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La ronde des phrases plus ou moins identiques me laissait le loisir de toucher, comme on touche le grain des pages d'un vieux livre, la texture des mots que je traduisais. Le diplomate dut remarquer cette traduction souterraine et parla d'une manière de plus en plus personnelle en abandonnant ce langage nivelé qu'on adopte face à un interprète dont on ignore à quel point il maîtrise la langue. Certaines de ses paroles avaient, pour moi, plus de vingt ans, venant de l'époque où je les avais apprises et où elles s'étaient conservées, très rarement utilisées. Elles résonnaient dans cette pièce basse, surchauffée, barricadée par des pans d'acier et leur sonorité ouvrait de longues percées de lumière et de vent. À ce souvenir se mêlait même, intact, l'orgueil enfantin d'avoir dompté cette langue insolite. Pendant une nouvelle rupture des négociations, le Français parla ironiquement d'un «navicert» dont le conseiller et moi aurions besoin pour quitter la ville par la mer. En entendant ce mot, je ressentis cette comique fierté d'enfant, car le vocable m'était connu grâce à Loti, et la tonalité de ces sons apportèrent dans l'étouffement de la pièce et la brise océanique de ses romans et la fraîcheur d'une longue soirée neigeuse rythmée par le froissement des pages.

De temps en temps, la discussion s'interrompait à cause du Français. Il fermait les paupières quelques secondes, puis les rouvrait largement dans des orbites de plus en plus creuses et qui ne voyaient pas, en tout cas ne nous voyaient pas. Son visage sous les filets de sueur ressemblait à un éclat de quartz, tantôt laiteux, tantôt translucide. J'intervenais, en sachant très bien que toutes ces piqûres étaient juste bonnes pour prolonger encore d'un tour ces tractations absurdes. Je le lui dis. Son visage de quartz s'éclaira d'un reflet de sourire: «Vous savez, ici en Orient on pratique souvent la médecine expectante…» J'eus de nouveau l'impression d'être en face d'un homme d'une autre époque. Non tant en raison de son français qui était celui de mes livres, mais à cause de ce calme à la fois ironique et altier qu'il opposait à la cruelle farce du présent, comme s'il l'observait du haut d'une longue et grande histoire remplie de victoire et de défaites.

Il résista jusqu'au bout, jusqu'à l'accord définitif, tard dans la soirée. En devinant la partie gagnée, il se redressa un peu dans son fauteuil et même lança une petite pique à «Monsieur le conseiller » (qui promettait quelques mortiers de plus au chef yéménite): «Votre générosité vous perdra, cher confrère. » Le conseiller lui sourit, avant d'écouter ma traduction comme pour montrer qu'ils n'avaient plus besoin de cacher leur vrai métier sous des couvertures diplomatiques, ni de simuler l'ignorance d'une langue.

Le lendemain, un hélicoptère venu de Djibouti emporta les trois otages relâchés (un couple d'Allemands et une coopérante française) et le corps du diplomate mort dans la nuit. Un peu à l'écart, nous assistions aux préparatifs. En attendant le départ, les rescapés échangèrent leurs adresses, s'invitèrent à passer des vacances en France et en Allemagne, puis voulurent à tout prix prendre une photo en compagnie des légionnaires. Le corps enveloppé dans une toile de bâche était déjà chargé…

«Toute notre vie n'est que médecine expec-tante, n'est-ce pas?»

Le conseiller le dit en français et se tut en regardant les passagers qui montaient dans l'hélicoptère en poussant de petits rires d'admiration. J'examinai un instant son visage tourné de profil. Aucune volonté d'impressionner ne s'y lisait.

«Pourquoi alors toute cette comédie avec l'interprète?»

Je forçai exprès le ton qui pouvait paraître presque blessé.

«D'abord, vous n'étiez pas que l'interprète! Et puis, dans les marchandages de ce genre il est parfois utile de plaider une erreur de traduction… Mais surtout considérez cela comme un début qui pourra avoir une suite si vous vous sentez prêt à changer de vie. Pendant le voyage vous aurez le temps de réfléchir à ma proposition.»

L'hélicoptère décolla en balayant les traces de pas sur le sol poudreux. Nous le suivîmes un instant des yeux. En s'en allant l'appareil semblait tirer sur le ciel une lourde housse de nuages fauves qui avançaient rapidement du côté de l'océan.

«L'un des derniers Mohicans de la vieille garde, ce Bertrand Jansac, dit le conseiller en abandonnant l'hélicoptère au-dessus des eaux. Ou plutôt l'un des derniers Mohicans tout court… Quant à nous, notre navire va bientôt partir toutes voiles au vent mais, hélas, sans la protection de… comment il disait déjà? d'un "navicert", n'est-ce pas?»

Dans le flux de gestes et de mots de cette dernière journée, une seule phrase persista, et sa tentation cadença toutes mes pensées: «Si vous vous sentez prêt à changer de vie…»

J'avais vingt-huit ans. Ma vie, par son épaisseur de chair et de mort, aurait pu être celle d'un homme beaucoup plus âgé. Et pourtant, le même enfant tressaillait en moi quand, distraitement ou avec curiosité, quelqu'un me demandait: «Mais où êtes-vous né? Que font vos parents?» Depuis longtemps, je savais répondre par le mensonge, par l'évasion, par la surdité. Cela ne changeait rien. Le frisson enfantin glissait comme une lame entre les plaques disjointes d'une armure. Seulement si, adolescent, j'avais peur qu'on ne découvre la vérité, désormais, à cette peur et à cette honte se mêlait la certitude de ne pas savoir faire comprendre cette vérité, de ne rencontrer personne à qui la confier.

J'éprouvai ce malaise en me retrouvant dans une cabine exiguë, sur un bateau qui encore arrimé tanguait déjà sous les premiers fouette-ments de la tempête. Installés face à face sur nos étroites couchettes, nous pouvions murmurer l'un à l'oreille de l'autre tant nos visages étaient proches. Le réflexe enfantin s'éveilla aussitôt: j'imaginai le conseiller me questionner sur le début de ma vie. Une seconde après, je me traitai d'idiot en comprenant qu'il savait tout… J'étais en face d'un homme qui, malgré notre situation propice aux confidences, ne chercherait pas à fouiller dans mon passé. C'est alors que sa proposition de «changer de vie» m'apparut comme une offre libératrice. D'ailleurs cette libération exaltante s'accomplissait déjà avec la rapidité d'un songe heureux. En montant sur ce bateau j'étais déjà libéré de mon nom et du passeport qui le certifiait. En échange, le conseiller m'en avait fourni un autre: mes premiers faux papiers avec un nom que je répétais intérieurement pour me l'approprier tout comme ces quelques ébauches de ma nouvelle biographie que je devais apprendre par cœur. J'étais parfaitement conscient que le naturel avec lequel s'engageait cette mue n'était qu'une technique de recrutement bien rodée et que la proposition de «changer de vie» n'avait rien d'improvisé. A chaque nouveau pas dans cette direction, le conseiller marquait comme un petit temps d'arrêt pour me donner la possibilité de me désengager – refuser de changer de passeport, ne pas monter avec lui dans ce petit cargo de mine douteuse, ne pas accepter le pistolet qu'il m'avait transmis. Plus tard je comprendrais que pour lui un tel départ et ce changement d'identité étaient une suite de mouvements presque machinaux, une routine qu'il exécutait sans se rendre compte de mon émoi. Mais pour l'instant, je voyais dans ses gestes l'insolente adresse d'un prestidigitateur qui, dédaigneux des apparences admises, me libérait par ses tours de muscade de ce qui me pesait le plus: moi-même.

Quand il quitta pour quelques minutes la cabine, je sortis mon nouveau passeport et je scrutai longuement ce visage, le mien, rendu méconnaissable par les informations de la page précédente. Cet homme sur la photographie semblait me dévisager avec dédain. Je me sentis fébrilement envieux de sa liberté.

La nuit, c'est cette jalousie qui m'imprégna tout entier d'une peur animale, d'un désir de survie que je n'aurais jamais pu imaginer en moi. Dans l'obscurité de la cabine, j'avais l'illusion que sous le déferlement des vagues le bateau se fluidifiait lui-même, fondait comme un bloc de glace. J'entendais l'eau partout – derrière la coque, dans le couloir et soudain, en ruisseau, sur le sol de la cabine! Je me penchai et avec une précipitation affolée je tâtai une surface métallique sèche qui vibrait sous mes doigts. Ma main frôla aussi mes chaussures sagement alignées dans une attente absurde. Je m'allongeai de nouveau, en espérant que le conseiller n'avait pas deviné la raison de mon agitation. Il restait muet dans le noir et paraissait endormi. Sans hublot, notre cabine me rappelait un cercueil d'acier qui depuis un moment se serait détaché du bateau. J'imaginai sa lente descente dans les entrailles glauques des eaux. Et cette paire de chaussures rangées sous ma couchette. Et ce pistolet qui rouillerait dans sa gaine. Il bougeait doucement en suivant le tangage du bateau et semblait me caresser sous le bras, à côté du cœur. Toute la perfidie de la vie se concentra pour moi dans cette caresse: j'allais mourir d'une mort lente et consciente, en possession d'un nouveau passeport, sous une identité qui m'avait enfin affranchi. Cet homme sur la photo que j'enviais tant pour sa liberté allait sombrer après sa brève existence pleine de promesses.

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