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Il termina le sillon et en arrivant au chaintre, retint le cheval et s'arrêta. En suivant l'avancée des activistes à travers le champ, il éprouvait cet étouffement de colère qui lui rappelait une journée lointaine: des otages éplorés rassemblés dans une cour et ce fin serpent de papier qui sinue en sortant de l'appareil télégraphique et annonce la mort. Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit, se débattant dans des réflexions sans issue. «Fuir en emmenant la famille? Brûler la maison, pour ne rien laisser à ces parasites? Mais fuir où? Dans les villages voisins c'est pire encore, on emprisonne les gens qui possèdent deux chevaux. Dans la forêt? Mais comment y vivre avec un enfant de huit ans et par ces nuits encore froides?» En imaginant cette fuite il voyait le pays tout entier peuplé d'activistes, embrouillé dans des écheveaux de bandes télégraphiques…

Ils s'approchaient. Nikolaï s'inclina, enleva une barbe d'herbe sèche qui s'était enroulée autour du soc et, de l'autre main, vérifia sa cachette: dans l'ornière arrondie du chaintre, ses doigts frôlèrent la poignée d'une hache. Il se sentait à présent libéré. Plus de pensées, plus d'hésitation. Ils allaient l'entourer, il se pencherait comme pour changer l'angle du soc, saisirait la hache, l'abattrait sur Batoum, puis sur l'inspecteur. Carassin, le plus pleutre, essaierait de se sauver. Krasny, incapable d'agir, se mettrait à hurler… Il lui semblait que sa tête était enveloppée dans du verre glacé et liquide. Avec une précision hallucinante il voyait le luisant d'une couche de terre retournée, ce scarabée noir qui courait, grimpait sur sa botte… Dans une brève levée du vent, il entendit les paroles, encore indistinctes, des gens qui venaient vers lui.

Il les regarda, puis porta la vue plus haut, vers la montée de la plaine où apparaissaient les premières isbas de Dolchanka. Et vit, comme il lui arrivait parfois de voir durant le labour, la silhouette d'Anna. Elle se tenait là, immobile, les deux seaux posés à ses pieds. À une telle distance, il ne parvenait pas à distinguer l'expression de ses yeux et il savait qu'elle ne pouvait que garder le silence. Mais plus que la voix, plus que le frémissement deviné des paupières, c'était l'air même de cette matinée qui l'écarta soudain de la minute vécue. L'air était gris, léger. Le vent portait l'aigreur humide des branches à peine touchées par la verdure et l'essoufflement des derniers amas de neige cachés dans les bois… Nikolaï sentait que cette femme là-bas, sa femme, Anna, et lui, à l'autre bout de la plaine, étaient unis par cet air, par sa lumière pâle qui marquait une journée de printemps, l'un des printemps de leur vie…

Les quatre hommes ralentirent le pas avant de l'aborder, comme s'ils entouraient un fauve prêt à sauter. Pour une seconde, il crut avoir oublié leurs noms et le but de leur expédition. Il était encore très loin, dans la mémoire soudainement éveillée de tous les printemps, de toutes les neiges, de tous les levers de soleil et de toutes les nuits qu'il avait vécus et vus avec Anna. Dans cette nuit surtout, au bord d'une rivière, près d'un feu de bois, au retour de la mort…

Il salua d'un hochement de tête la délégation des activistes. Et fit un effort pour retenir un sourire. Leur mine exagérément grave et digne jurait avec leurs bottes transformées en véritables pattes d'éléphant par les mottes d'argile collées. Au lieu de la colère des derniers mois, Nikolaï éprouva le dépit que provoque la bêtise des enfants à l'âge ingrat, une bêtise dangereuse et impossible à éviter avant que «ça leur passe». Carassin fit un pas en avant, se retourna pour s'assurer que Batoum était là et lança une tirade bien préparée:

«Alors, propriétaire bourgeois, on ne lit pas les journaux, on se moque des décisions du soviet…»

Krasny intervint, mais d'une voix où la condamnation était déjà mieux formulée:

«… et on continue à se servir des biens qui appartiennent au peuple. Et on n'est pas prêt à les rendre! »

Nikolaï fit semblant d'écouter avec un air attentif et respectueux. Et il parla sans se défaire de cette expression, en y ajoutant même la mine d'un paysan obtus mais plein de bonne foi.

