De nouveau il se souvenait comment, prisonnier, il avait été convoyé à travers les rues de Moscou dans la colonne interminable des autres prisonniers allemands. Des deux côtés de la rue, sur le trottoir, se tenaient les Moscovites qui, avec une curiosité un peu défiante, regardaient le flot gris des soldats. Derrière eux, sur leurs traces, avançait lentement une arroseuse qui lavait, plutôt symboliquement, la «lèpre fasciste» des rues de la capitale. Il sembla soudain à Almendinger qu'il commençait à reconnaître les visages des Moscovites se tenant le long de la rue, à entendre des bribes de leur conversation…
La serrure de la porte d'entrée claqua doucement. Il comprit qu'il s'était endormi un instant. Des pas furtifs frôlèrent le tapis, l'attaché-case retrouva sa place près de la table de travail. En s'endormant, Almendinger sentit sur son visage la fraîcheur d'une paume légère. Mais son sommeil était déjà si visqueux qu'il ne put que tendre vers cette main son visage aux yeux fermés; et, souriant déjà en rêve, il murmura quelques mots en allemand.
Vers midi, il faisait très chaud dans les rues colorées, inondées de gens et de soleil. On sentait déjà l'été, l'odeur de l'asphalte poussiéreux et tiède.
Ivan marchait lentement, abasourdi par le bruit des rues, la brûlure du soleil, les taches rouges des slogans, des drapeaux et des banderoles. Les paroles des passants, les klaxons des voitures et surtout ce miroitement aveuglant du soleil lui causaient une douleur aiguë. Il lui semblait qu'il suffirait d'un mot, d'un petit rire, pour que sa tête éclate. Il essayait de ne pas regarder les piétons affairés. Il avait envie de s'arrêter et de leur crier: «Mais taisez-vous donc!» ou de frapper quelqu'un pour qu'un instant au moins cesse ce bruit qui lui déchirait la cervelle.
Avec son costume et son imperméable, il avait horriblement chaud. Il sentait sa chemise et son pantalon lui coller sur la peau, un picotement sec lui gratter la gorge. Mais sans enlever son imperméable, il marchait toujours comme un automate, espérant qu'après le tournant ne tarderait pas à souffler de la fraîcheur et que s'éteindraient ces éclats joyeux et sonores.
La nuit lui revenait en bribes confuses, avec la permanence hallucinante de l'ampoule nue du plafond. Sa lumière, dès qu'il commençait à se souvenir, grandissait, devenait de plus en plus éclatante, plus crue, et lui brûlait les yeux davantage encore que le soleil de mai. Les yeux mi-clos, Ivan allait plus loin.
Il se souvenait qu'étant rentrés la veille dans la chambre de Semionov, ils avaient tiré de dessous le lit la valise avec sa réserve d'alcool et commencé à boire. Ivan buvait sans mot dire, avec acharnement, sans détourner de Semionov un regard pesant et haineux. Semionov avait peur de ce regard et débitait d'une voix sourde:
– Qu'est-ce que tu veux, Vania… Ils nous ont eus comme des porcs pouilleux. Bon Dieu! On nous a accroché sur le ventre toute cette ferraille et nous, pauvres cons, on était heureux. Héros! Essaie seulement de mettre le nez dans ce bar où les Fritz boivent, on te videra avec un balai à ordures. Tu pourrais même être trois fois Héros…
Puis à travers les brumes de l'alcool, sans plus s'entendre, Ivan criait quelque chose à Semionov en donnant des coups de poing sur la table. A ces coups répondirent soudain en écho un tambou-rinement rageur dans la porte et la voix aiguë de la voisine:
– Semionov! Je téléphone à la Milice. On va t'embarquer, toi et ton ivrogne de copain! Avec la foire que vous faites, vous réveillez toute la maison…
Semionov sortit dans le couloir pour donner des explications. Ivan resta seul. Il y eut un silence complet. Du plafond, l'ampoule couleur citron jetait des ombres tranchées: les bouteilles sur la table, les béquilles de Semionov près de la tête du lit. Quelque part au-dessus des toits résonnèrent trois heures du matin…
À la rencontre d'Ivan venaient des militaires retraités qui avaient mis, à l'occasion des fêtes, l'uniforme de parade. Ils étaient caparaçonnés dans l'armure de leurs décorations. Ivan regardait presque avec horreur leur cou gonflé, leurs joues rougies par le rasage, leur buste monolithique sanglé par la ceinture et le baudrier. D'une gigantesque banderole un fantassin, un marin et un aviateur jetaient un sourire redoutable en dessous d'une inscription fluorescente: «Vive le quarantième anniversaire de la Grande Victoire!» Ivan eut envie de s'arrêter et de crier:
«Tout cela, c'est de la foutaise, des pièges à cons!» Il eut envie que l'un des passants le pousse, l'injurie, qu'un gros militaire, en gonflant son cou écarlate, commence à lui cracher quelque chose de menaçant. Ah! Comme il leur aurait répondu! Il leur aurait rappelé l'arrière où ces retraités obèses s'étaient planqués et les emblèmes américains sur les jeans de ces jeunes blancs-becs arrogants qui le croisaient.
