Ce qui les sauvait, c'étaient les deux premiers chars qui brûlaient et empêchaient une attaque directe des Allemands. La ravine les protégeait sur la gauche, le petit bois sur la droite. Du moins le pensaient-ils. C'est pourquoi lorsque, dans un bruit de troncs cassés, écrasant les buissons, surgit un char, ils n'eurent même pas le temps d'avoir peur. Le char tirait à vue, mais celui qui était blotti dans ses entrailles étouffantes s'était trop hâté.
L'explosion projeta Ivan à terre. Il roula dans la tranchée, tâtonna dans un trou pour trouver le manche de la grenade et, repliant le bras, il la lança. La terre tressaillit – il n'entendit pas l'explosion, mais la ressentit dans son corps. Il passa la tête au-dessus de la tranchée et vit la fumée noire et les ombres qui sortaient de la tourelle. Tout cela dans une surdité à la fois sonore et cotonneuse. Pas de mitraillette à portée de main. Il jeta encore une grenade, la dernière…
Dans le même silence feutré, il quitta la tranchée et vit la steppe vide, les chars fumants, le chaos des terres labourées, des cadavres et des arbres déchiquetés. À l'ombre du canon était assis un Sibérien âgé, Lagoun. Voyant Ivan, il se leva, lui fit un signe de tête et dit quelque chose. Il se dirigea, toujours dans un silence irréel, vers la petite tranchée du mitrailleur. Celui-ci était à moitié couché sur le flanc, la bouche entrouverte et tordue par une telle souffrance qu'Ivan, sans l'entendre, vit son cri. Sur ses mains ensanglantées, il ne restait plus que les pouces. Lagoun commença à le panser en lavant ses moignons avec l'alcool de la gourde et en les serrant fortement. Le mitrailleur ouvrit la bouche encore plus grand et se renversa sur le dos.
Ivan, titubant, contourna le char couvert de feuilles et de branches cassées, et pénétra sous les arbres. Deux ornières laissées par les chenilles brillaient d'un éclat noir dans l'herbe arrachée. Il les traversa et se dirigea là où l'ombre était plus épaisse.
Même dans ce taillis on sentait la forêt. Des moucherons tourbillonnaient dans les rayons minces et tremblants du soleil. Il aperçut une rigole étroite emplie d'une eau couleur de thé et d'une limpidité vertigineuse. Sur son éclat lisse couraient les araignées d'eau. Il la suivit et après quelques pas trouva le minuscule bassin d'une source. Il s'agenouilla et but avidement. Désaltéré, il releva la tête et perdit son regard dans cette profondeur transparente. Soudain, il aperçut son reflet, ce visage qu'il n'avait pas vu depuis si longtemps – ce jeune visage légèrement bleui par l'ombre de la première barbe, avec des sourcils décolorés par le soleil et des yeux terriblement lointains, étrangers.
«C'est moi… – les mots se formaient lentement dans sa tête – Moi, Ivan Demidov…» Il contempla longuement les traits de ce reflet sombre. Puis il se secoua. Il lui sembla que le silence devenait moins dense. Quelque part au-dessus de lui gazouilla un oiseau.
Ivan se releva, se pencha de nouveau et plongea la gourde dans l'eau. «Je vais la porter à Lagoun, il doit cuire, là-bas, sous son canon.»
Par sa citation à l'ordre du Soviet suprême de l'Union soviétique, il apprendra que ce jour-là «ils ont contenu l'avance de l'ennemi dans une direction d'une importance stratégique capitale, ils ont résisté à plus de dix attaques d'un ennemi numériquement supérieur». Dans ce texte seront mentionnés les noms de Stalingrad et de la Volga, qu'ils n'ont jamais vus. Et comme ces mots ressembleront peu à ce qu'ils avaient vécu et éprouvé! Il n'y sera question ni de Mikhalytch et de son gémissement de douleur, ni de Serioga dans son treillis noirci et rougi, ni de chars qui fumaient au milieu des arbres écorchés et humides de sang.
Il n'y sera pas question, non plus, du petit bassin d'eau vive, dans le bois renaissant à tous les bruits de l'été.
De Tatiana, il n'avait reçu, durant la guerre, que deux lettres brèves. Elle écrivait à la fin de chacune d'elles: «Mes amies de guerre Lolia et Katia t'envoient un salut chaleureux.» Ces lettres, enveloppées dans un morceau de toile de tente, il les gardait au fond de son sac. De temps en temps il les relisait jusqu'à connaître par cœur leur contenu naïf. Ce qui le réjouissait, c'était d'abord l'écriture elle-même, la vision de ces triangles [5] de papier froissé.
La victoire le trouva en Tchécoslovaquie. Le 2 mai, le drapeau rouge fut planté sur le Reichstag. Le 8 mai, Keitel, l'œil rageur sous le monocle, signa l'acte de capitulation sans conditions de l'Allemagne. Le lendemain, l'air vibra des salves de la Victoire, et l'après-guerre commença.
Cependant le 10 mai, le Héros de l'Union soviétique, le sergent-chef de la Garde Ivan Demidov, cherchait toujours dans son viseur les silhouettes noires des chars et encourageait les soldats en hurlant ses ordres d'une voix cassée. En Tchécoslovaquie, les Allemands ne déposèrent pas les armes avant la fin du mois de mai. Et, comme des balles perdues, des «pokhoronka [6]» volaient vers la Russie qui avait pu croire qu'après le 9 mai personne ne mourrait plus.
Enfin cette guerre s'acheva à son tour.
Deux jours avant la démobilisation, Ivan reçut une lettre. Comme toutes les lettres rédigées à la demande de quelqu'un, elle était un peu sèche et embrouillée. En outre, elle avait mis plus d'un mois à le rejoindre. Il lut qu'en avril Tatiana avait été grièvement blessée, s'était remise de l'opération et se trouvait actuellement à l'hôpital de Lvov.
Ivan scruta longuement le feuillet écrit d'une main hâtive. «Grièvement blessée…», répétait-il, en sentant en lui quelque chose se crisper. «Le bras? La jambe? Pourquoi ne pas s'exprimer clairement?»
Mais à la pitié s'ajoutait un autre sentiment qu'il ne voulait pas s'avouer.
Il avait déjà changé les pièces d'or de cent shillings autrichiens contre des roubles, déjà respiré l'air de cette Europe détruite mais toujours policée et confortable. Sur sa vareuse brillait l'Étoile d'or, scintillait l'émail grenat de deux autres ordres et l'argent bleuté des médailles «Pour la bravoure». Et dans la traversée des villes libérées il sentait sur lui les regards admiratifs des jeunes filles qui lançaient des bouquets sur les chars.
Il rêvait déjà de se retrouver le plus vite possible dans un wagon de marchandises, parmi ses compagnons démobilisés, dans l'odeur aigre du tabac, de regarder par les parois grandes ouvertes la verdure éclatante de l'été, de courir aux arrêts pour chercher l'eau bouillante. Il avait en plus de son sac un petit coffre en bois renforcé par des coins d'acier. Dedans, un coupon d'une lourde étoffe moirée, une demi-douzaine de montres-bracelets trouvées dans une boutique dévastée, et surtout un grand rouleau d'excellent cuir pour faire des bottes. La seule odeur de ce cuir aux fines rayures lui tournait la tête. Et quand on imaginait les bottes crissantes qu'on mettrait pour se promener dans la rue du village en faisant tinter ses décorations… Et justement son camarade de régiment l'invitait à s'installer chez lui, en Ukraine. Mais avant? Ce serait une idée de rendre d'abord visite aux proches restés en vie, avant d'aller chercher fortune dans un endroit neuf. «Là-bas, je pourrais trouver une belle fille, et puis les gens y sont beaucoup plus riches et généreux…»
De nouveau il relisait cette lettre et la même voix lui soufflait: «J'ai promis… j'ai promis… Enfin quoi! On n'est pas marié à l'église! Bien sûr, je me suis un peu trop avancé… mais c'était la situation qui voulait ça! Et maintenant, quoi? il faudrait que je m'engage pour toute la vie? On n'y comprend rien à cette lettre. Que le diable la débrouille! "Grièvement blessée…" qu'est-ce que ça veut dire? En fin de compte, c'est une femme dont j'ai besoin, pas d'une invalide!»