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Toujours aussi stoïque malgré l'ampleur du désastre, te détective m'assure que c'est plus impressionnant que grave. Il va me prescrire une bonne dose d'anti-inflammatoires et je pourrai bientôt m'inscrire chez les majorités, si c'est l'un de mes rêves. Quant à la cause, comme toujours, ça n'a pas de réelle importance. Ce «désagrément articulaire» est vraisemblablement dû à une mauvaise hygiène de vie. Allons bon.

Avec mon épaule raboteuse, mes pustules aux jambes et mon kyste au poignet, je cours retrouver Olive. Je ne veux pas que ça grince et que ça racle entre nous, je ne veux pas l'imaginer en tête de l'humérus que je viens de voir sur les radios et moi en clavicule, ni l'inverse, je veux que ce soit souple et bien huilé comme une épaule de gymnaste, même comme une épaule de cycliste ou de boulangère, ça m'irait. Je vais l'emmener n'importe où pourvu que ça glisse. La semaine prochaine, voilà, quelques jours. Pourquoi pas chez sa mère, en Bretagne? Ce n'est pas très exotique – même si l'artichaut est un drôle de truc, quand on y pense -, mais elle me parle souvent de sa mère et de sa grand-mère, ça n'a pas toujours baigné dans l'eau de rose entre elles mais le passé est le passé, on ne peut pas dire le contraire, je suis sûr qu'elle aimerait les revoir, même brièvement, et d'un autre côté moi ça ne peut pas me faire de mal, le grand air, un bon coup de vent iodé va anéantir mes troubles corporels, car même si Rennes est loin de la mer le vent est très puissant, il ne s'arrête pas là, et puis la Bretagne ce n'est pas le bout du monde mais c'est quand même le bout de l'Europe, ça lui fera toujours du mouvement, et c'est ce qui compte, c'est même maintenant la seule chose qui compte: le mouvement.

Elle est d'accord, elle est contente, elle n'avait pas envie de rester à Paris. Je suis fin psychologue. Et je ne m'arrêterai pas là (je suis comme le vent), je vais tout organiser pour nous sortir de ce bourbier: on prendra le train jusqu'à Rennes puis on louera une voiture, on pourra se promener partout dans la région. Et quand on reviendra, je mettrai un autre plan sur pied, car les endroits où aller ne manquent pas. Il n'y a même que ça dans le monde, des endroits.

En quelques coups de téléphone, tout est arrangé. Nous partons dans trois jours. Et grâce à cet horizon clair et proche, ces trois jours d'attente stérile à Paris passent sans encombre: Olive n'est pas précisément hilare et bondissante, mais la perspective du départ la soulage et la réjouit. Elle se lève de bonne humeur, se lave tous les matins, discute presque gaiement avec les habitués du Saxo et, le soir, mange comme une tigresse blonde dans les restaurants du quartier. Nous essayons à nouveau de faire un enfant. Elle est inquiète car à la suite d'une grossesse extra-utérine, il y a deux ans, on a dû lui enlever une trompe. D'une part elle craint d'avoir un nouveau problème de ce genre, d'autre part elle finît par se demander si «ça fonctionne encore». Je suis plus confiant qu'elle.

Dans un bar de l'avenue de Clichy, j'oublie mon chéquier sur le comptoir en partant. Nous revenons le lendemain matin mais personne ne l'a vu, évidemment. Ça m'apprendra à picoler ailleurs qu'au Saxo. Ce n'est pas bien grave. Juste un chéquier de perdu. Qu'est-ce que c'est, un chéquier? Rien. Je fais opposition tout de suite et j'utiliserai ma carte de crédit en attendant d'en recevoir un autre. On prend les cartes de crédit partout, de nos jours, même en Bretagne.

Je perds également ma veste, dans une fête où nous passons brièvement la veille de notre départ pour Rennes, mais elle était si usée qu'il est possible qu'elle se soit dissoute sous le poids des autres vêtements entassés sur le lit de notre hôte (et si on me l'a prise, vu son état, ce ne peut être qu'une erreur).

