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Absorbé par mes craintes, mes interrogations et mes efforts pour la ranimer, je ne pense pas à me demander si je suis bien avec elle. De toute évidence, je me répondrais non. Mais ce n'est pas grave. Je suis avec elle, ça suffit.

Une semaine plus tard, nous partons dans le Luberon. Son frère nous avait invités à passer quelques jours dans la maison de campagne qu'il possède là-bas, où il devait justement se rendre ces jours-ci avec femme et enfant. Sur le coup, nous avions décliné sa proposition – nous ne pensions pas repartir si vite – mais finalement ça tombe bien. Nous y restons trois jours, il ne se passe pas grand-chose. Olive est cependant plus paisible et plus ouverte qu'à Paris. J'ai peur de rentrer.

À peine revenus, nous recevons un coup de téléphone de Florence, qui nous informe d'une promo de dernière minute à Nouvelles Frontières. Deux aller et retour pour Le Caire ce week-end, à un prix ridicule. Elle nous appelle à tout hasard. Le ciel le lui rendra.

Au Caire, il ne se passe pas grand-chose. Mais c'est une ville fascinante, turbulente et poussiéreuse. Olive est émerveillée par ses habitants, ses bâtiments, étourdie par le tumulte. Le week-end passe très vite.

Ça ne marche pas. À chacun de nos retours, Olive replonge dans son malaise un peu plus rapidement que la fois précédente. L'élan que lui donnent nos séjours loin de Paris est de moins en moins efficace, la dynamique n'agit presque plus: la force qui la freine à l'arrivée prend trop vite le dessus. Il serait ridicule de continuer à essayer de sauver la situation ainsi. Ce n'est pas possible. Je me vois comme un lévrier en train de courir de plus en plus vite après un lapin mécanique, disons plus sagement un renard ou un cochon mécanique dont la vitesse augmente proportionnellement à la mienne. C'est comme les calmants. Plus on en prend, plus on s'y habitue et plus il faut en prendre. La seule solution serait de passer notre vie en voyage. Or ce n'est pas possible. C'est moi qui me mettrais à déjanter, car j'ai besoin de repères fixes (n'oublions pas que je suis une girouette) – j'imagine Olive acceptant gentiment de me ramener de temps en temps à Paris pour que je revive, puis de plus en plus souvent, jusqu'à ce que nous nous y installions de nouveau, et ainsi de suite. De plus, je ne sais pas ce que je ferais de mon chat. Enfin il faut bien que je travaille, je ne suis pas millionnaire. Or donc ce n'est pas possible.

Nous allons rester à Paris. (Je vais bientôt me rendre compte que ce n'est pas possible non plus.) Nous allons rester à Paris, on ne peut pas en mourir. On verra bien ce qui arrivera, comme disent ceux qui n'ont rien à perdre. Olive ne tient qu'à un fil mais c'est parfois suffisant. Je ferai tout pour entretenir ce fil, voire pour en tisser d'autres si je suis en forme, je ferai tout pour lui changer les idées. Parallèlement, il faut aussi que je fasse tout pour ne pas déjanter. Car même en restant sur place, même entouré d'une multitude de repères fixes, on n'est jamais à l'abri.

Vendredi soir, moins d'une semaine après notre retour du Caire, je dois dîner chez Morag-Ann, une amie qui habite depuis peu dans le quartier et que je n'ai pas vue depuis longtemps, comme la plupart de mes amies. Je m'y rends seul car Olive passe la soirée en tête à tête avec Tatiana, la seule femme dont elle se sente réellement proche. J'espère qu'elle saura mieux que moi l'aider à se relever (mais se relever de quoi? Quand je demande à Olive ce qui ne va pas, ce qui la met dans cet état de découragement, elle me répond: «Je ne sais pas. J'ai toujours été comme ça. Je peux donner le change en apparence, je peux sourire, je peux m'amuser, je peux danser, lire des livres et m'habiller comme si j'attachais de l'importance à mes vêtements, je peux faire la folle mais au fond de moi c'est toujours pareil. Je suis triste. Au fond de moi, rien ne m'intéresse, rien ne me fait envie. J'ai toujours ressenti ça, depuis aussi longtemps que je m'en souvienne, et je n'arrive pas à combler ce vide au milieu. Quand tu me vois joyeuse, ce n'est pas que j'oublie, c'est que j'ai assez de force ou de volonté pour jouer la comédie. Mais à l'intérieur, ça ne change pas. Je me suis demandé d'où ça venait, bien sûr. C'est difficile à expliquer. Tout me paraît inutile. Que je fasse des choses "importantes" ou des choses sans conséquence, tout me paraît inutile. Ce n'est pas une grande découverte, tout le monde sait ça, tout le monde sait que rien ne sert à rien sur terre, que l'humanité n'a ni sens ni but, mais certains parviennent à ne pas y penser ou même à se faire croire le contraire, d'autres se servent justement de cette constatation pour vivre avec plus d'insouciance. Moi j'en suis incapable. Je suis comme quelqu'un qui se lève tous les matins à six heures et qui bosse dans un bureau jusqu'à la tombée de la nuit en sachant qu'il ne sera pas payé à la fin du mois. Ça me désespère. Je ne peux pas faire comme si de rien n'était. De temps en temps, je me laisse emporter, mais malheureusement ça ne dure jamais longtemps. Quand j'arrive dans une soirée où les gens sont gais, par exemple, je me sens bien pendant cinq ou dix minutes. Mais très vite, cette sensation d'inutilité – cette impression que ce ne sont que des actes de diversion – me reprend. Je me mets à détester tous ces gens creux. Et je ne réagis pas comme ça seulement face à ce qu'on appelle les plaisirs. Tout me fait le même effet. S'engager activement dans la lutte contre la misère, écrire un livre ou élever des enfants, tout ça me paraît aussi vain et dénué de sens. Je suis loin d'être la seule à considérer l'existence de cette manière, c'est l'une des premières choses que l’on comprend en sortant de l'enfance, ou même dès l'enfance, je me doute qu'il faut "s'y faire" mais ma raison est impuissante. Le plus bizarre, c'est que j'aime la vie, si on peut dire. Je serais la dernière à me tirer une balle dans la tête. Je pense et me comporte comme si j'attendais autre chose… mais je sais qu'il n'y a rien d'autre. Je suis prise au piège, je suis coincée ici. Tout le temps triste, sans espoir. Rien ne m'intéresse. Rien du tout. Je n'aime personne.» Qu'est-ce que je peux faire, moi, Titus Colas? Une seule chose importe pour moi: le bien-être d'Olive. Je connais la cause de ses problèmes, je vois cette cause, je peux la toucher, mais je suis incapable de la supprimer. Il y a cette petite boule de désespoir au fond d'elle depuis des années, elle me la décrit et me la montre, mais ni elle ni moi ne pouvons agir dessus. Je préférerais n'importe quelle autre explication plus douloureuse. Là, je suis coincé, moi aussi. Je ne peux qu'essayer de patienter, de faire avec.) Avant de partir chez Morag-Ann, je jette un coup d'œil par la fenêtre: ce que j'ai constaté hier se confirme, il ne reste plus maintenant qu'un lapin derrière la palissade, le gros blanc. C'est sans doute le père, le chef et dernier survivant de cette colonie éphémère. Même la mère, la robuste mère, celle qu'on appelait «la Vieille», a succombé, le laissant seul et tragique. De quoi sont-ils morts? De faim, d'ennui, d'asphyxie? Et où sont leurs cadavres? Ils ont disparu un à un sous mes yeux sans que je puisse intervenir – je n'ai rien tenté pour les sauver, mais ça se passe souvent ainsi: on voit quelque chose s'éteindre devant soi et on sait qu'on ne peut rien faire. Qu'est-ce que je pouvais faire? Je suis embêté, avec ces lapins. Qu'ils se multiplient ou disparaissent, j'interprète ça comme un mauvais présage. Je sonne chez Morag-Ann. Elle m'ouvre, elle est petite et jolie, pas très en forme en ce moment, me dit-elle. Sa fille part aussitôt jouer chez la voisine, je m'installe sur le canapé pendant qu'elle va chercher des verres et du whisky. C'est la première fois que je viens chez elle – elle a emménagé récemment, elle vivait depuis six ans avec le père de la petite. C'est un bel appartement. Je regarde autour de moi, les meubles, les tapis, les livres, les affiches et les objets ramenés d'ici ou là. Tout semble à sa place, tout a été bien choisi – élégant, original, juste – mais l'ensemble procure un sentiment indéfinissable (et embarrassant) de souffrance cachée, d'inutilité, de solitude arrangée. Soudain, je tourne la tête et aperçois enfin ce que j'aurais dû remarquer dès mon premier pas dans la pièce – je résistais inconsciemment, sans doute. Sur le mur qui se trouve à ma droite est accroché un grand tableau, d'environ deux mètres de large sur un mètre cinquante de haut. Sur fond coloré, indistinct, il représente un immense lapin mort, couché sur le côté. Un lapin de deux mètres, les yeux fermés, la bouche ouverte, les pattes molles et le ventre gonflé. C'est répugnant. J'ai demandé à Morag-Ann si elle avait préparé quelque chose à dîner, elle m'a répondu que non, elle comptait téléphoner à un traiteur libanais, j'ai dit que je préférais manger dehors, si ça ne la dérangeait pas, parce que je n'aime pas trop la nourriture libanaise, ni la pizza, non, nous sommes donc partis au restaurant et je ne suis pas remonté boire un verre chez elle car je devais retrouver Olive chez moi, elle n'aime pas rester seule. Je ne comprends rien à ce qui m'arrive. Personne ne peut dire que je suis en train de perdre la tête, je suis certain de ne pas perdre la tête: je ne les invente pas, ces lapins qui surgissent de toute part. Ce ne sont pas des hallucinations. Ça n'a rien à voir avec un quelconque délire. Je ne cours pas après, non plus. Qui oserait prétendre que je suis allé chez Morag-Ann ce soir par masochisme inconscient, car je pressentais que j'y trouverais un grand lapin mort? Quant à la parade dite «de la coïncidence incroyable», il y a longtemps que je n'y songe plus. Deux, trois, quatre lapins, passe encore. Mais des lapins à tous les coins de rue et à tous les étages, je suis désolé, non. Et pourtant si. Ma vie grouille de lapins. Les faits sont là, on ne peut rien contre les faits. Pendant qu'Olive flotte dans un état d'absence qui ne s'améliore pas mais ne s'aggrave pas non plus, transformée en une sorte de vapeur humaine sur laquelle je ne peux pas m'appuyer, je me mets à tournoyer de plus en plus vite sur moi-même à la recherche d'une issue, d'une direction sûre, mais tout se dérègle autour de moi sans que je puisse exercer la moindre influence sur rien. Mon chat, qui refusait toutes les boîtes que je lui proposais, vient de trouver un goût qui lui convient. J'achetais chaque jour trois ou quatre variétés différentes de pâtées, j'ai essayé des terrines ou des mousses au foie et aux rognons, à la volaille, au poulet, à la dinde, au canard, au saumon, au thon, au bœuf, au gibier, à l'agneau, à tous les animaux possibles, et le jour où je me suis résigné la mort dans l'âme à laisser tomber dans son assiette toute une boîte d'immonde terrine au lapin, elle n'en a fait qu'une bouchée. Ça ne m'a même pas étonné. Mon chat ne veut plus manger que du lapin. Du Whiskas au lapin. Et je continue à en voir partout, des lapins, à la télé, dans les livres, dans les journaux, sur les affiches, sur les tee-shirts des enfants – j'essaie de me raisonner, de me dire que tout le monde voit ces lapins et que j'y attache une importance démesurée simplement parce que je les guette avec angoisse, mais je me trouve pathétique à m'entêter ainsi, à me voiler ainsi la face. Et les fourchettes qui disparaissent? C'est comme ça dans toutes les cuisines? Une quatrième s'est évaporée dans le tiroir, il ne m'en reste que deux – une pour Olive, une pour moi. C'est parce que je guette leur disparition avec angoisse qu'elles passent discrètement dans l'autre monde? On me les vole? Qui? Je les jette à la poubelle par étourderie? Elles ont glissé sous une armoire? Où sont-elles? Ça n'a aucun sens. UNE FOURCHETTE NE PEUT PAS S'ENVOLER. Rien ne peut s'envoler, d'ailleurs. Hormis les oiseaux, mais je n'ai pas d'oiseaux. Après le chéquier, j'ai perdu mes papiers et ma carte de crédit, qui se trouvaient dans la poche intérieure de ma veste. Je les avais un soir à vingt-trois heures, dans un restaurant près des Batignolles, je ne les avais plus le lendemain à midi. Nous sommes sortis du restaurant, nous sommes rentrés à pied, nous nous sommes couchés, nous nous sommes levés, ma poche était vide. Évidemment, je ne soupçonne pas Olive. On peut me les avoir subtilisés sur le trajet entre le restaurant et l'appartement, je veux bien que les pick-pockets soient de plus en plus habiles (la précarité fait rage, il faut s'adapter et développer des techniques toujours plus ingénieuses), mais les trottoirs étaient quasiment déserts et si une bonne sœur à l'air louche m'avait percuté, je m'en souviendrais. Dans les jours qui suivent, un Zippo que m'avait offert une amie qui s'est suicidée depuis, de belles lunettes que j'avais trouvées à New York, la photo du travesti qui m'a hébergé lors de mon arrivée à Paris et un carnet de tickets de métro que je venais d'acheter se sont également dématérialisés. Mon amour obsessionnel pour Olive me rend peut-être distrait, mais il y a des limites (je crois). Toujours à la rubrique des disparitions, il n'y a plus rien derrière la palissade, le père des lapins est mort. Et je ne vais pas beaucoup mieux que lui. Je me suis retourné un ongle en ouvrant l'œuf de plastique jaune d'un Kinder. Bon, je suis trop nerveux. J'ai des douleurs d'estomac en permanence. Bon, je somatise, Olive me cause bien du souci. Je me réveille un matin avec une cheville enflée. Je ne peux presque plus poser mon pied par terre. J'ai dû dormir avec la jambe de travers, ce n'est pas un drame, j'achète une bande à la pharmacie. Le lendemain, c'est l'autre cheville qui saute, et quarante-huit heures plus tard, les deux genoux ensemble. Personne n'a jamais eu l'air aussi ridicule, j'ai quatre bandages aux jambes, je marche comme sur des échasses fragiles, et tout ça pour rien, SANS RAISON. Même le détective est dépassé (il ôte son chapeau et s'éponge le front du dos de la main en poussant un long soupir), il se contente de parer les coups comme ils arrivent en me prescrivant des pommades et des cachets, sans plus se poser de questions. Tout s'arrange par magie, mon kyste, mes plaques rouges, mon épaule, mon ongle, mon estomac, mes chevilles et mes genoux, mais je ne comprends même pas comment, tout se détraque et se répare SANS RAISON. Il me semble qu'il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre, constater puis tenter de rafistoler, il me semble que je tombe en ruine. J'en ai marre. QU'EST-CE QU'ELLE A, MON HYGIÈNE DE VIE? Je me raccroche aux hypothèses les plus farfelues. Je sais que c'est n'importe quoi, mais je ne veux pas sombrer sans au moins faire semblant de réagir ou de savoir pourquoi. (Avant d'être exécutée, Mata Hari – qui n'avait vraiment pas grand-chose à se reprocher, contrairement à ce qu'on s'acharne bassement à nous faire croire («le type même de l'espionne sournoise et dangereuse», quelle honte) – a écrit: «Je tomberai avec un sourire de profond mépris.» Comment a-t-elle fait? Je n'y arriverai pas, moi. Je suis absolument innocent (du moins je l'espère, je vais réfléchir), je suis attaqué de tous côtés SANS RAISON, on est en train de m'abattre (je ne sais même pas qui ou quoi), je ne me fais pas d'illusion: je sais que je n'aurai pas suffisamment de détachement ni de force de caractère pour tomber avec un sourire de profond mépris. Ce serait assez beau mais ce n'est pas dans mes moyens.) Aveuglé dans la tourmente, incapable de m'orienter ni de rien distinguer de précis autour de moi, je repense à mon matériel biologique. Car je suis obligé de remarquer que tous ces problèmes ont débuté lorsque j'ai rencontré Pimprenelle, c'est-à-dire lorsque mon matériel biologique s'est soudain développé. De là à imaginer qu'il est devenu si abondant, si dense et si actif qu'il pompe l'énergie de tout ce qui m'entoure (y compris de mon corps, car mon corps m'entoure), qu'il dérange l'équilibre atomique de la réalité environnante, il n'y a qu'un pas – un pas que seuls franchiraient les plus frappés, c'est vrai, mais il faut admettre que je commence à leur ressembler étrangement. Tout serait faussé autour de moi à cause de ce qui se passe en moi. En théorie, ce n'est pas si bête, mais si je prononce à voix haute: «Étant donné que je suis amoureux d'Olive, mes fourchettes se volatilisent» ou «Je crains qu'elle me quitte, donc mon épaule se paralyse», ça me fait peur. En outre, même si je me force à croire en une logique paranormale, en une entité invisible qui tenterait de m'envoyer des signes, par exemple, ça ne m'est d'aucun secours. Tout ça n'a pas la moindre valeur symbolique, au premier comme au cinquième degré: il n'y a pas de rapport entre les lapins et l'amour, ni entre les fourchettes et l'inquiétude, ni même entre les lapins et les fourchettes. Obnubilé par mes mystérieux problèmes, je n'ai plus la disponibilité d'esprit nécessaire pour m'occuper de ceux d'Olive. Je vois bien qu'elle est malheureuse, mais d'une part, même si ça m'accable, j'ai désormais le sentiment que je n'y peux plus rien, d'autre part il me semble que son état reste stationnaire, tandis que je m'enfonce à toute vitesse – SANS RAISON. Je l'aime, elle m'aime, et c'est la débâcle. Chaque jour, il devient plus évident que nous ne pouvons pas continuer ainsi. Il faut trouver une solution, un projet, une autre voie, mais dès que je veux réfléchir, je bloque. Pourtant je ne suis pas le plus mauvais, en réflexion, mais là c'est vraiment dur. Même un génie à qui l'on dirait «Tu peux choisir n'importe quel côté de la pièce de monnaie, mais ni pile ni face» froncerait les sourcils. Si nous ne pouvons pas vivre à Paris et partir de temps en temps en voyage, ni passer notre vie en voyage, ni passer notre vie à Paris, on va avoir du mal à s'en sortir. La seule possibilité serait de nous séparer, mais ça n'arrangerait pas nos affaires, question histoire d'amour. De plus, je me détériore, c'est vrai, mais je ne vais pas quitter la femme que j'aime, la première femme que j'aime, parce que je vois des lapins apparaître et des fourchettes disparaître. On me prendrait pour un fou irrécupérable – et je ne pourrais rien dire pour me défendre, je devrais m'en tenir à un haussement d'épaules et une moue navrée qui confirmeraient les calomnies de mes détracteurs. Pourtant les jours passent, il faut agir vite. La pièce de monnaie est en train de tournoyer dans les airs, la pesanteur fait inéluctablement son œuvre, le génie serre les dents et devient tout rouge. Un matin d'octobre, après une nuit de dispute (j'ai trente-neuf de fièvre, une grippe ou autre, et Olive gémit parce que la vie l'ennuie – quel culot), elle trouve une idée. Une idée de génie. Elle veut partir quelque part, aller s'isoler avec moi n'importe où, pourvu que ce soit dans un endroit désert. Elle en a marre. Des gens, de l'agitation, de tout ce qui bouge. Elle ne supporte plus le mouvement, les visages qui passent, les paroles en l'air. Elle veut fuir sur le côté, s'éloigner de l'ensemble. Elle me demande de l'accompagner parce qu'elle m'aime, et qu'elle se pense incapable de vivre toute seule. Elle essaiera peut-être d'écrire, ou de dessiner, et même si elle ne fait rien, elle aura du moins l'impression que ce n'est pas grave puisqu'il n'y aura rien autour. Logiquement, dans un univers où il n'y a rien, rien ne peut être inutile. Elle dit qu'on ne songe jamais à ce genre de chose – partir sans raison, sans envie ni besoin particuliers, sans mobile touristique ni professionnel, partir simplement pour se déplacer, deux ou trois mois – mais puisque nous sommes en train de nous disloquer à Paris et que rien ne nous y retient, puisque parcourir le monde reviendrait trop cher et qu'aller vivre à New York ou à Lyon ne changerait rien au problème, pourquoi ne pas tenter la solution apparemment la plus absurde, celle qui n'offre ni les avantages de Paris ni ceux des voyages? Qu'avons-nous à perdre? Quand on a essayé toutes les colorations possibles pour ses cheveux et qu'aucune ne nous plaît, il faut être bien distrait pour ne pas penser à se raser la tête, ne serait-ce que pour voir ce que ça donne. Ça repousse, de toute façon. J'accepte aussitôt. (Si elle m'avait proposé de survoler l'Antarctique en ballon, histoire de prendre l'air, si elle avait dit n'importe quoi ce matin d'octobre, j'aurais accepté aussitôt.) J'aime la ville, le bruit, l'effervescence et la comédie quotidienne, tout ce qu'on peut juger superficiel, mais «je suis prêt à tout pour elle» (je le dis à voix haute en m'admirant dans la glace de l'armoire de ma chambre). À propos du jeune officier qu'elle aimait, Mata Hari écrivait: «Pour lui, je pourrais passer à travers un feu.» Ça je ne sais pas, mais je suis tout de même capable de passer à travers le périphérique et la campagne alentour et d'aller vivre quelques mois dans une maison à l'écart, pour Olive. De plus, elle a raison, nous n'avons rien à perdre. Au contraire. Et la perspective de m'isoler loin de tout avec elle m'enivre – Olive Sohn et Titus Colas se détachent du monde. C'est très simple. Je vais sous-louer mon appartement pendant trois mois, trouver une maison vide quelque part (il doit y en avoir des milliers en cette saison), j'emporterai mon ordinateur pour pouvoir travailler avec l'agence à distance car il faut tout de même garder les pieds sur terre, et nous nous enfermerons tous les deux au milieu du néant. J'en ronronne par avance. De plus, si elle a eu cette idée, c'est qu'elle m'aime. Ouf. Elle le dit, et ça ne peut pas être un mensonge: on ne décide pas de s'enfermer trois mois en tête à tête avec quelqu'un qu'on n'aime pas. Même, il me semble, si on sait qu'on n'assumerait pas une solitude complète. Certes nous ne pouvions plus rien faire d'autre, c'était la dernière porte qu'il nous restait à ouvrir, mais ça ne signifie pas qu'elle est condamnée. Au contraire. Même si c'est en désespoir de cause. Ça n'a rien à voir. C'est ça que faut voir. Nous réfléchirons de nouveau dans trois mois. Ou six, ou douze, ou vingt, rien ne nous force à revenir à la date prévue. Tout s'éclaire, tout s'arrange par magie. Le jour même, je téléphone à plus de dix personnes pour leur demander si elles connaissent des maisons à louer dans des lieux de type lunaire. Je laisse des messages sur tous les répondeurs. Mes amis sont formidables, je reçois plusieurs réponses dès le lendemain. On me propose les Cévennes, la Picardie, l'Alsace, l'arrière-pays niçois, la Vendée. Finalement, c'est l'idée de Mirella, une pianiste de grand talent et une amie jamais absente, qui nous séduit le plus. Elle a visité une maison à Veules-les-Roses, en Haute-Normandie, dont le propriétaire est sympathique et peu exigeant, une maison plutôt spacieuse et libre quasiment toute l'année. Veules-les-Roses en hiver, me dit Mirella, c'est aussi peuplé que le Groenland. Et il y fait meilleur. Il pleut, mais ça n'a aucune importance. Tout colle, c'est exactement ce que nous recherchions. Et c'est un village agréable. Et en cas de problème, ce n'est qu'à deux heures de Paris. Et il y a la mer. J'appelle immédiatement le propriétaire: pas de problème. Nous pouvons nous y installer, pour trois mois ou plus, quand nous voulons. Olive me signe un chèque correspondant à la totalité de ce qui reste sur son compte, pour que je m'occupe de toutes les formalités financières, je demande au Saxo si quelqu'un est intéressé par la sous-location de mon appartement, Nassima et Thierry se proposent, il ne nous reste qu'à faire nos valises. Nous réalisons qu'il serait stupide qu'Olive garde son petit studio pendant notre absence. De l'argent perdu. Il faut se dépêcher, nous avons prévu de partir le 21 octobre, dans une semaine (le temps de refaire mes papiers et de recevoir ma nouvelle carte de crédit), et différer le départ nous paraît inenvisageable, pour une raison obscure. Sans se poser d'autres questions que celle du temps, nous organisons donc le déménagement en toute hâte. Étant donné qu'elle habite tout près de chez moi, nous jugeons inutile de louer un camion. Le transfert se fera à pied, avec l'aide des habitués du Saxo. Il nous faut quatre jours pour débarrasser de chez elle l'impressionnante cargaison d'objets, de meubles cassés, de souvenirs, de livres et de papiers en tout genre qu'elle a conservés depuis des années, et entasser le tout en vrac dans ma chambre, rapidement remplie, puis dans mon salon. Notre équipe s'active comme une colonie de fourmis blessées et courageuses, petits soldats sombres, courbés, têtes baissées: Denis (qui a de violentes douleurs au dos), Thierry (qui dégouline comme une éponge malgré le froid d'automne et serre les mâchoires pour oublier les crampes), Nicolas (qui sort d'une crise de foie, pâle et vacillant), Philippe (qui a la gueule de bois tous les jours jusqu'à dix-huit heures), Messaoud (fainéant comme une couleuvre), et d'autres font de leur mieux pour nous aider à transporter valises et sacs pleins sur les cinq ou six cents mètres (bornés par six étages d'un côté et quatre de l'autre) qui séparent nos deux appartements. Momo y gagne une cafetière, Youssef deux montres, Denis des livres d'histoire et Messaoud trois jeux de cartes. Je m'efforce de ne pas laisser traîner mes yeux dans les cartons de photos et de lettres que je dépose dans ma chambre, mais j'ai parfois du mal à les contrôler, mes yeux, comme toutes les autres parties de mon corps depuis un moment. Lors d'un de mes nombreux aller et retour, peinant sur le trottoir avec un sac dans chaque main et un troisième en bandoulière, les épaules disloquées, les reins en fusion et les jambes flageolantes, je repense aux oiseaux dont m'a parlé Olive dans un bar de New York: lors d'un de ses voyages en bateau, un marin lui a expliqué que c'étaient toujours les derniers qu'on voyait quand on s'éloignait vraiment de la terre. Au-delà, c'est l'océan, sans vie apparente. Je ne sais plus si elle m'a dit leur véritable nom, mais on les appelle, je crois, les oiseaux de non-retour. À cet instant, tandis que j'achemine toute la vie d'Olive vers chez moi, je suis sûr que si je levais la tête, je les verrais tournoyer au-dessus de moi. Mais après tout, ça n'a rien de si inquiétant. On peut considérer que ça n'annonce pas une fin, mais un début. Un changement d'élément. La comparaison paraît peut-être incongrue mais ça me procure la même sensation que lorsque je me suis coupé les poils du nez pour la première fois, avant de partir en Bretagne avec elle. Je me regardais dans le miroir de ma salle de bains, j'ai vu des poils dépasser de mon nez, c'était laid et angoissant – des poils qui sortent de l'intérieur de ma tête! Je n'avais pas le choix, il fallait couper. Mais pendant que les ciseaux travaillaient fébrilement à l'intérieur de mes narines, je me suis souvenu trop tard d'un axiome anatomique pourtant notoire et incontestable: «Tout poil coupé repousse plus vigoureusement.» Le poil est un ver froid, susceptible et invulnérable, qui punit sévèrement toute agression contre sa petite personne. J'allais avoir de plus en plus de poils dans le nez, des touffes noires et drues qui jailliraient continuellement de mes muqueuses nasales à vif. Je n'en verrais plus jamais la fin, je venais de commettre une erreur irréparable. De minuscules oiseaux de non-retour volaient en courbes gracieuses autour de mon nez. Mais soudain, j'ai vu mon regard s'adoucir dans le miroir. Pourquoi me faire du souci? Je ne vais pas vivre vingt mille ans. Il faudra désormais que je me coupe les poils du nez régulièrement, bon, d'accord, mais d'une part ce n'est pas très contraignant (trois coups de ciseaux et hop, rentre chez toi poil implacable, tyran de seconde zone), d'autre part ça ne durera pas une éternité. Je n'aurais qu'à passer une poignée de secondes devant une glace tous les quinze jours ou tous les mois pendant quelques années, celles qui me restent à vivre. Tu parles d'un drame. C'est en me coupant les poils du nez que j'ai compris que rien ne pouvait avoir de conséquences réellement graves, dans la vie. Olive emménage chez moi, voilà. Tout ce qu'elle possède sur terre est entreposé dans mon appartement. On peut continuer. Nous allons vivre ensemble pour de bon. Je ne demandais que ça, de toute manière. Après de nombreuses tournées générales au Saxo pour remercier nos valeureux porteurs et saluer convenablement la civilisation et ses acteurs, nous fourrons quatre valises, mon gros ordinateur, mon chat dans son panier, le matériel de dessin et d'écriture d'Olive, une quarantaine de livres qu'elle emporte ainsi que quelques objets dont elle ne se sépare jamais, dans la belle voiture de Taouf (elle ressemble à celle de James Bond), et deux heures plus tard nous sommes devant la maison de Veules-les-Roses. Nous prenons la clé chez le voisin le plus proche, un vieillard dont seuls quelques doigts bougent encore, et offrons un café à Taouf, dans la grande cuisine qui sera désormais la nôtre. Il repart dix minutes plus tard vers Paris: il a rendez-vous avec Thierry à dix-neuf heures au Saxo, pour aller à Vincennes, où il y a une belle réunion ce soir. En un battement de paupière, nous nous retrouvons seuls dans le silence. La maison est largement assez vaste pour nous deux. Nous installons nos affaires partout, pour envahir les lieux, puis nous sortons nous promener, histoire de ne pas nous enfermer tout de suite. II n'y a personne. Nous prenons un café et une bière dans le seul bar ouvert, le Café des Voyageurs, en haut du village. Un sexagénaire sans vie tient debout face à un verre de blanc au comptoir. Les patrons de l'endroit (François et Laurent, qui s'avéreront extrêmement sympathiques dans cet environnement hostile) nous accueillent avec gentillesse. Nous pourrons toujours venir nous réfugier ici en cas de problème. Avant de rentrer, nous longeons la Veules (le plus petit fleuve de France, dont la municipalité n'est pas peu fière) jusqu'à la mer – grise. À l'aller comme au retour, je constate avec plaisir qu'il n'y a pas un lapin dans tout le village – je n'en vois pas un, en tout cas, ce qui est encore plus étonnant et rassurant. Mais pas de bol, j'en trouve un dans la maison. Il est dans la salle à manger, près de la cheminée. C'est Olive qui l'a apporté, comme par hasard. Je ne lui en veux pas, elle ne se souvient probablement plus de ce que je lui ai raconté au restaurant, il y a très longtemps, à propos de l'invasion dont je me sentais menacé. C'est un lapin en laine que lui a tricoté sa mère lorsqu'elle était petite. Il s'appelle «Assis-fleur», comme tous les lapins dans sa famille (ou dans sa région, elle ne sait pas), simplement parce qu'ils ont souvent le cul posé dans les fleurs. Il ne me plaît qu'à moitié, cet assis-fleur qui nous a suivis de Paris jusqu'ici. Il a de longues dents rectangulaires et molles, une bouche grimaçante et des yeux de demeuré. Mais je comprends qu'elle puisse le trouver touchant. Il vient de sa mère. Je vais supporter sa présence, comme un souvenir inoffensif qui me permettra de conjurer le sort. Ce ne sera peut-être pas utile car il va dorénavant falloir que le sort et ses perfides exécutants soient très forts pour m'atteindre et me nuire: dès les premiers jours, nous effaçons les traces de notre passage sur le chemin qui mène à notre sanctuaire et refermons toutes les portes derrière nous. Nous nous séquestrons dans la maison et commençons à vivre en circuit fermé. Pendant une ou deux semaines, Olive dessine ou écrit parfois la nuit, mais s'en lasse vite. En réalité, elle n'a envie de rien. De mon côté, je demande à l'agence de me prévenir dès qu'ils auront quelque chose pour moi – le plus tard sera le mieux. Il me reste un peu d'argent sur mon compte et je sais que si le travail tarde à venir, ma banquière ne se formalisera pas pour quelques milliers de francs de découvert. Nous avons déjà payé le loyer pour trois mois. Enfin la vie ici ne nous coûtera pas grand-chose, car nous ne faisons rien. Nous ne sortons qu'un quart d'heure par jour, pour aller boire un verre au Café des Voyageurs et acheter deux ou trois trucs à manger à l'épicerie. Le reste du temps, nous traînons dans la maison, comme le chat. Plus le temps passe, plus nous nous décalons par rapport au soleil. Bientôt, nous ne voyons plus le jour. Nous nous couchons vers neuf ou dix heures du matin et nous levons vers dix-sept ou dix-huit heures. Quand nous ne dormons pas, nous lisons, nous baisons ou nous mangeons. Trois semaines après notre arrivée, nous n'avons plus d'autre activité. Nous traînons comme des animaux dans une grande cage de pierre, de verre et de bois, nus ou presque en permanence, nonchalants et monotones. Le chauffage est toujours à fond. Nous parlons de moins en moins. Je ne me rase plus qu'un jour sur trois ou quatre, j'attends que ça me démange. Dormir, baiser, manger, baiser, lire, dormir, manger, baiser, manger, lire, dormir, baiser, nos nuits se ressemblent toutes et s'étirent comme de longs morceaux de pâte dans une usine de pain plongée dans l'obscurité. Cette répétition nous hypnotise peu à peu. Au bout d'un mois, nos déplacements se limitent à la cuisine et à la chambre, parfois au salon. Nous ne nous amusons plus comme nous le faisions au début, à changer fréquemment de lit pour baiser (la maison en compte six – deux lits à deux places, un ancien et un moderne, trois lits simples et un petit lit d'enfant à montants métalliques, celui que préférait Olive pour se faire prendre à quatre pattes). Nous passons notre temps à nous regarder, à nous toucher, nous vivons dans une impudeur absolue. Je connais le corps d'Olive et son fonctionnement aussi bien que le mien – peut-être mieux, car il est en face de moi. Je l'aime. Je pourrais lui enfiler ses tampons ou lui essuyer le cul, ça ne nous semblerait pas plus déplacé que lorsque je lui gratte le dos. Elle me demande de la baiser de plus en plus brutalement, elle veut que je la brise, que je m'approprie son corps. Son corps est à moi, j'en fais ce que je veux. Je ressens le même besoin. Je n'ai plus aucun complexe, aucun blocage. Elle hurle, je hurle. Deux gendarmes débarquent un matin à huit heures et repartent mi-amusés mi-soupçonneux, perplexes. Il ne se passe quasiment plus une nuit sans que l'un ne fasse saigner l'autre. Nous nous mélangeons. Elle me frappe. Mes ongles la lacèrent. Je lui déchire le périnée. Je l'aime. Elle me casse une dent, involontairement, en donnant un coup de tête en arrière pendant qu'elle jouit. Une autre fois, d'un coup de poing fracassant sur ma poitrine, elle me fêle une côte. Je sais qu'il n'y a rien à faire pour y remédier, qu'il faut simplement attendre, je ne prends même pas la peine d'aller voir le médecin du village. Mais nous devons baiser plus posément, plus normalement. Nous baisons d'ailleurs de moins en moins. Je ne vais pas bien. Je l'aime. Elle ne va pas bien non plus. Elle n'est toujours pas enceinte. Nous nous enlisons lentement dans l'apathie et la morosité. Durant quelques jours, j'ai fait semblant de croire que tout allait pouvoir s'arranger. L'apathie et la morosité n'étaient probablement que le reflet, à l'intérieur de la maison, du milieu ambiant. Mais notre état n'a pas changé depuis Paris. Au contraire, dans le vide qui nous entoure, le malaise empire et la déchéance s'accélère. Comme si, trop exposés dans un endroit désert (à l'air libre, pourrait-on dire, même si nous passons notre temps enfermés dans une maison surchauffée), nous nous consumions beaucoup plus rapidement. J'essaie de me calmer, de faire le point et de reprendre les choses en main, mais je n'y arrive pas – en général, je préfère me laisser porter et voir ce qui se passe autour de moi, ce qui défile de chaque côté, sans chercher à intervenir. Je constate: Olive se transforme en plante. Chaque jour qui passe la rend plus léthargique. Après six ou sept semaines, les jours ne semblent même plus passer pour elle. Je constate: mes problèmes inexplicables ont vite repris, le sort et ses perfides exécutants n'ont pas mis longtemps à me remettre le grappin dessus. Outre la dent et la côte qu'Olive m'a endommagées, de nombreuses parties de mon corps continuent à se détraquer. Je deviens mal foutu chronique et sors de plus en plus fréquemment de notre temple mou pour aller me plaindre à la pharmacienne ou au médecin du village. Bien que je ne passe jamais plus de quelques minutes à l'extérieur, je continue à perdre toutes sortes d'objets (briquets, stylos, timbres, et le plus effroyable: sur dix paires de chaussettes apportées, il ne m'en reste plus que cinq et demie (je sais bien qu'un tel phénomène ne peut pas se produire dans la vraie vie, celle où l'eau mouille et où les truites ne sifflent pas en haut des arbres, mais je ne peux me plaindre à personne)). Enfin, les lapins, sans doute prévenus par l'éclaireur Assis-fleur, m'ont eux aussi retrouvé. Dans chaque livre que je lis ici (et j'en lis beaucoup, bizarrement), je tombe au moins une fois sur le mot «lapin». L'or, Sexus, 1984, Souvenirs d'un pas grand-chose et bien d'autres. Ça ne signifie peut-être rien, le mot «crapaud» se trouve peut-être également dans tous ces livres sans que je le remarque, mais ça fait peur. Je tourne les pages avec angoisse. Et même si j'ai réussi à parcourir les trois quarts d'un roman sans tomber sur un lapin, il apparaît toujours avant la fin. Nous n'avons pas de télé dans la maison, nous ne sortons qu'à la nuit tombée et filons dans l'ombre sans regarder autour de nous, seule la mère d'Olive a notre adresse, nous n'avons donné notre numéro de téléphone à personne sauf à l'agence, les lapins n'avaient absolument aucun moyen de venir me trouver ici. Sauf par les livres. Ils se sont infiltrés sournoisement dans les livres que nous avons apportés avec nous dans ce refuge. Comme un virus dans une disquette qui n'a l'air de rien. Je dois me calmer, je dois me calmer, mais il paraît tout de même incroyable que nous n'ayons choisi que des livres dans lesquels on trouve des lapins. Enfin, je dis «nous»… Par quel monstrueux hasard est-ce possible? A moins qu'il n'y ait des lapins dans tous les livres? Non, c'est un cauchemar. Un matin, je trouve Spouque endormie sur le fauteuil de cuir rouge qu'elle a choisi dans la maison, allongée contre Assis-fleur comme si elle le tenait dans ses pattes. Elle est allée le chercher près de la cheminée, l'a pris dans sa bouche et l'a monté sur son lit. Comme aurait fait un chien. Elle n'a jamais fait ça. Je constate: la situation est grave, notre couple se meurt. J'agis: non. Je ne peux rien faire. Je ne peux rien faire pour Olive, je ne parviens même plus à la percevoir comme une personne, comme un être distinct de moi. Quand je m'efforce de visualiser la situation, je ne vois qu'une grosse maison à laquelle nous sommes incorporés, Olive, le chat et moi. Je ne vois qu'une seule entité, un amalgame compact et gluant. Quand j'ai senti que ça dérapait de nouveau, après une ou deux semaines ici, j'ai eu l'impression – peut-être pour la première fois de ma vie – que je pouvais résoudre le problème. J'ai repensé à la théorie du détective: «Peu importe que la cause reste mystérieuse, il suffit de connaître la solution.» Seul ici en face du problème (Olive), j'ai cru que la partie serait plus facile, en terrain dégagé. On constate, on répare. Comme lui. Ma mission est simple. Encore une fois, je me suis souvenu de Mata Hari, l'agent H21, qui trouvait toujours aisément le moyen d'obtenir ce qu'elle voulait, d'intervenir sur ce qui l'entourait sans jamais élaborer de stratégies complexes. Quand les Français lui ont demandé si elle se sentait capable de se faufiler dans le camp allemand et de leur soutirer les renseignements dont ils avaient besoin, elle a répondu: «Sans problème. Je mettrai des robes épatantes et j'aurai toutes les informations que je veux.» Voilà comment il faut réagir. Regarder ce qui se trouve devant soi et toujours aller au plus simple. Mais qu'est-ce que j'ai, depuis quelque temps, à me comparer sans cesse à Mata Hari? Je déraille. J'aurais l'air fin, avec des robes épatantes. Ce n'est pas mon genre. Je suis incapable de faire comme elle. C'est Olive, Mata Hari. C'est Olive, qui met des robes épatantes. C'est Olive, qui réussirait à tomber avec un sourire de profond mépris pour l'humanité. C'est Olive, qui serait prête à passer à travers un feu pour celui qu'elle aime. Je ne peux rien faire pour Mata Hari. Je ne peux rien faire pour nous deux, je ne comprends rien à ce qui se passe. Je ne peux même rien faire pour moi. Je n'ai qu'à me laisser sombrer avec elle ou à me sauver. Je ne me sauverai pas car je dois rester avec elle. À quoi me servirait de me sauver? Même si les lapins renoncent à me traquer, même si mon corps se remet à fonctionner à merveille, même si je retrouve mes chaussettes et toutes mes fourchettes en rentrant à Paris, qu'est-ce que je ferais tout seul? Ce serait une absurdité cosmique. De toute façon, reclus dans un maison à Veules-les-Roses, QU'EST-CE QUI PEUT NOUS ARRIVER? Nous souffrons sans raison mais il ne peut rien nous arriver. Mata Hari me demande si je n'ai pas envie de me raser la tête. Elle veut se voir chauve depuis longtemps, nous sommes à présent seuls sur terre, c'est l'occasion idéale. Je veux me voir chauve depuis longtemps, moi aussi. Nous prenons le car jusqu'à Dieppe, la ville ne nous effraie pas, nous en revenons avec une tondeuse. Nous nous observons dans la salle de bains pendant de longues minutes, assis sur le rebord de la baignoire, puis nous nous tondons mutuellement. Olive est belle. Son visage paraît plus pur, plus dur. Olive est impressionnante. Moi je ne sais pas. Je me trouve l'air d'un taulard hébété par une trop forte dose de médicaments. Le lendemain, au Café des Voyageurs, une vieille femme poisseuse et avinée à laquelle Olive tourne le dos, au comptoir, ne cesse de m'observer, droit dans les yeux, avec l'insolence de celles qui se savent irrésistibles. Qu'est-ce qu'elle me veut? J'embrasse longuement Olive pour montrer à l'insolente que je suis déjà pris et que, du reste, le côté poisseux et aviné me laisse de marbre. Elle se met à brailler: «Eh oh, là, oh… Vous embrassez pas ici, hein! Non mais quand-même. Quelle honte! Ça va pas bien, non? Ou alors on m'a pas prévenue que c'était un bar de pédés, chez François.» Mata Hari se retourne et la dinde se décompose. Nous n'insistons pas et rentrons à la maison. Le lendemain, elle va me chercher un produit chez le seul coiffeur du village pour que mon crâne soit lisse et brillant. Je l'attends avec impatience. Elle revient avec un grand flacon rempli d'un liquide vert: l'homme de science a paru un peu déconcerté quand elle a demandé ce qu'elle voulait mais s'est vite ressaisi devant elle et lui a vendu exactement ce dont j'avais besoin. Elle me l'apporte fièrement, manifestement heureuse de me rendre service. Je regarde l'étiquette avant de m'en badigeonner l'occiput, par principe. C'est une lotion antipelliculaire. Idéal, pour l'homme chauve. Même au fin fond de la province, ils sont forts, ces commerçants. Deux jours plus tard, nous retournons en car à Dieppe, la ville nous distrait, Olive m'offre un chapeau avec de l'argent que vient de lui envoyer sa mère. C'est un beau feutre noir, à large bord. Bien entendu, il est en lapin. Mais ce n'est pas très grave, car je le perds au bout d'une semaine (je l'oublie dans le car qui nous emmène à Saint-Valery-en-Caux, où je dois aller retirer un peu de liquide au distributeur – sur l'écran, c'est un petit lapin qui indique la marche à suivre pour obtenir de l'argent). Je ne parviens plus à me raisonner. L'isolement amplifie les dégâts et favorise les errances de mon cerveau déjà désorienté. Non seulement Olive est en train de s'absenter (je me sens presque seul avec le chat dans la maison, tant elle s'éloigne et s'efface), mais en plus je commence à avoir le sentiment odieux qu'elle est directement responsable de tout ce qui m'arrive. Olive, une plante carnivore. Mata Hari. Non, je ne vais pas faire comme tout le monde, je ne vais pas prétendre que Mata Hari était une traîtresse ou un monstre de perversion, mais tout de même, elle ne se gênait pas pour prendre aux autres ce dont elle avait besoin et les laisser en miettes sur le carreau, elle n'hésitait pas à les dérégler, à les vider pour se nourrir. Les coïncidences deviennent frappantes. Que la dégradation ait commencé le jour où je l'ai rencontrée, je peux à la rigueur mettre ça sur le compte de mon matériel biologique, car je n'arrive pas à considérer Olive comme une ennemie – je n'essaie pas, d'ailleurs, je ne veux surtout pas prendre le risque d'essayer. Mais il faut parfois se lancer, ou du moins jeter un coup d'œil prudent et furtif (en ayant l'air de passer là par hasard) du côté des hypothèses les plus malsaines. Pourquoi m'a-t-elle offert un chapeau en lapin? Pourquoi n'a-t-elle emporté à Veules que des livres qui dissimulent des lapins? Pourquoi m'a-t-elle attiré ici? Quand elle est montée chez moi pour la première fois, elle portait un grand bonnet en lapin. C'est ce soir-là que j'ai découvert deux gros lapins derrière la palissade. Si mes souvenirs sont bons, c'est en allant la rejoindre dans la chambre que j'ai senti une violente douleur dans la dent. Moi qui n'avais souffert de rien depuis perpette. Il y a quinze jours, elle vient carrément de m'en casser une, de dent. Et de me fendre une côte. Je ne prétends pas qu'elle l'ait fait exprès, ni qu'elle s'amuse à me voler mes fourchettes et mes chaussettes pour me plonger dans le désarroi, je n'imagine pas un seul instant qu'elle ait pensé, en me voyant débarquer au Saxo Bar le premier jour, «Je vais encercler ce type-là de lapins, ça le rendra cinglé, j'en ferai ce que je voudrai», ni qu'elle verse discrètement du poison dans mes aliments, en ricanant, pour me détruire le corps et m'affaiblir jusqu'à la soumission totale (depuis une semaine, j'ai l'impression d'avoir des clous dans les intestins, un nouveau kyste est apparu sur mon poignet gauche, un autre, encore plus volumineux, près de mon coccyx, et mon crâne chauve me démange atrocement), mais COMMENT EXPLIQUER CE DECLIN? J'étais fort et sain d'esprit, je deviens malade et fou. Je sais qu'elle est sorcière, qu'elle peut tuer un type d'un regard ou démolir une voiture en serrant les dents, mais QU'EST-CE QUE JE LUI AI FAIT? Rien, rien, rien, je ne lui ai rien fait, j'ai tout tenté pour l'aider à reprendre goût à la vie. Ça n'a pas très bien fonctionné, mais du moins je crois ne pas l'avoir enfoncée. Elle n'allait pas bien, elle ne va toujours pas bien. Si on l'observe objectivement, elle est triste et léthargique, point. On ne va pas en faire un drame. Tandis que moi, qui étais fort et sain d'esprit, j'en suis sûr, me voilà malade et fou. Je devrais tracer les courbes de nos états physiques et mentaux depuis notre rencontre, ce serait édifiant. Elles ont dû se croiser en un point p à l'instant t, nous avons probablement été heureux pendant quelques heures, moi du moins, puis j'ai continué ma dégringolade inexorable. Je lui en veux. Je lui en veux de m'avoir mis dans cet état, même si elle ne l'a pas fait exprès. Je lui en veux de s'éclipser à présent, de n'être plus qu'une plante amère, une silhouette opaque et muette dans la maison, de ne me laisser d'elle que les effets du sortilège qu'elle m'a jeté. Je lui en veux d'aller mal. Je lui en veux de ne plus s'intéresser à rien, de ne plus s'intéresser à moi. Je lui en veux de s'éteindre progressivement et de me laisser trop vivant, tourbillonnant, dérangé. Je lui en veux d'aller mal car c'est la raison pour laquelle je vais mal. Je suis atterré de m'en rendre compte: je lui en veux. Pourtant, ELLE NE M'A RIEN FAIT. Je veux rester avec elle. Je l'aime. JE VEUX RESTER AVEC ELLE. Une nuit, obsédé par ces tourments, je monte voir Mata Hari dans la chambre. Je suis en pleine crise au fond d'un puits, je ne peux littéralement plus respirer, il faut que je réussisse à l'atteindre, il faut qu'elle ouvre la bouche, qu'elle me donne de l'air. Je vais la faire parler, cette moribonde. Je ne la laisserai pas m'entraîner dans sa détresse mélodramatique. J'abandonne toutes les autres méthodes, les tours de manège et les robes épatantes, je vais lui demander ce qui se passe et elle me dira ce qui se passe. Je vais la prendre par les bras, me mettre tout près d'elle, mon visage juste en face du sien, et lui demander ce qui se passe. Pimprenelle est allongée sur le lit, vêtue d'un pull en shetland vert troué en quatre ou cinq endroits (ce doit être du dix ou douze ans, les manches lui arrivent à peine en dessous des coudes et le bas au-dessus du nombril) et d'une culotte en coton blanc trop grande pour elle. Elle lit Morphine, de Boulgakov. «C'est beau», dit-elle. Je lui explique que je n'en peux plus, que je ne sais pas ce que j'ai mais que j'aimerais au moins savoir ce qu'elle a, elle, ce serait toujours ça, je lui demande de me parler simplement et sincèrement. Elle répond: «Je ne suis pas bien.» Je lui demande pourquoi. «Je m'ennuie. Rien ne m'intéresse.» Elle me l'a déjà dit. Je lui demande s'il n'y a pas autre chose. «Si, peut-être.» Je lui demande quoi. Je lui demande ce qu'elle éprouve exactement. «Un sentiment de regret.» Je lui demande ce qu'elle entend par là. «Je ne sais pas, je regrette.» Je lui demande quoi. «Je ne sais pas.» Je lui demande si elle regrette un temps où elle était plus insouciante, peut-être. «Non. Je ne me souviens pas d'avoir été réellement insouciante.» Je lui demande si elle regrette d'être venue s'enfermer ici. «Non. Enfin, ce n'est pas vraiment ça.» Je lui demande si elle regrette de s'être engagée dans une histoire avec moi. «Non, on peut pas dire ça comme ça.» Je lui demande si elle regrette d'avoir quitté Bruno. Elle me regarde longuement dans les yeux. Son visage se durcit. «Oui, peut-être…» Je lui demande de le dire. Elle ne bouge pas un cil. Un bloc de glace. Je lui demande de le dire. «Je regrette d'avoir quitté Bruno.» À l'intérieur de moi, tout fond en un éclair. Elle regrette. Elle regrette d'avoir quitté Bruno. Mon corps qui se détériorait lentement depuis des mois renonce à toute résistance et se désintègre instantanément, mon matériel biologique tombe en poussière. «Je regrette d'avoir quitté Bruno.» Je comprends soudain que j'attendais cette phrase depuis longtemps. Mot pour mot. Je n'y pensais presque jamais mais je le savais – sans le savoir. Elle regrette. Mon corps attendait anxieusement cette phrase pour exploser. Le choc n'en est que plus violent. C'est le principe du grille-pain. Si l'on prépare le café pendant que le toast saute, on est simplement surpris. Si l'on fixe le grille-pain en attendant que le toast saute, en essayant de deviner à quel moment ça va se produire, à quel moment on risque d'être surpris, on bondit sur place quand le toast SAUTE. En une fraction de seconde, ma décision est prise, par réflexe. Elle regrette, il faut que je m'éloigne. Je ne peux pas rester ici. Je dois partir tout de suite. Cette fille au visage dur et blême qui me déclare froidement «Je regrette d'avoir quitté Bruno» ne peut pas être la même personne que celle qui me serrait contre son corps brûlant au Saxo Bar, m'embrassait au coin de la Première Avenue et de la 10e Rue à New York, me demandait de lui faire un enfant comme une petite fille demande des bonbons, me faisait courir dans les rues du Caire. Un sentiment de trahison me retourne les entrailles, ou ce qu'il en reste. Elle ne m'aime pas. Depuis les premiers jours, elle regrette d'avoir quitté Bruno. Elle n'a pas cessé de le regretter, elle n'a pas cessé d'y penser. En quelques secondes, plusieurs mois défilent à l'envers. Je dois partir d'ici, vite. JE NE PEUX PAS RESTER AVEC ELLE. Hagard et fiévreux, paumé, je redescends comme un automate en déroute et compose le numéro de téléphone de Taouf, sans me soucier de l'heure. L'aube ne va pas tarder mais il est encore debout, il ne me pose pas de questions, il devine à ma voix que j'ai besoin de son aide, Taouf est mon ange gardien depuis longtemps, il sera là dans deux heures et demie au plus tard. En commençant à récupérer mes affaires dans la maison, j'ai le temps de réaliser que la situation est plus complexe que je ne le pensais – en fait, je n'ai rien pensé du tout. Que va-t-elle faire toute seule ici? Elle n'a pas d'argent. Tout ce qu'elle possède est dans mon appartement à Paris. Où va-t-elle vivre? Elle se débrouillera. Elle sait se débrouiller. Je lui laisse un chèque de cinq mille francs, elle en fera ce qu'elle voudra. Elle ne sait peut-être pas se débrouiller. En inscrivant son nom sur la ligne du bénéficiaire – MADEMOISELLE OLIVE SOHN – je me sens mollir. Je devrais sans doute me calmer, lui parler, me montrer plus compréhensif et patient, tenter de lui faire oublier Bruno. Ce départ précipité est une erreur. Mais il faut que je m'en aille, c'est plus fort que moi. Lorsqu'on empile des cubes, on sait qu'il faut s'arrêter avant que tout ne s'écroule, on sait qu'il ne faut pas poser au sommet de la tour le dernier cube qu'on a dans la main, on en a la certitude, mais on le fait quand même. Je remonte, elle est toujours sur le lit, elle n'a pas changé de position, elle est livide. Je lui dis que le troisième mois de loyer payé s'achève bientôt, que j'en paierai un ou deux supplémentaires si elle veut rester, que je garderai ses affaires et ses meubles chez moi jusqu'à ce qu'elle me téléphone pour m'annoncer qu'elle a trouvé un autre appartement, je m'absenterai pendant qu'elle déménagera, je lui dis que je lui ai laissé un chèque sur la table de la cuisine et cinq cents francs en liquide. Elle ne prononce pas une parole, elle me fixe comme si elle ne comprenait pas ce que je raconte, comme si elle se trouvait devant un insensé dont elle serait séparée par une vitre épaisse. Je suis en déséquilibre, elle est en catalepsie. Elle est froide. Un bloc de glace. Elle s'en fout. En retirant mes affaires de l'armoire de la chambre, je trouve, tout au fond, un vieux lapin en peluche, miteux, flasque, presque vide, dont seuls les gros yeux jaunes semblent avoir échappé à l'usure du temps. Ils étaient donc déjà là, cachés dans un meuble, ils m'attendaient patiemment. Ces gros yeux jaunes. J'ai été bien idiot de penser que je pourrais leur échapper en venant ici. Je le remets à sa place, le recouvre d'une taie d'oreiller et referme la porte de l'armoire. Je redescends pour ne plus sentir le poids de la détresse d'Olive et m'assieds sur une chaise de la cuisine pour fumer une cigarette. Quand Taouf arrive enfin, tout ce que je dois emporter est regroupé près de la porte. Olive n'est toujours pas sortie de la chambre. Il me demande où elle est, je lui explique brièvement que ça s'est mal passé, qu'elle est en haut, que je lui donnerai plus de détails sur la route. Il m'aide à remplir le coffre de la voiture et s'installe au volant. Lorsque je reviens dans la maison une dernière fois, pour chercher mon chat dans son panier, Olive est débout au milieu de la cuisine. Nous nous observons durant de longues secondes, sans bouger. Son pull vert, troué, trop court, sa culotte blanche, trop grande. Sa tête chauve. Elle a les lèvres entrouvertes et les yeux humides. Ses mains tremblent, ses doigts se crispent. Je sens qu'elle veut parler, mais aucun son ne sort de sa bouche. Je ne devrais pas partir. Elle ne dit rien. Elle pleure. C'est trop facile. Elle m'a entraîné, elle s'est effacée, elle m'a oublié, elle m'a rejeté. Et elle ne dit rien, elle pleure. Lâche. Traître. Je sors et ferme la porte vitrée derrière moi. Elle ne bouge pas. Elle serre les dents. Je ne la reverrai jamais. Taouf et moi ne parlons pas beaucoup pendant le trajet jusqu'à Paris. Les oiseaux de non-retour? Les marins les plus optimistes les appellent les oiseaux de retour. Arrivés rue Gauthey, il m'aide à monter la valise, l'ordinateur et le chat jusqu'à mon appartement du quatrième étage. J'ai des crampes douloureuses dans les jambes. J'explique à Nassima et Thierry qu'ils peuvent rester quelques jours ici avec moi, le temps de trouver autre chose, mais ils m'annoncent qu'ils se séparent et que chacun s'apprêtait à rentrer chez lui. Je reste seul. Dans le vide, j'allume la télé et j'entends: «… balle dans le dos. C'est vraiment bête de mourir pour un lapin.» (C'est vrai.) J'éteins tout de suite, défais ma valise et entasse mes vêtements dans le bac à linge sale. Symbole grossier et écœurant, la plante sous laquelle j'avais enfoui la jupe d'Olive est morte. Nassima l'a pourtant arrosée régulièrement. Il n'y avait sans doute pas assez de terre. C'est sûr, même: quand je la dépote pour la jeter, je ne trouve au fond qu'un bouton métallique et une fermeture Éclair autour de laquelle il ne reste pas un fil. La plante l'a rognée comme un animal rognerait un os, elle a absorbé le velours, l'a digéré et s'en est servie pour subsister. Dans les feuilles brunes et cassantes que je mets à la poubelle, il y a la minijupe d'Olive. Je les contemple longuement, je n'arrive pas à le croire. Pour le moment, plus que du chagrin ou de l'amertume, ce que je ressens s'apparente à de l'ahurissement. Je suis carbonisé, mais encore debout. Je viens de passer à travers un feu. Comme Mata Hari, finalement. Ma peau me démange. Il ne manquerait plus que j'aie chope de l'eczéma. Partout où je vais, dans les restaurants du quartier où nous mangions souvent, et surtout au Saxo Bar, tous les gens que je croise me posent machinalement la même question. Une question que je n'ai quasiment jamais entendue depuis que je suis né, une question à laquelle personne n'a jamais songé en me voyant, mais qui s'imposait, pourtant, pendant plus de trente ans. C'est marrant, je n'entends plus que ça. Désormais, chaque fois que j'entre au Saxo et rencontre quelqu'un que je n'ai pas vu depuis mon retour de Veules-les-Roses, il me demande spontanément: «T'es tout seul?» Je n'ai vraiment pas envie de me plaindre, de jouer le martyr, l'abandonné aigri ou le solitaire qui macère dans ses larmes. Je ne veux me confier à personne. Je ne veux parler à personne, pourtant j'aimerais qu'on me parle. Et en même temps non. Je ne sais plus ce dont j'ai besoin. Comme un jour de gueule de bois. On a la conviction qu'il faudrait manger ou boire quelque chose, on pressent qu'il existe un aliment ou une boisson qui pourrait améliorer notre état, mais tout ce qu'on essaie s'avère inutile et même, le plus souvent, ne fait qu'aggraver le malaise. Des dix, quarante ou cent cinquante personnes que je connais, aucune ne pourrait m'apporter un quelconque soulagement, une quelconque consolation. Mon matériel biologique surdéveloppé ne se satisfait plus de rien, il fonctionne à plein régime dans le vide, il se déchaîne à l'intérieur comme un chat oublié dans un placard qu'on a refermé un jour de départ en vacances, un chat en folie qui meurt de faim et s'arrache les griffes sur la porte. Des milliards d'autres sont passés par là avant moi. Pour retrouver un peu de force et de consistance, pour me recharger, il me semble que je ne peux attendre d'aide que de l'humanité tout entière, de la notion d'humanité. Je sens que j'ai besoin de la vie, des êtres vivants en général mais d'aucun en particulier. Un après-midi, en sortant du métro, je découvre quelque chose d'intéressant. Si je me poste, dans une grande station, près des portes de verre au-dessus desquelles figure le panneau «Limite de validité des billets», ces portes que chacun retient d'une main pour celui ou celle qui le suit (en un geste étrangement aimable et civilisé au milieu de la jungle), et si je ferme les yeux, j'entends des voix de toutes sortes, de tous âges et de toutes nationalités, prononcer sur différents tons une suite sans fin de «merci, merci, merci, merci, merci…». C'est agréable, mais je me fais pitié. Et cette fois, je débloque vraiment. Je suis à côté du monde, à côté de cette guirlande humaine qui franchit les portes en se remerciant. Mais comment revenir? Où je suis? Qu'est-ce qui s'est passé? Une certitude était ancrée en moi, j'avais ajouté une facette à ma personnalité: «Je vis avec Olive.» Je ne savais pas ce qu'elle pensait, mais de mon côté du moins c'était définitif, je ne la quitterais pas. Alors qu'est-ce que je fais là, maintenant? Qu'est devenue cette certitude – ma personnalité? Elle sèche au fond de moi, elle moisit. Pendant le trajet avec Taouf vers Paris, j'ai lu une brève dans Le Monde: à Bonn, on vient de retrouver le squelette d'un handicapé solitaire, un certain Wolfgang Dircks, dans son appartement. Il était assis dans son fauteuil, avec un journal de programmes télé sur les genoux, ouvert à la page du 5 décembre 1993 – il y a plus de cinq ans. Près de lui, les lumières de son sapin de Noël clignotaient encore. J'ai souri trois dixièmes de seconde, puis ça m'a donné des frissons. Dans l'état de faiblesse et d'auto-apitoiement qui me pousse aujourd'hui à me raccrocher à n'importe quoi et à tout absorber à travers le même filtre, je trouve ce fait divers encore plus déprimant. La maison dont la sonnette ne sert plus, c'est moi. À l'intérieur, le squelette qui lit encore le magazine télé, c'est ma pauvre certitude de rester coûte que coûte avec Olive. Et le sapin de Noël qui s'entête à clignoter, c'est mon abruti de matériel biologique qui n'a pas encore compris que l'histoire était terminée. Tout ça est pathétique. Le pire, c'est que j'ai le sentiment rageant de m'être mis dans cet état tout seul. Quelle est la faute d'Olive? QU'EST-CE QU'ELLE M'A FAIT? Rien. Elle m'a dit qu'elle regrettait d'avoir quitté Bruno, bon. C'est une raison pour s'enfuir à toutes jambes et aller se laisser mourir dans un coin en pleurnichant? Moi je regrette le temps où je pouvais baiser toutes les filles qui ont deux jambes sans me poser la moindre question, sans jamais souffrir, ça ne veut pas dire que j'aimerais y revenir. Et qui sait si elle ne m'a pas donné cette réponse seulement parce qu'elle sentait que j'en attendais avidement une? Je voulais qu'elle parle, qu'elle finisse par parler. Je l'ai bombardée de points d'interrogation empoisonnés, je l'ai cuisinée jusqu'à ce qu'elle avoue ce que je voulais entendre. C'est moi qui lui ai offert la confession toute prête sur un plateau à roulettes. L'inspecteur des âmes sombres. Pauvre nouille. En réalité, elle va mal, c'est comme ça. Pourquoi fouiner? Tout le monde va mal. Pourquoi cet acharnement à essayer de dénicher des explications comme un tapir insatiable? Je suis trop cartésien, je suis trop cartésien. À force de vouloir absolument tout savoir d'elle, j'oublie qu'elle n'est pas qu'une somme de données. Je sais tout d'elle comme un ordinateur bien programmé sait tout du jeu d'échecs: il connaît toutes les règles, tous les coups et toutes les combinaisons possibles, mais un bon joueur lui flanque une dérouillée quand il veut. Comment un ordinateur pourrait-il comprendre Autruche Sans Mesure? C'est ça, le problème, je suis trop cartésien. Mais je ne sais plus que penser. Je l'ai quittée pour rien ou quoi? Je la rencontre, je me sens mal sans raison, je déjante sans raison, je la quitte sans raison? Non. Si j'ai choisi par instinct de m'en aller, ce n'est pas un hasard. Je ne suis pas qu'une somme de données, moi non plus. Je ne le suis plus, en tout cas. Je me détraque, je souffre, donc je m'en vais (si je commence à me demander pourquoi je souffre, je vais trop loin dans la recherche, on n'en finirait plus). Elle m'a rendu malade et fou. Je guérirai ou non – l'avenir me le dira – mais je ne veux pas retourner me faire massacrer. Quelle qu'en soit la raison, Olive m'a tout de même déclaré, en substance: «Je préfère l'autre.» Elle a parlé avec sa bouche, en me regardant avec ses yeux. Même si c'est moi qui l'ai poussée, même si elle ne le pensait pas, elle l'a dit. C'est encore pire, si elle ne le pensait pas. Elle me trahit, elle me repousse et elle me ment, tout ça en une seule phrase. Et c'est pour ça que je suis ici, à Paris, sans elle, avec tous mes soucis sur les bras. Je ne peux pas retourner vers elle, je ne peux pas retourner me faire massacrer. Je vais me débrouiller. Je suis sûr que je sais me débrouiller. Même malade et fou, on doit pouvoir tenir le coup. Je vais essayer. Mon amie Fontenouille, qui me laisse un message sur le répondeur pour me demander si je sais ce que sont les animelles et me souhaiter douze mois de plaisir dans les bras d'Olive, me précise au passage que 99 est l'année du lapin. Bonne chance, Titus. Un soir, ayant appris que Florence, qui habite dans le quartier, organisait une fête chez elle, je décide de m'y rendre par curiosité. Elle m'accueille par l'habituel «T'es tout seul?». Et effectivement, ils sont tous là mais je suis seul, je n'arrive pas à m'intégrer, je suis un grumeau dans une pâte à crêpes. J'apprends que Chang est mort, dans un hôpital où il errait toujours nu. Le gros Chang, solitaire et peureux. Je bois. Je mange une carotte crue trempée dans la mayonnaise. Et une autre. Qu'ils arrivent, les rongeurs! Une autre encore. Saletés de lapins, venez! Rapidement ivre, je demande à Florence de me trouver un billet pas trop cher pour n'importe où. Je ne peux pas rester ici, au milieu de tous ces gens sains et vigoureux. C'est trop dur. Voilà comment je vais me débrouiller: je dois partir d'ici tout de suite. Pour l'instant je continue à boire et perds vite conscience de ce que je fais, de ce que je suis. Le lendemain, je me réveille sans le moindre souvenir de la fin de la nuit. Je rappellerai Florence pour annuler le billet d'avion pour n'importe où sur lequel elle a sans doute déjà mis une option. Qu'est-ce que j'irais faire ailleurs? Je suis en train de comprendre que partir n'amène à rien. Autant rester dans le feu de l'action (laquelle, maintenant?), ça évite les lendemains difficiles, les douches froides et les réveils dans la cendre humide. Et puis je ne suis pas né de la dernière pluie de roses, je connais les aéroports. Les pistes sont infestées de lapins. Même en supposant que je parvienne à leur échapper (les passerelles qui mènent aux avions sont à peu près hermétiques), je crois que je ne serais pas à l'aise en les voyant courir comme des dingues par le hublot, pendant le décollage. Les lapins de non-retour… Non, je reste. Je vais aller me faire du café. Ça ira mieux. Je trouve un message de Florence sur mon répondeur. Je suis rentré seul, à six heures, dans un état lamentable, elle s'inquiète. Apparemment, j'ai retrouvé le chemin. Tout va bien. Je découvre un tas de linge dans le couloir de l'entrée. Je m'approche, interloqué. Ce sont dix-huit culottes en vrac. Dix-huit culottes de jeune fille, treize ou quatorze ans probablement, pas neuves mais propres. Elles sentent la lessive. La plupart sont blanches avec de fines rayures ou des motifs de couleur, deux sont en dentelle sage, une en synthétique imitation soie, et deux sont décorées de petits lapins qui gambadent. Où ai-je pu aller chercher ça? Sûrement pas dans les tiroirs de Florence, ce n'est pas du tout son genre de culottes. Mais elle habite à quelques centaines de mètres à peine de chez moi et je connais bien le quartier: ce n'est pas tous les jours qu'on voit quelqu'un étendre son linge sur le trottoir, a fortiori ses culottes. Il aurait fallu que je pénètre en douce dans un appartement (en passant sous la porte?), que je trouve la salle de bains dans l'obscurité et que je les vole. Ou que j'entre dans une cour et grimpe comme un lézard le long de la façade lisse jusqu'à une fenêtre à laquelle est accroché un séchoir. Même à jeun, ce n'est pas dans mes cordes. De toute manière, quelle jeune fille possède dix-huit culottes? Non, il ne faut pas chercher d'explications tordues, tout ça est dans l'ordre des choses: je perds des fourchettes, des chaussettes, des papiers d'identité, des facilités bancaires, des objets divers, Olive Sohn – et parallèlement je récolte des plaques rouges, des kystes, des aspérités calcaires, une multitude de lapins et dix-huit culottes. On ne peut pas dire que je gagne au change, je troquerais bien cent lapins et quinze culottes contre une minute de bien-être avec Autruche Sans Mesure, ou même un kyste contre une ou deux fourchettes neuves, mais il faut accepter son sort. A l'occasion, j'irai quand même faire un petit tour chez le détective… Je ne lui parlerai pas d'Olive, les causes du trouble ne l'intéressent pas. Seules les solutions. Quand il me demandera, de sa voix posée et rassurante, ce qui m'amène, je répondrai: «Ça ne va pas fort, docteur. Je ne sais pas exactement à quoi c'est dû, je suppose que c'est toujours mon hygiène de vie ou mon matériel biologique, mais voilà, pour conclure j'ai perdu mon beau chapeau noir, j'ai vu un lapin en peluche dans une armoire et j'ai trouvé dix-huit culottes dans mon couloir. Je fais des rimes mais je n'ai pas le moral, vous savez.» Je lui ferai l'inventaire de toutes les autres anomalies que j'ai constatées, je serai franc et précis, je me dévoilerai sans honte, je lui dirai que je me sens vraiment patraque, seul surtout, et que mon univers est en dérangement. Il me trouvera peut-être une solution à tout ça. J'espère qu'il n'y aura pas trop de monde dans la salle d'attente.

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