (si, toutefois, la passion de faire de bonnes actions m’entraîne à ce point). Convenez que c’est là une idée plaisante!
«Le pauvre Bakhmoutov était fort inquiet sur mon compte; il m’accompagna jusqu’à mon logis et eut la délicatesse de ne pas se croire obligé de me consoler; il garda presque tout le temps le silence. En prenant congé de moi, il me serra chaleureusement la main et me demanda la permission de revenir me voir. Je lui répondis que, s’il voulait venir chez moi à titre de «consolateur» (car, même silencieuse, sa visite aurait un but de consolation; et je lui expliquai), sa présence ne serait pour moi rien d’autre qu’un memento mori. Il haussa les épaules mais convint que j’avais raison; nous nous séparâmes assez courtoisement, contre mon attente.
«C’est pendant cette soirée et au cours de la nuit suivante que je sentis germer en moi ma «dernière conviction». Je m’attachai avidement à cette nouvelle pensée, je l’analysai avec ferveur dans tous ses détours et sous tous ses aspects (je ne dormis pas de la nuit). Et plus je l’approfondissais, plus je m’en pénétrais, plus elle me remplissait d’effroi. Une frayeur atroce finit par m’envahir; elle ne me quitta plus les jours suivants. Parfois, sa seule évocation suffisait à me faire passer par les transes d’une nouvelle épouvante. J’en conclus que ma «dernière conviction» s’était ancrée en moi avec trop de force pour ne pas amener fatalement un dénouement. Mais, je n’avais pas assez d’audace pour me décider. Trois semaines plus tard, ces tergiversations cessèrent et l’audace me vint, grâce à une circonstance fort étrange.
«Je note ici, dans mon explication, tous ces chiffres, toutes ces dates. Certes, cela me sera plus tard indifférent, mais maintenant (et peut-être seulement en cet instant) je veux que ceux qui auront à juger mon action puissent se représenter clairement par quelle chaîne de déductions logiques je suis arrivé à ma «dernière conviction».
«Je viens d’écrire que j’acquis l’audace décisive qui me faisait défaut pour mettre en pratique cette «dernière conviction» non point, à ce que je crois, par voie de déduction logique, mais à la suite d’un choc imprévu, d’un événement anormal qui pouvait n’avoir absolument aucun lien avec la cours de l’affaire.
«Il y a environ dix jours, Rogojine me fit une visite à propos d’une question qui le concernait et dont il n’y a pas lieu de parler ici. Je ne l’avais jamais vu auparavant, mais j’avais beaucoup entendu parler de lui. Je lui donnai tous les renseignements dont il avait besoin et il ne tarda pas à se retirer. Comme c’était l’unique objet de sa démarche, les choses auraient bien pu en rester là entre nous. Mais il m’avait vivement intéressé et, pendant toute la journée, je fus en proie à de si étranges pensées que je me décidai à lui rendre sa visite le lendemain. Il ne cacha pas son mécontentement de me voir et me laissa même «délicatement» entendre que nous n’avions pas à prolonger nos relations. Je n’en passai pas moins chez lui une heure qui ne manqua pas d’intérêt pour moi ni, je pense, pour lui. Le contraste était si absolu entre nous que nous ne pûmes pas ne pas nous en apercevoir, moi surtout. J’étais l’homme dont les jours sont comptés; lui, au contraire, était plein de vie impulsive, tout entier à la passion du moment, sans souci des «dernières» déductions, des chiffres ou de quoi que ce fût, sans égard à ce qui… à ce qui… disons: à ce qui n’était pas l’objet de sa folie. Que M. Rogojine me passe cette expression et la mette sur le compte de la maladresse d’un médiocre écrivain à exprimer sa pensée. En dépit de son peu d’amabilité, il me donna l’impression d’un homme d’esprit, capable de comprendre bien des choses, bien qu’il ne s’intéressât guère à ce qui ne le touchait pas directement. Je ne lui fis aucune allusion à ma «dernière conviction», mais j’eus, à certains indices, le sentiment qu’il lui avait suffi de m’écouter pour la deviner. Il gardait le silence; cet homme est prodigieusement taciturne. Au moment de partir, je lui suggérai qu’en dépit des différences et du contraste qui nous séparaient – les extrémités se touchent [26] – (je lui traduisis cela en russe), lui-même n’était peut-être pas aussi éloigné de cette «dernière conviction» qu’on pouvait le croire. À quoi il me répondit par une grimace hargneuse et pleine d’aigreur, puis il se leva et alla me chercher ma casquette en faisant mine de croire que je me disposais à partir; sous couleur de me reconduire par politesse il me mit tout simplement hors de sa lugubre demeure. Celle-ci m’a frappé; on dirait un cimetière; cependant, je crois qu’elle lui plaît et cela se conçoit; il vit d’une vie trop intense et trop directe pour éprouver le besoin d’une ambiance plus aimable.
«Cette visite à Rogojine m’avait harassé. D’ailleurs, je m’étais trouvé indisposé dès le matin; vers le soir, je ressentis une grande faiblesse et m’étendis sur mon lit; par moments, une fièvre intense m’envahissait et me faisait même délirer. Kolia resta près de moi jusqu’à 11 heures. Je me rappelle néanmoins tout ce qu’il me dit et tout ce dont nous parlâmes. Mais, lorsque, par intermittences, mes yeux se fermaient, je revoyais toujours Ivan Fomitch qui, dans mon rêve, était devenu millionnaire. Il ne savait que faire de ses millions, se creusait la tête pour leur trouver une place et, tremblant à l’idée d’être volé, finissait par se résoudre à les enfouir. Je lui conseillais de fondre plutôt cette fortune, au lieu de l’enterrer inutilement, et d’en confectionner un petit cercueil d’or pour l’enfant qu’il avait laissé «geler», après avoir préalablement exhumé le corps. Sourikov accueillait ce conseil ironique avec des larmes de gratitude et s’empressait de le mettre en pratique. Je faisais le geste de cracher par terre [27] et le plantais là. Quand j’eus repris complètement mes sens, Kolia m’assura que je n’avais pas dormi du tout et que, pendant tout ce temps, je n’avais cessé de lui parler de Sourikov. J’avais des minutes d’angoisse et d’agitation extraordinaires; aussi Kolia s’en alla-t-il avec un sentiment d’inquiétude. Je me levai pour fermer la porte à clé derrière lui: à ce moment, je me rappelai brusquement un tableau que j’avais vu le matin chez Rogojine, dans une des salles les plus sombres de sa maison, au-dessus d’une porte. Lui-même me l’avait montré en passant et j’étais resté, je crois, environ cinq minutes devant ce tableau qui, bien que dénué de toute valeur artistique, m’avait jeté dans de singulières transes.