La formule m'a frappé. Je me suis demandé longtemps quelle était cette chose redoutable qu'on ne pouvait pas souhaiter même à un ennemi.
Les rares moments où ma mère me racontait ses années d'enfance coïncidaient dans ma mémoire avec des soirées d'hiver, le dimanche, son jour de repassage.
Elle apportait de la cour une énorme brassée de linge givré, le déposait sur le coffre. Tous ces draps figés, ces chemises aux manches dures comme du carton, ces chaussettes rigides cassées en deux scintillaient de mille cristaux sous la lumière terne de l'ampoule. Mais surtout ce tas anguleux exhalait la senteur âpre et fraîche de l'hiver. Cet amas glacé semblait respirer.
Ma mère enlevait son manteau, s'asseyait en attendant que le linge «s'en remette», comme elle disait. Je m'installais avec mon bol de lait chaud sur le coin de la table. Derrière la fenêtre bleuissait déjà le crépuscule. C'est à ces moments-là qu'elle commençait à parler, ses grosses mains rouges abandonnées sur les genoux, ses yeux perdus dans le bleu qui lentement s'épaississait derrière la vitre. Ses récits restèrent toujours liés pour moi à cet amas odorant sur le coffre, à ce bienheureux délassement de la femme aux doigts froids et rouges.
Si à ce moment tu venais me voir, elle se levait et, sans interrompre son récit, sans sortir de cette détente rêveuse, te versait du lait dans un bol. Et nous écoutions ensemble.
Récit à l'odeur de linge glacé,
un dimanche de repassage
Je vais l'appeler Liouba comme tout le monde l'appelait dans la cour. Comme l'appelaient les babouchkas qui n'auraient pas souhaité à leur pire ennemi de vivre la jeunesse qu'elle avait eue.
Il semblait à Liouba n'avoir jamais vu son père dans ses vêtements d'intérieur. Il était toujours sanglé du baudrier de cuir lisse, chaussé de hautes bottes noires. Au temps des répressions les plus dures («sous Iejov», disait ma mère pour ne pas évoquer devant nous le nom de Staline), son père dormait des semaines entières sans se déshabiller. Il savait qu'à tout moment, chaque nuit, on pouvait venir le chercher, l'emmener.
À la fin de l'année 1939, il crut pouvoir souffler un peu. Il pensa que le pire était passé et s'autorisa même à prendre un peu de repos. Pour le nouvel an il se déguisa en Père Noël, tout spécialement pour elle, pour sa fille. Il s'affubla d'une barbe en ouate et ce visage méconnaissable, le visage du Père Noël ordinaire, était seul demeuré dans son souvenir. Inconsciemment, elle tenta toute sa vie de discerner sous ce déguisement criard ses traits, son regard, son sourire…
Après le nouvel an, pour les vacances d'hiver, Liouba partit avec sa mère au village.
Dans l'isba sibérienne qu'embaumaient les bûches de cèdre et de bouleau, la vie s'écoulait toute différente. Même le lait, par exemple, on le transportait ici, au village, tout à fait autrement. Dans le froid sonore du matin surgissait une fine musique de grelots. Elles dressaient la tête au-dessus de leur tasse de thé, tendaient l'oreille. Déjà l'on entendait le grincement des patins, le dur martèlement des sabots. Elles se levaient, mettaient leur pelisse de mouton.
Dans la cour s'était immobilisé un cheval tout blanc et bouclé de givre. Glebytch, un vieillard au visage rubicond, basculait lourdement du traîneau. Lorsqu'il les voyait descendre du perron, il se penchait, retirait du traîneau une grossière toile grise, la déployait. Liouba écarquillait les yeux. Dans ses grandes moufles de fourrure, Glebytch tenait un large disque de lait glacé qui étincelait au soleil matinal. Avec précaution il le déposait sur le napperon brodé que la mère lui tendait.
Sur la surface du disque striée de cristaux Liouba découvrait parfois un brin de paille collé eu un épi. Et parfois même un bleuet… Mais le comble du bonheur, c'était de s'approcher en cachette du grand bloc glacé et de le lécher en plein milieu, recevant sur le visage le souffle d'un froid enivrant!
S'aimaient-ils, Liouba et Piotr? La question ne s'est jamais posée à moi quand j'étais enfant. Tout me paraissait naturel. Je n'imaginais même pas que mon père puisse être différent, ou que ma mère puisse éprouver quelques regrets d'avoir ce mari, de le savoir irrémédiablement tel qu'il était.
Tout nous paraissait naturel dans notre vie. Les portes de nos appartements qu'on ne fermait à clé que la nuit – comme les trous d'une fourmilière. Et ton père qui corrigeait ses copies sur le rebord de la fenêtre. Il enseignait les mathématiques à l'école… On n'était pas non plus étonnés, le soir, par les occupations de ta mère. Elle écrivait des lettres. Des dizaines de lettres. Aux ministères, au Comité central, aux soviets locaux. Elle y demandait toujours la même chose: que dans un petit square de Leningrad soit élevé un monument à la mémoire des victimes du Blocus. On lui opposait toujours les mêmes refus empreints d'une politesse administrative, si ce n'était tout simplement le silence. «Au moins une plaque de marbre sur le mur!» implorait-elle. «Ce n'est pas prévu par le plan quinquennal du développement social du quartier», lui répondait-on. Elle persévérait, portant en elle le déchirant souvenir de toutes les morts dont, enfant, elle avait été le témoin dans la ville assiégée. Elle écrivait… Ton père cochait à l'encre rouge les innombrables colonnes de chiffres… Tu te levais, pliais le coin d'une page et venais chez nous.
Tu traversais – à deux reprises, d'abord dans votre appartement, puis dans le nôtre, strictement identique – une continuelle bousculade humaine. Dans le couloir communautaire les enfants roulaient sur leurs petits vélos. Un homme peignait une porte. Une femme portant une énorme bassine d'eau bouillante surgissait de la cuisine, parcourait le couloir et, dans un «plouf» retentissant, renversait le contenu dans la baignoire pleine de linge. Le couloir se remplissait de vapeur chaude et d'odeurs de lessive.
– Egorytch! Tu ne t'es pas endormi là-dedans? demandait quelqu'un en agitant la poignée des toilettes.
– Katia! une voix féminine perçait à travers la vapeur. Vite au lit!
Dans la cuisine on grattait avec acharnement de grosses poêles en fonte noire. Et la musique d'un tourne-disque nous berçait tous d'une nostalgie des îles lointaines:
Quand je suis parti à La Havane, ce pays d'azur,
Toi seule as su deviner ma tristesse, ô mon amour…
Derrière notre porte, tout recommençait: le vacarme, le remue-ménage, une musique vagabonde qui semblait se faufiler entre les femmes affairées et chercher l'endroit où elle pourrait couler en toute tranquillité.
Nous n'étions pas étonnés lorsque tu entrais sans frapper dans notre pièce et t'asseyais près de moi. Ma mère se levait, te versait du lait et continuait son récit.
À sa voix répondait un bruit sonore venant d'un minuscule réduit. C'est là que mon père effectuait ses travaux de cordonnerie.
Après leur mariage, ma mère avait eu cette idée: pouvait-on trouver un travail plus sédentaire que celui de cordonnier? C'était elle qui avait obtenu l'autorisation du soviet, elle qui avait procuré tous les instruments nécessaires. Quand de l'isba de Zakharovna mon père déménagea dans cet appartement communautaire, ils installèrent dans un débarras son minuscule atelier. Ayant vécu sa jeunesse au village, il avait des mains qui donnaient vie à tous les objets. Il savait les rendre obéissants, efficaces.
– Cordonnier? Pourquoi pas? avait-il répondu à la proposition de ma mère. Seulement, il faudra qu'on trouve des enclumes, tu sais, ces pieds de fonte…
La clientèle ne manquait jamais. Les chaussures étaient introuvables ou trop chères. On réparait donc les siennes jusqu'à ce qu'elles tombent en poussière. Le long du mur s'étalait toute une rangée de souliers, de bottes et de bottillons. Chacun de ces couples exhibait dans des rides racornies ses malaises: rictus dentus des semelles, entorses des talons, fistules. Parfois ils étaient si nombreux que leur file d'attente dépassait le seuil de l'atelier et se poursuivait le long du mur de la pièce. Pendant le repas on y jetait un coup d'œil et on commentait: