– Voilà pour toi, la fiancée, avait-elle dit d'une voix rêche, c'est pour tes noces. Quand tu es arrivée, on croyait que tu étais une fille de la ville. On disait: «En voilà une qui a décroché Ivan, un beau parti, et un Héros en plus.» Puis il nous a raconté ton histoire. Va, porte-le pour être belle. Je l'ai coupé moi-même. Je savais que tu aurais de la peine, avec ta main. Ma mère avait gardé le tissu pour son enterrement. C'était tout brodé de croix sur les bords. Elle le gardait dans un petit coffre, à la cave. Quand les Allemands ont brûlé le village, ma mère a brûlé aussi. Plus besoin du drap. J'ai fouillé les cendres et dedans j'ai trouvé ce coffre, intact! Va, porte-le, ça t'ira à merveille. C'est de bon cœur…
Vers la fin du mois d'août, à côté des décombres, on vit s'élever la charpente de la nouvelle isba, répandant la senteur de résine du bois frais. Ivan commença à couvrir le toit. De la petite cabane où ils vivaient, ils déménagèrent dans le coin de l'isba qui était déjà couvert. Le soir, tombant de fatigue, ils s'allongeaient sur du foin odorant répandu sur les planches de bois clair.
Couchés dans l'obscurité, ils regardaient à travers la charpente du toit jaillir et filer dans une glissade fulgurante des étoiles de fin d'été. À travers le village, au-dessus du sol, flottait l'odeur bleue et légère d'un feu de bois dans un potager. Une souris faisait entendre dans un coin son grattement déjà familier. Le silence était à ce point intense que l'on croyait entendre les étoiles filantes effleurer le ciel. Et dans un coin, au-dessus d'une table, on entendait le tic-tac d'un vieux carillon à poids. Ivan l'avait trouvé dans les décombres, couvert de suie et de rouille, les aiguilles figées à une heure terriblement lointaine.
Ils prirent lentement l'habitude l'un de l'autre. Elle ne tressaillait plus quand la main calleuse d'Ivan touchait sur sa poitrine la cicatrice profonde. Lui ne remarquait même plus cette cicatrice ni son petit poing mutilé. Une fois, elle retint sa main et la passa sur les bourrelets de la plaie.
– Tu vois, c'est là, dans ce petit creux, qu'il s'est logé. Le diable l'emporte!
– Oui, il a mordu profond.
Ivan l'attira à lui et chuchota à son oreille: «Ce n'est pas grave. Tu me feras un fils et tu lui donneras le sein droit. Le lait, c'est le même…»
À l'automne, l'isba était achevée. Un peu avant la première neige ils récoltèrent les pommes de terre plantées tardivement, ainsi que quelques légumes.
La neige tomba, le village s'assoupit. De temps en temps seulement, on entendait le tintement d'un seau dans le puits et la toux du vieux chien dans la cour du chef du kolkhoze.
Le matin, Ivan allait au soviet, puis à la forge. Avec les autres hommes il réparait les outils pour les travaux du printemps. A son retour, il se mettait à table avec Tania. Il soufflait sur une pomme de terre brûlante et craquelée, jetait sur sa femme des regards rapides, sans pouvoir dissimuler un sourire. Tout lui apportait une joie secrète. C'était propre et paisible, dans leur isba neuve. On entendait le bruit régulier du carillon. Derrière les vitres couvertes de cannelures givrées se couchait un soleil mauve. Et près de lui était assise sa femme qui attendait un enfant, embellie, un peu solennelle, plus attirante encore dans cette gravité douce et paisible.
Après le repas, Ivan aimait parcourir lentement les pièces de l'isba, écoutant le craquement des planches. Il tapotait les parois blanches du poêle en répétant: «Tu sais, Taniouchka, on aura toute une nichée d'enfants. Et dans nos vieux jours, nous nous réchaufferons sur ce poêle. C'est vrai, regarde. Ce n'est pas un poêle, c'est un vrai navire. La léjanka est encore mieux que l'ancienne.»
L'hiver sévissait. Les puits étaient gelés jusqu'au fond. Les oiseaux, figés en plein vol, tombaient en petites boules inertes. Un jour, sur le seuil de la maison, Tania ramassa un de ces oiseaux et le posa sur un banc, près du poêle. «À la chaleur, il va peut-être se remettre», pensa-t-elle. Mais le petit oiseau ne bougea pas. Simplement sur ses plumes le givre brilla en fines gouttelettes.
