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En entrant dans son bureau, il eut un signe de tête rapide en direction de deux hommes qui étaient en train de déplacer de volumineux cartons: «Désolé pour le désordre, mais nous sommes en plein déménagement. J'espère que leur présence ne vous gênera pas.» Je reconnus dans l'un des déménageurs le lecteur de journaux que j'avais vu, en reflet, dans un éclat de miroir sur la colonne du restaurant, le jour de notre déjeuner. Les cartons étaient placés juste derrière le fauteuil que Vinner me proposa. La rapidité avec laquelle il entamait ce rendez-vous avait le petit goût d'une opération bien préparée. Il avait sans doute réussi à joindre notre prétendu ami commun en Chine, à moins que celui-ci ne fût déjà rentré. Et puis, en deux jours, il avait pu vérifier que j'étais seul à Destin. En jetant un coup d'œil sur les caisses, je remarquai que certaines d'entre elles étaient assez grandes pour contenir le corps d'un homme.

«J'ai une dette envers vous, dit-il en ouvrant un tiroir de son bureau. Ce magazine que vous m'avez offert pour ne pas effaroucher mon épouse. Je vous le rends, mais avec un supplément…»

Vinner me tendit un journal anglais. Il avait assurément prévu le coup de théâtre, mais ne pouvait pas mesurer la force du choc. Il y avait plusieurs articles sur le trafic d'armes contrôlé par la mafia russe. Des photos, des statistiques. Et soudain, ce titre: «La mort de l'un des barons de la filière nucléaire.» Sur le cliché, très distinct, je découvris le visage de Chakh.

Je n'entendis pas le début des commentaires faits par Vinner. Il me demanda probablement si j'avais bien connu l'homme photograhié. Je n'ai pas donné de réponse, encore aveuglé par l'expression des yeux, le mouvement des lèvres que je devinais derrière la fixité de la photo. L'article ne faisait qu'énumérer les habituelles composantes de la trame criminelle: des contrats douteux, la fuite des technologies militaires d'une Russie en déliquescence, les commissions exorbitantes, les rivalités, les règlements de comptes, la mort d'un «baron de la vente d'armes». C'est en parcourant ces paragraphes que je rattrapai la voix de Vinner. Curieusement, elle avait la même résonance vaguement méprisante et victorieuse que le style de l'article.

«… drôle de personnage. Je ne l'ai vu qu'une fois et encore pour une raison très technique. Et il n'a rien trouvé de mieux que de me parler de la guerre. Enfin de sa guerre. C'était tellement hors de propos que j'ai failli lui demander s'il avait conduit un char lui-même, histoire de lui faire toucher le fond de la bêtise. Et puis…»

Je remarquai que les deux hommes, dans mon dos, avaient cessé leur remue-ménage, mais restaient toujours dans la pièce. J'interrompis Vinner:

«Il vous aurait répondu que oui. D'abord près de Leningrad, puis dans la bataille de Koursk…

– Près de Saint-Pétersbourg, vous voulez dire? Ha ha…

– Je ne sais pas s'il faut commencer à le prononcer à l'américaine…

– Ça viendra, ça viendra… N'empêche, quelle ironie du sort: lui qui a si vaillamment lutté contre les trafiquants d'armes est abattu sous l'étiquette d'un mafieux. Quelle fin de carrière! C'est vrai qu'il n'avait pas la chance que vous avez de travailler "en binôme", comme vous dites. Un compagnon fidèle peut toujours venir en aide ou, le cas échéant, réhabiliter votre honneur à titre posthume. Mais dans son cas…»

Il continuait à parler avec un sourire de plus en plus dédaigneux. J'étais sûr à présent que le soir de notre rencontre sous la pluie il avait eu très peur et qu'il était beaucoup trop inquiet pour penser au beau corps de sa femme, et qu'il avait passé ces deux jours dans une humiliante inquiétude qu'il essayait d'effacer par ce ton méprisant de vainqueur. Je comprenais aussi que je ne sortirais pas de ce bureau. Les deux hommes derrière mon fauteuil ne faisaient même plus semblant de déplacer leurs caisses… Mais la mort de Chakh m'avait poussé dans un étrange éloignement d'où je regardais Vinner: son visage ressemblait à un masque parcouru de crampes. Je lui coupai la parole de nouveau et c'est en parlant que je me rendis compte de la tension avec laquelle il m'écoutait, et aussi de la raideur de mes lèvres.

«Vous m'avez promis quelques notes sur… sur vous savez qui.

– Je n'ai pas pu rassembler grand-chose, mais… tenez.»

Il me tendit un classeur fermé par des élastiques. Son geste avait une précision déjà un peu mécanique, comme s'il avait peur que je refuse, comme si de la précision de cette passation dépendait la suite des mouvements dans ce bureau. Sans détourner le regard de son visage, je pris le classeur, le posai sur mes genoux. Vin-ner me regardait fixement, puis eut un coup d'œil rapide sur mes mains immobiles. Je devinais qu'il attendait que je baisse les yeux, que je commence à tirer les élastiques. Tout était réglé sur cette seconde d'inattention. Une latte de parquet grinça derrière mon dos. Je me mis à parler très bas pour ne pas rompre cet équilibre instable:

«Je voudrais vous transmettre les amitiés d'une personne qui vous est très chère et qui habite à Varsovie. Je pourrais aussi vous proposer quelques documents qui retracent votre tendre liaison mais un classeur ne suffirait pas. Il y a des cassettes, des films… Je vous donne rendez-vous demain, à neuf heures du matin, sur une jolie plage près de Destin, loin de tous ces détecteurs de métaux. Vous viendrez seul, vos dépositions sous le bras. Car aujourd'hui, je suppose, vous m'offrez un bloc de feuilles vierges…»

J'ouvris le classeur: entre les pages blanches, une seule photo était glissée et qui me parut faire partie de l'habillage. Du coin de l'œil, j'interceptai un signe de tête que Vinner envoyait à ses hommes. Leur travail reprit.

En sortant, je poussai du pied l'un des cartons. «Merci de m'avoir donné l'occasion de voir mon propre cercueil.» Cette petite pique, par l'esprit de l'escalier, me viendrait de retour à l'hôtel Mais au moment même de mon départ, il y eut entre nous cette banale gêne de deux hommes qui ne peuvent pas se serrer la main.

Le soir, en rentrant à Destin, je lus la page du journal anglais qui publiait la photo de Chakh. La fatigue, le dégoût, la peur affluaient à présent sur moi avec le retard d'une onde de choc. Mais plus forte que ces émotions retardées était la surprise. Je ne parvenais pas à croire à la mort de Chakh. Ou plutôt en admettant qu'on ait pu le tuer, je le voyais pourtant vivre, d'une vie plus libre même que la mienne et dont je cherchais en vain à saisir le sens. Elle m'apparaissait comme la vie de ces soldats qui, à la guerre, protégeaient la retraite d'une armée et se sacrifiaient en sachant que leur mort ferait gagner quelques heures aux troupes retirées. Je pensais à leur présence étrange dans cette pause sciemment acceptée entre la vie et la mort. Quelques heures, une journée peut-être et cette intensité toute neuve du regard et déjà l'abandon de tout ce qui, la veille encore, semblait important.

Requiem pour l'Est - pic_19.jpg

En restant sur ce banc à moitié enlisé dans le sable, on ne remarquait pas la force du vent. Derrière la dune, à l'abri, la première clarté du matin donnait déjà l'impression d'une belle journée de soleil, oisive et chaude. C'est en se levant qu'on sentait le souffle qui avait blanchi la mer et criblait le visage de minuscules piqûres de sable. D'ailleurs même assis, j'apercevais sur la crête de la dune des tourbillons qui s'élevaient un instant et retombaient avec un bruissement sec, heurtant les touffes de longues herbes emmêlées. Deux ou trois fois, lancé de la plage, un cerf-volant incisa l'air au-dessus de la crête, puis disparut en obliquant dans une trajectoire tendue et sifflante…

Je m'étais levé bien avant le jour, sans avoir vraiment dormi, et en allant vers la mer je l'avais surprise encore dans sa vigilante lenteur nocturne. J'avais nagé au milieu de l'obscurité rythmée par de longues vagues silencieuses, perdant peu à peu toute conscience de ce qui m'attendait, tout souvenir du pays massé derrière la côte (l'Amérique, la Floride, prononçait en moi une voix perplexe), toute attache à une date, à un lieu. Du noir, un flot plus vif parfois surgissait, me recouvrait de son écume, disparaissait dans la nuit. Je me rappelais l'homme que j'allais revoir (un souvenir incontrôlable: la joue de Vinner avec une fine éraflure laissée par le rasoir). Je m'étonnais en pensant que la haine de cet homme était le tout dernier lien qui me rattachait encore à la vie de ceux qui vivaient sur cette côte endormie, à leur temps, à la multiplicité de leurs désirs, de leurs gestes, de leurs paroles qui reprendraient dès le matin. Le visage de Vinner s'estompait, je retournais à cet état de silence et d'oubli qu'un jour, sans pouvoir trouver le mot juste, j'avais appelé l'«après-vie» et qui était, en fait, ce qui me restait à vivre dans une époque révolue, dans ce passé que je n'avais jamais réussi à quitter… J'étais resté longtemps assis sur le sable, adossé à la coque d'une barque retournée. La nuit au-dessus de la mer formait un écran noir, profond et vivant, pareil à l'obscurité mouvante derrière les paupières closes. La mémoire traçait sur ce fond nocturne des visages d'autrefois, une silhouette égarée dans ces jours en ruine, un regard qui semblait me chercher à travers les années. Toi. Chakh. Toi… Les ombres de cette après-vie n'obéissaient pas au temps. Je voyais ceux que j'avais à peine connus ou ceux qui étaient morts bien avant ma naissance: ce soldat, les lunettes éclaboussées de boue, qui portait sur son dos un blessé, cet autre, étendu dans un champ labouré d'obus, ses lèvres entrouvertes vers lesquelles une infirmière approchait un petit miroir en espérant ou n'espérant pas capter une légère buée de souffle. Je voyais aussi celle qui me parlait de ces soldats, une femme aux cheveux argentés, arrêtée dans l'infini de la steppe et qui me regardait par-delà cette plaine, par-delà le temps, me semblait-il. Un homme aussi, un visage de quartz, un bandeau de pansements sur le front, qui parlait en souriant, narguant la douleur. Chakh marchant dans la foule, dans une avenue londonienne, il venait à notre rendez-vous, ne me voyait pas encore et je le piégeais dans cette solitude. Toi, devant une fenêtre noire qu'éclairait le rougeoiement des incendies dans les rues voisines. Toi, les yeux fermés, allongée à côté de moi dans une nuit de fin de combats et me racontant une journée d'hiver, la forêt muette sous les neiges, une maison qu'on découvrait en traversant un lac gelé. Toi…

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