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Je m'étais redressé en remarquant que le sable commençait à se colorer dans la première lueur du matin. La nuit, toujours ce négatif qui m'abritait, allait se développer en gammes bleues et ensoleillées d'une journée balnéaire, se remplir de corps bronzés, de cris, s'imprimer dans un cliché photographique de belles vacances. Je m'étais dépêché de me retirer de ce cliché en développement, j'étais monté sur la dune (on voyait de son sommet, au loin, les premières maisons et la terrasse du café où Vinner allait me rejoindre dans deux heures et demie), je m'étais installé sur ce banc à l'abri du vent qui écrêtait déjà les vagues.

Le silence ensoleillé de cet endroit protégé par la dune et, en arrière, par les broussailles, distillait les bruits un par un: tantôt ce cri venant de la plage, tantôt le passage d'une voiture derrière les arbres. Ces bruits semblaient arriver de très loin, isolés par la distance, tels des signaux d'un monde étranger. Ce monde, une matinée de vacances de plus, se réveillait alentour dans la quotidienne bonhomie de ses habitudes et rendait ma présence ici de plus en plus incongrue. J'étais cet homme qui venait d'une époque oubliée pour demander des comptes à un vacancier qui, sans ma venue, se serait amusé avec ses deux enfants à construire des châteaux de sable ou à pêcher des coquillages… On entendait des voix plus fréquentes et plus distinctes que le vent apportait de la plage. La rumeur des voitures devenait plus soutenue. Il y avait un ton de tranquillité victorieuse dans cette cadence qui accordait peu à peu les bruits de la journée. La présence du revenant que j'étais ne pouvait absolument rien y changer.

C'est pourtant un bref à-coup dans ce rythme qui me tira de ma somnolence. Le bruit d'une voiture qui s'arrête et qui repart à fond de train. Tout se passe si vite que je ne me rends pas compte dans quel ordre arrivent les bruits. «Quelqu'un ouvre une bouteille de champagne», suggère une pensée engourdie par le soleil. Mais avant ce claquement sourd auquel subitement répond une douleur qui me brûle l'épaule, avant cette douleur, il y a ce bond: deux adolescents dévalent la dune, précédés de leur cerf-volant qui, malmené par le vent, se débat sur la pente, rebondit, fonce sur moi. Je m'incline pour l'éviter. Il m'embrouille de ses fils de nylon. C'est à ce moment que, derrière les arbres, quelqu'un ouvre une bouteille de Champagne. Les garçons se jettent vers moi, en criant des excuses, en me libérant. Leur «sorry» a l'intonation de: «On est désolé, mais il faut être le dernier des crétins pour se trouver sur ce banc, déjà tous ces baigneurs qui nous gênent sur la plage…» Pendant leurs manœuvres, j'ai le temps de reconstituer la suite des bruits. L'apparition, d'abord, du cerf-volant qui a frôlé ma tête. L'homme qui vient de tirer (avec un silencieux: le «Champagne»), en visant de sa voiture arrêtée derrière les arbres, a été dérangé par l'apparition des enfants. Il n'a pas répété son tir. Un professionnel aurait dû le faire, quitte à abattre deux lanceurs de cerf-volant. Je glisse ma main sous la serviette de plage autour de mon cou. Les doigts se souviennent des gestes anciens sur les corps des blessés: une plaie lacérée, pas plus, beaucoup de sang déjà. Ne pas faire peur aux enfants. Ils s'éloignent en grimpant sur la dune. Le vent fait faseyer les ailes de leur cerf-volant. Ils ne se sont aperçus de rien.

À l'accueil de l'hôpital, 11 me fallut un assez long moment pour prouver que j'étais solvable. L'employée m'expliquait en détail quel genre d'assurance médicale je devais avoir pour être admis. La serviette sur mon épaule ne retenait plus le sang qui coulait le long du bras. Je parvins à lui faire accepter ma carte bancaire. Elle téléphona à un supérieur pour se rassurer. Sur les murs, je regardai les photos qui faisaient valoir l'appareillage le plus performant dont disposait ''hôpital. Tout en parlant, l'employée frotta ma carte avec un kleenex pour enlever les traces de sang puis s'essuya les doigts avec un tampon imbibé d'alcool.