Ces disparitions ne me dérangent pas beaucoup (pas plus que celle de mes fourchettes, même si celle-ci me déconcerte au point que je ne me risque jamais à y penser plus de trente secondes (ce qui est impossible est impossible, c'était jusqu'alors l'une de mes seules certitudes)), mais il est apparemment temps que nous partions d'ici car tout semble fondre autour de nous, comme sur une image de film arrêtée trop longtemps devant la lumière du projecteur. Tout semble fondre autour de moi, du moins. Même les lapins se volatilisent, derrière la palissade. Avant notre départ à New York, j'avais déjà l'impression que leur nombre avait diminué. Cette fois ça ne fait plus aucun doute: ils ne sont plus que trois dans l'enclos, les deux gros et un petit blanc. Je me dis un moment que les autres doivent se cacher quelque part, mais je me poste à la fenêtre plusieurs fois par jour et n'en vois jamais d'autre que les deux gros et le petit blanc. Qu'il y ait un ou deux rejetons timides ou introvertis sur une portée, d'accord, de nombreuses histoires pour enfants en témoignent – mais cinq ou six, ce n'est pas concevable. J'envisage également la possibilité que les plus précoces aient déjà quitté leurs parents pour se lancer à l'assaut du monde, mais alors je ne peux m'empêcher de me représenter l'enclos comme une sorte de base de reproduction, de camp d'entraînement où seraient formés les lapins destinés à partir, non pas forcément à l'assaut du monde, mais d'un type à qui ils en veulent particulièrement, par exemple. C'est possible. Je m'attends à tomber sur eux d'un jour à l'autre dans la cage d'escalier de mon immeuble. La seule chose qui me rassure, c'est que je ne vois pas comment ils pourraient trouver le moyen de sortir de leur caserne. À moins qu'ils ne soient vraiment très costauds. Presque volants. Non, le plus rassurant est de considérer qu'ils sont morts. C'est triste pour eux et dommage pour la Beauté de la Nature, mais je n'y peux rien (avant New York, Valérie du Saxo m'a conseillé, avec le plus grand sérieux, d'escalader la palissade, de les attraper, de les mettre dans des cages et de les apporter à la SPA). Moi aussi, j'ai des amis qui sont morts. Ils n'ont pas voulu de mes carottes, tant pis pour eux – je parle des lapins.

Mon chat Spouque perd également quelque chose: l'appétit. Quand nous sommes rentrés, Thierry le barman m'a dit qu'il n'avait pas mangé grand-chose. C'est vrai: son Gourmet au foie et à la volaille ne le tente plus. J'essaie d'autres marques, d'autres goûts, en vain. Il n'accepte plus que du thon ou du jambon, mais ce n'est pas une nourriture très équilibrée. Ce n'est pas bon pour son hygiène de vie.

Dans le train, Olive est calme. Même si elle ne parle pas beaucoup, j'arrive désormais à deviner à peu près son humeur en étudiant ses mains, ses yeux, son teint, la position de sa tête. Et à cet instant, tandis que la campagne morte défile à toute vitesse derrière les vitres, je sais qu'elle n'a pas de pensées noires. Ou plus exactement, je sais qu'elle ne pense pas à l'avenir. Elle lit le dernier Bret Easton Ellis.

– C'est vide et infâme, j'aime vraiment ça.

À Rennes, au volant de la Clio bleue que nous avons louée, je lui demande l'adresse du docteur qui l'a violée le deuxième jour de sa fugue. Je suis moins violent qu'un papillon, mais lui casser toutes les dents et lui arracher le nez à la main (en glissant un doigt dans chacune de ses narines et en tirant vers le haut comme un barbare en crise) serait un plaisir intense – après Bruno, les aviateurs et les pompiers, je réalise qu'Olive est jusqu'à maintenant la seule personne pour qui je puisse, en tout cas virtuellement, me changer en destructeur sauvage. Mais elle prétend ne plus se souvenir de l'endroit où habitait le médecin.

Chez sa mère, il ne se passe pas grand-chose. Si ce n'est qu'Olive se comporte de manière tout à fait étonnante. Elle paraît normale. Ni agressive, ni exubérante, ni amorphe, ni provocatrice, ni effarouchée, ni affligée, ni spécialement joyeuse: rien. Je l'aime comme ça aussi – et ça me rassure, en quelque sorte: je m'aperçois que je ne l'aime pas pour son apparence, ses attitudes, son originalité flagrante et ses revirements inattendus, mais pour des raisons plus profondes, ou mieux, sans raison. Je l'aime sans raison. Cette découverte me comble de joie et de fierté car on dit toujours, partout et depuis des siècles, que c'est la seule manière d'aimer réellement les gens. Parfait, je suis enfin dans le vrai.

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