En avril, ils eurent leur fils. «Comme il te ressemble, Ivan, dit Vera, la femme au teint basané. Ce sera aussi un Héros.» Elle avait apporté l'enfant qui criait et le tendait à son père.
Vers le soir, Tania commença à étouffer. On ouvrit la fenêtre pour laisser entrer le froid crépuscule d'avril. Vera lui donna à boire une tisane, mais rien ne la soulageait. Le médecin le plus proche habitait dans un village, à dix-huit kilomètres. Ivan mit sa capote et partit en courant sur la route défoncée. Il ne rentra qu'au petit matin. Pendant tout le trajet il avait porté sur son dos le vieux médecin.
Les piqûres et les potions soulagèrent Tania. Ivan et le médecin, tous deux ivres de fatigue après cette nuit blanche, s'assirent pour boire du thé. Vera apporta un petit pot de lait de chèvre, le chauffa et nourrit l'enfant.
Avant de prendre la route, le médecin but un petit verre de samogon et dit: «Bon, vous lui donnerez cette poudre si jamais le cœur flanche. Mais normalement, avec un éclat comme ça, elle n'aurait pas dû avoir d'enfant, pas même pétrir la pâte… Mais je sais, je sais, soldat… quand on est jeune… je l'ai été moi aussi!» Il jeta à Ivan un clin d'œil complice et se dirigea vers la grand-route.
Ils appelèrent leur fils Kolka, comme le petit frère d'Ivan tué par les Allemands.
Au printemps, par une fâcheuse coïncidence, l'unique cheval du kolkhoze mourut juste avant les labours. Les derniers temps, on n'avait eu rien d'autre à lui donner que de la paille pourrie et des tiges desséchées.
Un matin on vit arriver à Goritsy, dans une jeep cahotante, le responsable régional du Parti, secrétaire du Raïkom [8]. À peine avait-il sauté de sa voiture qu'il fondit sur le chef du kolkhoze.
– Alors, on fait du sabotage, fils de pute? Tu veux foutre en l'air le plan céréalier de la région? Je te préviens, pour une affaire comme ça, on fusille les gens comme ennemis du peuple!
Il inspecta tout le kolkhoze, jeta un coup d'œil sur la forge et sur l'écurie. «Où est le cheval? demanda-t-il. Quoi? Mort? Je t'en foutrai, moi, des "Il est mort… " Saboteur!»
Ils se rendirent dans les champs. Le secrétaire du Parti continuait à vitupérer. «Ah! il lui manque des terres pour les semailles… Il se plaint toujours, ce fils de chien. Et ça, c'est quoi? Ce n'est pas de la terre? Pourquoi n'as-tu pas encore enlevé les pierres? Des terrains comme ça, chez toi, koulak [9], c'est de la terre perdue!»
Ils s'étaient arrêtés près d'un champ argileux qui descendait vers la rivière. Il était parsemé de gros cailloux blancs. «Pourquoi n'enlèves-tu pas ces pierres? hurla de nouveau le secrétaire. C'est à toi que je parle, hein!»
Le chef du kolkhoze, qui jusque-là n'avait pas ouvert la bouche, machinalement, de son unique main, rentra sous la ceinture la manche vide de sa vareuse. D'une voix enrouée il dit: «Ce ne sont pas des pierres, camarade secrétaire…»
– C'est quoi, alors? hurla l'autre. C'est peut-être par hasard des betteraves à sucre qui ont poussé toutes seules?
Ils s'étaient approchés. Ils virent alors que les cailloux blancs étaient des crânes humains.
– C'est là que les nôtres ont essayé de briser l'encerclement, dit d'une voix sourde le chef du kolkhoze. Ils ont été pris dans un feu croisé…
Le secrétaire s'étrangla de fureur et siffla: «Tu me racontes tout le temps des histoires. Il y a un joli ramassis de Héros dans le coin! Vous êtes tous des planqués, ici, derrière vos exploits passés!»
Ivan, le visage terreux, s'avança vers lui, le saisit par le revers de sa veste de cuir noir et lui cria dans les yeux: