Литмир - Электронная Библиотека
A
A

C'est en regardant son fils vivre et grandir que Nikolaï perdit l'habitude de revenir, en pensée, dans le monde d'avant. Car Pavel était heureux. Il marchait au milieu d'une colonne d'enfants de son âge, entonnait des chansons à la gloire des courageux révolutionnaires et même, un jour, apporta de l'école cette photo: sa classe, deux rangs debout, un rang assis, le clairon et le tambour en avant, un genou à terre, tous fiers de porter des foulards rouges de pionniers, et derrière eux, sur une large bande de calicot, ces mots peints en lettres blanches: «Merci au camarade Staline pour notre enfance heureuse!» En parlant avec son fils, Nikolaï comprenait qu'il y avait du vrai dans cette inscription stupide. L'enfant croyait vraiment que l'Armée rouge était la plus belle et la plus forte au monde, que les travailleurs de tous les pays n'aspiraient qu'à vivre comme les gens de Dolchanka, qu'il existait quelque part à Moscou ce mystérieux Kremlin surmonté d'étoiles rouges où vivait celui qui, de jour comme de nuit, pensait à chaque habitant de leur immense pays, prenait des décisions toujours justes et sages, démasquait les ennemis. Pavel savait aussi que son père était un héros car il avait combattu les Blancs, ces mêmes Blancs qui avaient mutilé sa mère. Il détestait les koulaks et disait, en répétant les récits de ses manuels, que c'étaient des «buveurs de sang». Un jour, en feuilletant le manuel d'histoire de son fils, Nikolaï tomba sur le portrait d'un chef d'armée qu'il avait rencontré pendant la guerre civile. Le visage du militaire était soigneusement rayé à l'encre. Il venait d'être déclaré «ennemi du peuple». À travers tout le pays, pensait Nikolaï, dans des milliers et des milliers d'écoles des millions d'élèves empoignaient leur stylo et, après une brève explication du professeur, maculaient ces yeux, ce front, cette moustache aux pointes en pique…

À de tels moments, il avait envie de parler à son fils du monde d'avant, de sajeunesse d'avant la guerre, d'avant la révolution. Il fallait tout simplement faire une soustraction, pensait-il, oui, soustraire le présent du passé et raconter la différence de bonheur, de liberté, d'insouciance que contenait ce passé. Cette arithmétique paraissait si aisée, mais chaque fois qu'il essayait de revivre ce vieux temps, la différence s'estompait. Car, avant la révolution, il y avait eu aussi une guerre, celle de 1914 (et les bolcheviques n'y étaient pour rien), et les wagons remplis de blessés, et lui tout jeune encore, sur un champ couvert de cadavres, lui qui pleurait de douleur, ne parvenant pas à retirer sa jambe écrasée sous son cheval tué. Et à Dolchanka, bien avant l'arrivée des bolcheviques, les jours avaient la longueur rude des labours, la dureté des gros troncs sous la scie, le goût du pain chèrement gagné. Du bonheur d'autrefois restaient seuls ces quelques levers de soleil, cette source froide au creux d'une combe par une journée de moisson dans la fournaise de l'été, cette route sous la dernière tempête de neige. Comme à présent. Comme de tout temps…

Ne sachant pas bien s'il fallait se réjouir ou se désoler de la rareté de ce bonheur pourtant constant, Nicolaï se souvenait de la nuit déjà si lointaine, au bord d'une rivière, du sommeil d'Anna près du feu, de la joie unique qui remplissait cet instant. Dans quel temps pouvait-il placer cette nuit? La guerre, la fuite, ce pays au nom et aux frontières provisoires, lui-même, ennemi des Blancs comme des Rouges, cette femme dont il ne connaissait ni le prénom, ni la vie. Elle, à peine sortie de la mort, la nuit semant dans la rivière ses étoiles, le feu, le silence. Tout son bonheur ne tenait qu'à cela.

Il essaya, un jour, d'expliquer cette vie d'avant à son fils. Et crut même trouver les mots qu'il fallait. Il parla du tsar, du vieux comte Dolchanski de la révolution… C'était une journée d'octobre tiède et calme. Les champs étaient déjà vides, la berge sur laquelle ils étaient assis, tapissée de longues herbes jaunies. C'est en voyant dans le ciel ce vol d'oies sauvages que Nikolaï se rendit compte que depuis quelques minutes déjà, l'adolescent n'écoutait plus. Les oiseaux se reflétaient dans le flux lisse de la rivière et Pavel suivait leur reflet qui semblait remonter le courant au milieu des longues feuilles de saule et de quelques barques échouées. Nikolaï se tut et, en regardant dans la même direction que l'enfant, sourit: le glissement clair des ailes sur l'eau était plus beau que le vol lui-même.