«Les rendre au soviet? Mais comment je pouvais les rendre? Ça serait la pire duperie!» s'ex-clama-t-il en jouant l'honneur offensé.

Les activistes échangèrent un coup d'œil, déconcertés.

«Comment ça, une duperie? Qu'est-ce que tu veux dire par là? s'étonna l'inspecteur, en forçant les notes métalliques de sa voix.

– Mais, venez, regardez-moi ça, camarade inspecteur!»

Et profitant de la confusion, Nikolaï le saisit sous le coude et l'entraîna vers le cheval.

«Non, mais regardez un peu, vous croyez que c'est honnête de rendre au kolkhoze un cheval dans un tel état? Vous avez vu ces sabots? Et comment le ferrer? Le seul forgeron qui nous restait, le camarade Batoum l'a arrêté il y a deux semaines… Oui, le forgeron, Ivan Goutov. Et ça, regardez, ce n'est plus une charrue, c'est de la ferraille. Et pourquoi? Parce que la vis pour régler le soc s'est cassée, mais comme la forge est fermée… Que je vous dise, la main sur le cœur: donner ça au kolkhoze, c'est pire qu'une tricherie, c'est… (Nikolaï baissa la voix) c'est du sabotage!»

C'était le mot clef de l'époque, la conclusion de tant de verdicts publiés dans tous les journaux. Le mot qu'affectionnait Krasny dans ses discours… Cette fois-là, les trois activistes évitèrent le regard de l'inspecteur. Batoum, en piétinant, d'une botte décrassait l'autre Krasny s'éclaircissait la voix. Carassin léchait ses lèvres. Nikolaï soupira, et sans leur laisser le temps de réagir, annonça d'un ton résigné:

«Mais après tout, si le camarade Krasny décide que c'est mieux comme ça, moi je n'y peux rien. J'amène et le cheval et la charrue tout de suite. Pourquoi tarder? Je vais aller avec vous. Et la secrétaire me fera un papier comme quoi le kolkhoze accepte les outils cassés…»

Il appuya sur la charrue en retirant le soc, fit avancer le cheval. Carassin, nerveux, attrapa une bride.

«Non, attends, tu peux encore labourer. Aujourd'hui…», bégaya-t-il et il se retourna pour chercher l'approbation de l'inspecteur. Nikolaï fit semblant de s'emporter:

«Comment ça, labourer? Sur un cheval qui n'est plus à moi? Mais je ne suis pas un voleur, moi! Non, si c'est décidé, c'est décidé. Je l'amène au kolkhoze, je vous rends la charrue… Rendu, reçu, signé. Cet après-midi, j'amènerai aussi la carriole. Tiens, prenez la hache pour commencer!»

Nikolaï savait que la cour devant la maison du soviet était encombrée de télègues confisquées, de meubles, de piles de vaisselle. L'intérieur des pièces ressemblait à la réserve d'un gros bazar villageois. Carassin tendit la main pour prendre la hache, mais la retira tout de suite, comme pour éviter un piège. L'inspecteur était venu à Dolchanka pour voir comment on pouvait, sans perdre la face, calmer ce délire d'expropriation. C'est lui qui trancha:

«Voilà ce qu'on va faire. Je vois, camarade, que tu prends à cœur les biens du kolkhoze. Bien plus que certains (il lança un coup d'œil sévère à Carassin). Je vais proposer ta candidature pour le poste de chef de l'écurie collective. Quant au forgeron, j'ai deux mots à dire au camarade Batoum…»

Nikolaï reprit son travail, creusant un sillon sur les traces des activistes qui s'éloignaient. Carassin et Batoum essayaient de convaincre l'inspecteur, agitaient les bras, se frappaient la poitrine. Nikolaï leva les yeux vers le haut de la plaine et vit Anna. Elle s'en allait lentement le long des arbres de la grand-rue.

Le lendemain, avec le forgeron relâché, ils ferrèrent le cheval. De la maison du soviet, les paysans revenaient, les bras chargés de vaisselle et d'outillage récupérés. Dans la nuit, un long convoi venant des villages voisins passa sous leurs fenêtres: un long grésillement de sanglots fatigués que cadençaient le fracas des roues et le piétinement des chevaux. Des familles entières qu'on ne reverrait jamais.

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