Dans le couloir où l'on me fit attendre, je tombai sur toute une rangée de jeunes cuisiniers avec leur habit blanc, certains leur toque sur la tête. Tous, dans le même geste, tenaient leur main blessée enveloppée dans un pansement de fortune. On aurait cru voir les victimes d'un tueur maniaque décidé à exterminer tous les mitrons. La fatigue m'empêcha d'abord de comprendre qu'il s'agissait tout simplement d'accidents du travail. Des centaines de restaurants de la côte, des couteaux qui coupent un doigt en même temps qu'une tranche de bifteck… En attendant mon tour, je repensai à la pingrerie de Vinner qui avait engagé ce tueur pas vraiment professionnel, un contrat bon marché pour la proie facile que j'étais. Je me souvins de l'employée qui m'expliquait très logiquement pourquoi je n'avais pas droit aux soins. Ce monde avec son air victorieux me parut tout simplement triste comme un livre de comptabilité qu'on aurait voulu égayer de quelques vues marines.

L'infirmière qui vint me chercher crut que j'avais perdu connaissance. Je restais immobile, les yeux fermés, la nuque contre le mur. Dans le questionnaire que l'employée de l'accueil m'avait dit de remplir, je venais de trouver, en dernière position, cette formule: «Person to contact in case of emergency.» J'avais répondu à toutes les autres questions et je m'apprêtais à marquer un nom en face de celle-ci… Le nom d'un proche, d'un ami. Je pensai à toi. À Chakh. Dans un éclair de mémoire, je revis une femme aux cheveux blancs, au milieu de la steppe… Je me rendais compte que vous étiez les seules personnes dont j'aurais pu marquer le nom sur les lignes du questionnaire. Les seules parmi lesquelles je me sentais encore vivant.

Requiem pour l'Est - pic_20.jpg

La nuit, à l'hôpital, je tirai de mon sac de voyage le classeur avec le bloc de papier que Vinner m'avait transmis. Puis le journal anglais – la photo de Chakh, la légende: «L'un des barons de la filière nucléaire.» Cette photo, cette légende idiote. Il ne resterait rien d'autre de sa vie.

En ouvrant le classeur, je tombai sur un cliché que Vinner avait dû glisser en appât. Je l'examinai, le reconnus… Il y a des années, je passais avec toi deux semaines en Russie, après plus de trois ans vécus à l'étranger. C'était en février, l'abondance de lumière claironnait déjà le printemps. Grisés par ces journées de soleil, nous avions cru, un instant, pouvoir vivre la vie des autres, avec la paisible accumulation des souvenirs, des lettres, des photos. J'avais acheté un appareil et pour le tester avais fait un premier essai, l'objectif tourné vers le bas. Cela avait donné ce cliché étrange: le sol enneigé, la travée d'une vieille clôture en bois, deux ombres sur la surface blanche éblouissante de soleil. Nous n'avions pas gardé les photos prises durant ces deux semaines. Elles auraient pu nous trahir au moment d'une perquisition. Seule cette vue, sans repères, sans date s'était mise à voyager avec nous (tu en faisais parfois un marque-page), indéchiffrable pour les autres.

«Tout ce qui restera de sa vie.» Je fis taire cette pensée avant de l'avoir vraiment formulée. Trop tard, car la vérité était là, imparable. Tout se résumerait bientôt à cette vue d'hiver sur laquelle j'étais seul à pouvoir encore discerner tes traits, deviner l'une des journées de ta vie.

Ma propre disparition, qui n'était pour Vin-ner qu'une question d'organisation, apparut soudain sous un aspect tout autre que lesjeux de filatures et de poursuites. Avec stupeur, je me vis être le dernier qui pût parler de toi, dire ton vrai nom, te faire exister parmi les vivants, ne fût-ce que par le dérisoire rappel du passé.

Je me mis fébrilement à chercher quelques éclats de notre vie ancienne, éclats de villes, de ciels, de joies. Ils surgirent et s'effritèrent rapidement sous le toucher de la mémoire. Il me fal lait un fait plus solide, une parcelle de toi qui imposerait son évidence. Une fiche d'état civil presque, avec les informations, pensai-je, bêtement administratives mais irréfutables, comme lieu et date de naissance…

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