Après le fameux printemps des aiguilles confisquées, il y eut deux années de famine, une centaine de morts à Dolchanka, plusieurs arrestations. Le dégoût que Nikolaï avait éprouvé, un jour, devant la machine télégraphique devint si quotidien qu'il ne le remarquait plus. Tout le monde savait que la famine avait été organisée. Mais pour ne pas perdre la raison, pour survivre au milieu de cette folie, il fallait ne pas y penser, il fallait s'attacher à la rectitude et à la bonne profondeur du sillon…

Et puis, même durant ces années-là, il leur arrivait de s'éveiller au milieu d'une belle journée d'octobre avec un vol d'oiseaux au-dessus de la rivière. Ou encore dans ce jour de grands froids: en rentrant, Nikolaï vit Anna près de la fenêtre, une main sur le berceau de leur deuxième enfant, et l'autre tenant un livre. Il s'approcha, s'assit à côté d'elle, tout engourdi de vent glacé, jeta un coup d'œil sur les pages. C'était un livre étranger, Anna ne faisait que regarder les images, des hommes et des femmes dans leurs habits amples à la mode ancienne, des villes inconnues. On trouvait encore dans les maisons du village ces volumes éparpillés de la bibliothèque du comte Dolchanski et, faute de pouvoir les lire, on s'en servait pour attiser le feu ou rouler une cigarette. «Ça, même si tu me demandais, je ne pourrais pas te l'apprendre!» dit-il en riant, le doigt glissant sur les caractères énigmatiques. Anna sourit, mais d'un air un peu lointain comme si elle était en train de chercher un mot oublié… Il y avait un calme infini dans leur isba à cet instant-là. L'enfant dormait, le feu sifflotait doucement dans le poêle, la fenêtre toute recouverte de glace flambait des mille granules écarlates d'un soleil bas. Cette clarté, ce silence étaient suffisants pour vivre. Tout le reste était un mauvais songe. Discours, voix haineuses parlant du bonheur, peur de ne pas être assez dur, de ne pas se montrer assez heureux, assez haineux envers les ennemis, peur, peur, peur… Tandis que la vie n'avait besoin que de ces minutes du couchant d'hiver, dans une pièce protégée par le silence de cette femme penchée au-dessus de l'enfant endormie.

Requiem pour l'Est - pic_11.jpg

Comme dans un mauvais songe, des changements arrivaient en se bousculant, en se contredisant, en rendant vaine toute envie de comprendre. Par une nuit d'été, dans un fenil, Batoum mourut au milieu d'un incendie parti de son mégot. Sa maîtresse se sauva. Lui, trop ivre, s'embrouilla dans les bottes de foin. Comment pouvait-on comprendre ça? L'homme qui avait poussé à la mort tant de monde avait péri comme un simple poivrot de village en provoquant presque de la pitié. Les kolkhoziens ne comprenaient pas… Carassin se maria au chef-lieu et y resta avec son épouse, une femme à l'énorme poitrine et qui dépassait d'une tête son mari. Cette masse de chair sembla engloutir ce révolutionnaire roux avec son excitation et ses rancunes. On les vit ensemble: il ressemblait à un petit fonctionnaire paisible et portait dans un filet une bouteille de lait et des craquelins… Les habitants de Dolchanka haussaient les épaules. Le camarade Krasny fit une carrière rapide dans j'appareil du Parti. On vit son nom apparaître plusieurs fois dans le journal de la ville, précédé de son nouveau titre – et la dernière fois sans ce titre, mais avec une mention devenue courante: «traître démasqué, caudataire de la bourgeoisie, espion à la solde des impérialistes». Ceux qui l'avaient connu à Dolchanka se demandaient pourquoi il avait fallu plus de dix ans pour le «démasquer». D'ailleurs, il y avait déjà au village toute une génération de jeunes à qui les noms de ces activistes des années vingt ne disaient plus rien en cette année 1936.

24
{"b":"101384","o":1}