Mais personne ne le poussait. Au contraire, à la vue de son Étoile brillant au revers de sa veste, on s'écartait pour lui laisser le passage. Même, quand Ivan traversa la rue à un endroit interdit, le milicien ne siffla pas et détourna la tête en regardant ailleurs. A bout de forces Ivan prit une ruelle et vit au fond un bouquet d'arbres. Mais, arrivé au bout, il se retrouva sur une avenue bruyante et joyeusement animée. De nouveau une banderole éclatante frappa ses yeux: «1945-1985. Gloire au peuple soviétique victorieux!» Ivan s'arrêta, plissa les yeux et gémit. Son front et ses paupières devinrent humides, ses jambes flanchèrent. Une arroseuse passa, l'enveloppant d'une odeur de poussière moite; navigua un grand autocar d'Intourist aux vitres fumées derrière lesquelles on apercevait des dames bien soignées aux cheveux argentés. Ivan rebroussa chemin.
À ce moment, au-dessus de la porte vitrée d'un magasin, il devina plutôt qu'il ne lut, en cttres noires ventrues: «Beriozka». Sans réfléchir, guidé par l'intuition de ce qui allait se produire et s'en réjouissant méchamment à l'avance, il entra.
Dans le magasin régnait une demi-obscurité agréable. Les climatiseurs répandaient une fraîcheur dépaysante. Près d'un comptoir, des touristes légèrement vêtus parlaient entre eux. Une volée de notes grêles et désaccordées, suivie d'un éclat de rire, retentit: l'un d'eux achetait une balalaïka.
Ivan s'arrêta près du comptoir. Son regard discernant à peine les objets glissait sur les boîtes de Palekh, les bouteilles de whisky écossais, les couvertures brillantes des albums. Deux vendeuses le regardaient avec vigilance. Finalement l'une d'elles, n'y tenant plus, dit à mi-voix, mais très distinctement et sans même regarder de son côté: «Ce magasin, citoyen, est réservé aux étrangers. Ici on paie en devises.» Et lui montrant que la conversation était terminée et qu'il n'avait plus rien à faire ici, elle dit à sa collègue:
– Je crois que les Suédois ont fait leur choix. Reste ici, je vais les servir.
Ivan savait parfaitement ce qu'était une Beriozka. Il savait aussi quel paysan méprisable il était aux yeux de ces deux poupées savamment maquillées. Mais ça, justement, c'était bien. Oui, c'était bien que sa tête éclate, que sa chemise colle à sa peau, que les étrangers – ces extraterrestres aux tee-shirts légers – achètent, rient, regardent au loin, à travers lui, de leurs yeux bleus.
– Allez, va, ma fille. Va les servir, ricana Ivan. Nous, il nous reste juste à les servir, les uns au lit, les autres au comptoir…
La vendeuse s'arrêta, échangea un bref regard avec sa collègue et martela:
– Ici on n'accepte pas les roubles, je vous le répète. Dégagez les lieux ou j'appelle la milice. Et enlevez vos mains de la vitrine.
Et d'une voix plus basse elle ajouta: «N'importe quel bouseux vient ici et nous, ensuite, on doit laver les vitres!»
Ivan serra les mâchoires et de tout son corps pesa sur la vitrine du comptoir. On entendit le bruit de la vitre brisée et en même temps l'exclamation de la vendeuse: