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Je m'assis sur ma couchette, en m'agrippant à son bord comme si j'étais perché sur la corniche d'un abîme. Et cette corniche penchait de plus en plus en me faisant perdre la notion du haut et du bas. C'est après avoir imploré que je saisis le sens de mon chuchotement:

«Il faut faire quelque chose, je ne veux pas mourir! Pas maintenant…»

Je ne savais pas si le conseiller m'avait entendu. Mais c'est du fond de cet abîme, me sembla-t-il, qu'une minute après retentit sa voix. Il parlait d'un ton monocorde comme s'il s'adressait à lui-même et comme si son récit se poursuivait déjà depuis un moment. Étonnamment, cette litanie parvint à s'imposer à travers la rage des vagues et l'hystérie du vent, telle la trace égale et droite d'une torpille sur une mer agitée. Au début, la répétition de ma supplique («Je ne veux pas mourir… Pas maintenant… Je ne veux pas…») et surtout la honte de l'avoir formulée m'avaient empêché de le suivre. Mais comme ce qu'il évoquait était très éloigné de notre situation (il parlait d'un désert), je finis par trouver dans l'étrangeté de cette histoire l'unique point auquel ma pensée enfiévrée pouvait s'accrocher.

… C'était une ville, ou plutôt quelques rues surgies au milieu d'un désert d'Asie centrale. Des maisons de quatre étages, toutes identiques, aux fenêtres vides, aux embrasures de portes béantes, comme si les constructeurs avaient interrompu leurs travaux juste avant les finitions. Cependant, les habitants se montraient déjà – on voyait tantôt un visage dans l'ouverture d'une fenêtre, tantôt, quand le soleil inondait l'intérieur d'une pièce, une silhouette humaine tout entière. Dehors, dans des enclos protégés du soleil par de la tôle ondulée, des animaux dormaient ou traînaient le long de la clôture. Un troupeau de moutons, quelques chameaux, des chevaux, des chiens. Une seule route menait dans cette ville et, après avoir relié ces trois ou quatre rues, s'enlisait dans le sable. Sur le carrefour central se dressait un énorme cube formé de planches bien ajustées qui faisait songer au coffrage d'une statue qu'on se serait apprêté à exhiber devant le public lors d'une célébration toute proche…

La violence de la vague qui s'abattit sur le cargo fut telle que tous les bruits cessèrent pendant quelques secondes. Il était impossible de comprendre si c'était les machines qui s'étaient arrêtées brusquement ou bien la terreur qui paralysait tous mes sens. Le bateau gîtait, glissant de plus en plus vite sur une pente liquide, et semblait ne plus pouvoir interrompre cette fuite. Et c'est dans ce silence, comme pour briser son envoûtement et relancer la marche des machines, que résonna de nouveau la voix du conseiller. Il avait dû se rendre compte que son récit faisait involontairement durer un suspense, ce qui n'était pas du tout son but, et il le termina en quelques phrases où ne subsistait plus aucun mystère:

«Le cube sur la place centrale, c'était notre première bombe atomique. Et les habitants, des prisonniers condamnés à mort et qui servaient de cobayes. La ville avait été spécialement construite pour ce premier essai… Nous l'avons survolée plusieurs fois. Les prisonniers nous saluaient, ils ne savaient pas ce qui allait se passer la nuit suivante. Certains, même s'ils étaient attachés par une chaîne, espéraient sans doute voir leur peine commuée et commençaient déjà à aimer cette ville où les fenêtres n'avaient pas de grilles. Dans l'avion, tous les appareils qui mesuraient la radiation étaient bloqués sur le rouge-La nuit, au moment de l'explosion, nous étions à plus de quinze kilomètres de la ville. L'ordre était de rester allongé au sol, de ne pas se retourner, de ne pas ouvrir les yeux. Pour la première fois de ma vie j'ai senti la terre vivre. Tellement elle a remué sous mon corps. Il y a eu une onde de choc qui a traîné les corps de ceux qui avaient essayé de se lever. Et aussi les hurlements de ceux qui s'étaient retournés et avaient perdu la vue. Et cette lourde secousse de la terre sous nos ventres… Le lendemain, en repartant pour la ville des prisonniers, j'imaginais les destructions, les ruines des maisons et les carcasses carbonisées des animaux. J'avais connu des villes bombardées pendant la guerre… Je me trompais. Quand l'avion s'est approché du lieu, nous avons vu un miroir. Un immense miroir de sable vitrifié. Une surface lisse, concave, qui reflétait le soleil, les nuages et même la croix de notre avion. Rien d'autre… J'étais suffisamment jeune pour avoir cette idiote pensée d'orgueil: "Après ça, rien ne pourra plus me troubler ni me faire peur…"»

Il se tut et je devinai que son silence guettait. Il semblait évaluer le tambourinement des pas au-dessus de nos têtes, les associer aux cris qui se répondaient derrière la porte, mesurer ces bruits au déchaînement de la tempête. Sa voix qui reprenait le récit donna à ce vacarme une apparence d'ordre.

«Moins d'un an après, il ne restait rien de cet orgueil. Je sillonnais les États-Unis, vaste pays où je me sentais, à ce moment-là, comme un rat qu'on chasse d'une cage à l'autre à coups d'aiguilles plantées dans le crâne. Les Rosenberg venaient d'être arrêtés, la presse les accusait d'avoir vendu la bombe américaine aux Soviets, les bons citoyens attendaient le verdict avec un appétit assez Carnivore. Je travaillais avec les Rosenberg depuis deux ans. Dans leur appartement à New York, il y avait une pièce transformée en laboratoire photo où nous préparions les documents envoyés au Centre. C'est dans cette pièce d'ailleurs qu'il m'est arrivé de jouer aux échecs avec Julius… Je savais que les accusations portées contre eux étaient absurdes, en tout cas complètement disproportionnées. Ils n'avaient aucun accès aux secrets de la bombe. Mais l'opinion avait besoin d'un bouc émissaire. Les Américains savaient déjà que quelque part dans les déserts de l'Asie centrale, nous avions fait exploser une bombe copiée sur celle d'Hiroshima et qui mettait fin à leur règne atomique. Une vraie gifle. Il fallait sévir. L'hypothèse de la chaise électrique lancée par un enragé ne paraissait plus invraisemblable. La chaise ou les aveux. J'étais persuadé que les Rosenberg allaient parler. J'avais une confiance absolue en leur amitié, mais… Comment dire? Un jour, nous sortions avecjulius du labo et dans la cuisine j'ai vu Ethel. Elle était assise et coupait des légumes sur une petite planche en bois. J'ai pensé bêtement qu'elle ressemblait à une femme russe. Non, tout simplement à une femme comme les autres, une femme heureuse d'être là, dans le calme de ce moment, et de parler à son fils aîné qui restait debout, adossé au chambranle, et lui souriait… Quand j'ai appris leur arrestation, je me suis souvenu de ce moment, de ce regard maternel et je me suis dit: "Elle va parler…" J'ai quitté New York, j'ai tourné de ville en ville dans ce pays qui se resserrait sur moi. Le Centre, pour limiter les dégâts, mettait en sommeil tous les réseaux, ne répondait plus aux appels et, je m'en doutais, était prêt à sacrifier certains d'entre nous comme on ampute une main gangrenée. D'ailleurs c'est à Moscou que les effets de cette arrestation allaient être les plus durs. Staline, en apprenant la nouvelle, avait ordonné une purge totale de l'appareil du renseignement. Des centaines de personnes se préparaient au pire. Même si j'avais réussi à regagner Moscou, je serais revenu juste pour être exécuté. Je tournais, puis me terrais pour un mois ou deux dans la fourmilière d'une grande ville. Chaque matin, j'achetais le journal. "Les Rosenberg ont parlé!", "Les traîtres ont tout avoué! " Je m'attendais à un titre de ce genre. Je me souvenais d'Ethel qui préparait le dîner et parlait à son fils aîné qui lui souriait… Ils n'ont rien dit. Des dizaines d'interrogatoires, des confrontations, des menaces qui évoquaient la chaise électrique, du chantage sur la vie des enfants et même des rabbins très persuasifs qu'on envoyait dans la cellule de Julius… Rien. Julius a été exécuté le premier. On a refait la même offre à Ethel: la vie contre les aveux. Elle a refusé. J'ai pu rentrer à Moscou. Les purges au Centre n'ont pas eu lieu. Et beaucoup de choses ont changé pendant le temps où l'on s'acharnait sur le couple. Staline était mort. Les Américains n'ont pas lancé leur bombe en Corée, ni en Chine, comme ils s'apprêtaient à le faire. Nous avons eu le temps de les rattraper, dans la dernière ligne droite pour ainsi dire. Le conflit atomique devenait une affaire à double tranchant. Bref, la Troisième Guerre mondiale n'a pas eu lieu. Grâce au silence de cette femme qui coupait des légumes sur une petite planche en bois et parlait à son fils…»

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