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Le lendemain à dix-huit heures, j'entre au Saxo Bar la tête douloureuse et cinq Alka-Selzer dans le ventre. Olive est assise à la même place que l'avant-veille, dans un coin près de la porte (pourtant quand elle entre dans un bar, elle s'assied toujours au comptoir, sur un tabouret («Parce que c'est là qu'on rencontre les hommes, dit-elle, les hommes sont souvent au comptoir et les femmes dans la salle») – lorsque je lui demande quelques jours plus tard dans un bistrot désert de Veules-les-Roses pourquoi elle s'asseyait en salle, sur les banquettes de velours mauve et vert du Saxo Bar les premières fois où je l'ai croisée là-bas, elle me répond: «Parce que je n'aime pas sentir des regards dans mon dos»), elle est posée comme une poupée gonflable près de la porte sur la banquette mauve et vert, lit le dernier Despentes et porte une robe vert électrique à paillettes dorées, très courte, des bas et un porte-jarretelles qu'elle ne cache pas, les mêmes escarpins noirs que la veille et un grand bonnet blanc en lapin (pourtant il fait bien vingt-sept ou vingt-huit degrés (tiens, finalement c'est peut-être à ce moment qu'a débuté mon cauchemar avec les lapins (mais je ne pouvais pas le deviner, je ne saurais distinguer à l'œil nu le poil du lapin de celui du lion))).

Je demande une Carlsberg à Thierry pour remonter le moral de mes globules et me donner, à moi, du courage pour l'avenir (car je n'ai que trop tardé, il est grand temps de s'essayer à l'amour), mais avant qu'il n'ait posé le verre jaune mousseux sur ma table, le beau Rocco (play-boy toc des Épinettes, notre quartier) s'installe en costume anthracite près d'Olive Sohn et déballe sa marchandise à l'italienne. Je n'entends pas ce qu'il lui raconte, car Denis a mis les Stones très fort sur le juke-box, mais il suffit d'avoir passé plus de deux ou trois ans sur terre pour deviner qu'il veut la baiser. Quand un chien s'approche d'un arbre en levant la patte, ce n'est pas pour danser le charleston autour.

Il faut dire qu'à première vue, elle ne semble pas très difficile à ramener à la maison (du moins pour celui qui a déjà du sperme dans l'œil – car pour celui qui voit clair (moi), il est évident qu'Olive est un cas presque unique dans les annales de l'humanité, qu'elle est ouverte et fermée à la fois, sauvage, salope et prude à la fois, disponible mais intouchable, et que celui qui réussira à la mettre à quatre pattes en la baratinant comme un vendeur d'encyclopédies n'est pas encore né (ou alors il est tout petit) (cela dit, dans le seul café d'un village médiéval du Luberon, où la serveuse frotte ses gros seins contre elle lorsqu'elle la croise dans l'embrasure de la porte des toilettes, Olive me dit: «Je ne complique pas trop les choses, je baise avec tous les hommes et toutes les femmes qui me plaisent»)).

Entre «Sympathy for thé Devil» et «Jumpin' Jack Flash», j'entends Rocco qui gargouille:

– En Italie, mon père est plus important que le président de la République.

Il serait temps qu'il me laisse la place, ce macaroni salace. Casse-toi, Rocco, the Sailorman piaffe d'impatience. Va jouer au billard, va voir ton père, va mettre Ramazotti sur le juke-box, n'importe quoi, va bouffer une pizza. J'ai besoin de m'exprimer, moi aussi. Mais attention, moi c'est autre chose. Moi pas question que j'aille faire le beau dans le grand cirque de la baise à la chaîne. C'est pas mon genre, à moi – enfin si, c'était mon genre, j'étais même le Zavata de la baise qui fait rire, le Kazakh fou de la baise volante, mais maintenant je crois bien que j'ai envie de tirer ma révérence et de ranger mon costume doré, adieu les paillettes et les lumières aveuglantes de la piste aux étoiles filantes, je veux de l'amour. Pousse-toi, Rocco, s'il te plaît. Ton père est plus important que le président de la Répu blique, tu peux rendre n'importe quelle femme heureuse, alors va en chercher une autre. Fous-lui la paix. Elle en voit vingt par jour, des comme toi: il suffit qu'elle dise un mot, qu'elle bouge une jambe et elle peut se faire mettre par n'importe qui. Mais Titus Colas, lui, veut de l'amour. Titus Colas veut tenter sa chance auprès d'Olive Sohn, sérieusement. Je m'en fous, de son cul (non, je plaisante). Sois sport, Rocco. Gare ta gondole et laisse passer the Sailorman.

Au-delà de l'écran de musique, j'entends le pignouf transalpin parler d'un «hélicoptère» (Olive hoche la tête et tire sur sa gitane), puis quelques instants plus tard d'une «femme sublime» (Olive hoche la tête et regarde à travers lui, l'œil clair, loin derrière), avant de conclure à la manière des forts (à la fin de l'envoi il touche) en lui tendant sa carte de visite. Ce petit rectangle de bristol blanc me fait pitié. On dirait qu'il lui tend une analyse d'urine rassurante, qu'il lui tend sa petite misère.

Néfertiti fourre la carte dans son sac (un petit en skaï rouge, aujourd'hui) parmi cinq ou six cents autres je suppose, pose sur un Rocco tout fier d'avoir réussi son coup un regard aimable qui signifie «Tu peux rêver», lui sourit gentiment, vraiment gentiment, et sort du Saxo sans dire au revoir à personne. Elle passe la porte. Je n'ai jamais vu un cul pareil. L'Italien reste assis face au vide. Le pauvre rital, tout con.

Moi aussi. Tout con, tout seul.

Le lendemain, je vais faire une analyse d'urine, justement. Plus ou moins pour l'offrir à Olive, en fin de compte (tous pareils). Depuis quatre ou cinq jours, quand je pisse je pense à mon père sous le tracteur – l'impression que quelque chose de chaud me sort du corps. C'est la première fois que je chope un truc de ce genre. Je m'en fous un peu, ce n'est pas réellement douloureux, mais je ne voudrais pas refiler une saleté à une fille comme Olive (c'est curieux, il ne me vient pas une seconde à l'esprit que cette rencontre (quelle rencontre?) puisse rester sans suite – je vais l'emmener chez moi bientôt, la déshabiller sans en perdre une miette, baiser avec elle de manière très encourageante, me promener le lendemain avec elle dans les rues d'une journée lumineuse et molle puis partir avec elle dans quelques pays du monde (je ne sais pas ce qui me prend, je deviens fou), bref, je vais enfin avoir droit à l'amour qui rend tout possible, depuis le temps que j'en entends parler, dans les bras d'une fille insaisissable (j'ai du bol) (je ne connais pas la fin tragique de l'histoire, ce jour où elle portera son pull vert pelouse, trois ou quatre tailles en dessous de la sienne avec des trous partout, mais c'est toujours comme ça, on ne connaît jamais la fin tragique de l'histoire)).

J'ai dû attraper ça la semaine dernière dans le lit de Nathalie – une femme croisée un mois plus tôt dans une boîte ringarde près des Champs-Elysées, qui couchait avec tous ceux qui lui souriaient dans l'espoir de se l'envoyer et vivait seule avec sa fille de deux ans à Colombes, parlait tendrement aux mouches qui s'attardaient dans sa cuisine (car elle croyait que chacune était la réincarnation de son mari (qui s'était tiré une balle dans la tête (à cause d'elle, disait-elle) en forêt de Fontainebleau et qu'on avait retrouvé deux mois plus tard, aux trois quarts dévoré par des animaux)), qui cachait des lettres de dénonciation sous chaque tapis et derrière chaque meuble de son appartement («Si je suis morte, si je me suis tuée, c'est à cause de Titus Colas, qui n'a pas voulu de moi» – nous avons à peine passé cinq ou six nuits ensemble, espacées sur trois semaines), qui se fourrait un petit revolver dans la bouche dès que j'essayais de lui expliquer que je n'étais pas fait pour l'amour (donc, effrayé, je me déshabillais illico et la niquais comme je pouvais en espérant lui redonner goût à la vie) et qui a fini par se sauver dans la nuit jusqu'à l'hôpital le plus proche, en tee-shirt rouge et culotte blanche, courant pieds nus sur le trottoir humide en agitant les bras, et en poussant des cris de chatte à l'agonie, de manière tout à fait psychiatrique. Je l'ai poursuivie en voiture, mais le temps que je me gare elle avait déjà franchi les portes de l'hôpital, et lorsque j'ai voulu entrer derrière elle, le gardien (venu des pays de l'Est) m'a barré virilement le passage en grognant:

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