Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Je voudrais dormir, moi aussi. Je m'efforce de ne pas réfléchir, de ne pas me dire que ces retrouvailles ne servent à rien. Je ne suis pas assez fort pour la sortir de là.

Je suis coriace, pourtant. Mais à mon échelle, seulement dans un monde où rien n'est important, où rien ne fait mal. Je m'efforce de ne pas me dire que nous sommes si différents, presque à l'opposé l'un de l'autre, comme disait Rocco. Elle bouge de toutes parts sans pour autant dévier de sa route cahoteuse, je pivote vainement sur moi-même sans quitter mon clocher; elle est téméraire mais lâche, je suis craintif mais plutôt courageux, elle est anxieuse, je suis insouciant; elle se méprise et ne se pardonne rien, j'évite soigneusement d'examiner ma conscience, ne me juge que lorsqu'on me plaque le nez sur un miroir et toujours avec une indulgence scandaleuse; dans tous les domaines, si on nous demandait de choisir entre deux choses disposées devant nous (des choses qui pourraient être des chaises, des vêtements, des couleurs, des paysages, des envies, des comportements, des mots, des idées), on peut être sûr qu'il n'y aurait pas de bagarre. Mais, ami Rocco, n'as-tu pas remarqué – si toutefois il t'est arrivé de réussir à te concentrer suffisamment – qu'une main est composée d'une paume et d'un dos? Tu avais pourtant l'évidence sous les yeux, l'autre jour, quand tu me faisais ce geste… Ta main, c'est le truc qui est au bout de ton bras, tu n'avais qu'à suivre les os en partant de l'épaule pour te rendre compte de ta bêtise. Sans vouloir exiger de toi un effort d'imagination qui risquerait de te faire sauter le cerveau, peux-tu te représenter une main à deux paumes ou à deux dos? Pas terrible, hein? Et ce serait dommage. C'est intéressant, une main. C'est beau et mystérieux. Non?

Je m'endors, sans doute en souriant, la bite protégée par la main d'Olive.

Le lendemain après-midi, je prépare le café pendant qu'Olive est dans la baignoire. Je sais qu'elle n'en prendra que pour me faire plaisir, une ou deux gorgées. Elle avait probablement envie de sortir en boire un en bas, sans s'être lavée. Je regarde machinalement par la fenêtre.

Il n'y a plus deux lapins derrière la palissade, mais sept ou huit. Deux gros, le blanc et le noir, et cinq ou six petits, blancs, noirs, ou tachetés comme des vaches. L'Adam et l'Eve à grandes oreilles devaient être là bien avant que je ne les remarque. J'ai quelques lacunes en anatomie des rongeurs, mais je crois que la gestation dure davantage que trois ou quatre semaines. Enfin, ce n'est pas sûr. Quoi qu'il en soit, le résultat est là: ils se sont multipliés. Ça devrait m'amuser ou me faire plaisir, je pourrais prendre ça pour un bon présage, assez gnangnan mais ce n'est pas grave: comme dans les contes de fées, dès qu'Olive et Titus se retrouvent, des petits lapins se mettent à gambader partout. Mais à les voir ainsi commencer à grouiller dans leur carré de terre, je me sens plutôt inquiet. J'ai toujours aimé les lapins. Mais à présent, vus d'en haut, ils me font penser à des cafards.

Les jours suivants ne sont pas agréables à vivre. La joie de me sentir à nouveau près d'Olive est éclipsée par son état physique et mental. Elle paraît sombre, lasse et extrêmement nerveuse. Son visage tuméfié ne l’aide pas à retrouver un semblant d'équilibre: elle s’observe tristement dans les miroirs; dix ou quinze fois par jour, on lui demande: «Qu'est-ce qui t'est arrivé?» Elle prend beaucoup de cachets qui ne semblent pas l’aider non plus, au contraire. Au lieu de la calmer, de la soutenir, j'ai le sentiment qu'ils la dérèglent. Elle passe de l'abattement total à la surexcitation – pendant la majeure partie de la journée, on dirait que le moindre geste réclame des efforts considérables, elle ne prononce pas un mot, ne sourit pas, ne s'intéresse à rien, soudain elle devient rouge, brûlante, ses yeux s'injectent de sang, il faut qu'elle baise ou bouge, qu'elle parle fort, qu'elle marche à toute vitesse, qu'elle danse jusqu'à ruisseler de sueur, et seules ses lèvres restent froides. Je l'embrasse dans l'espoir idiot de l'apaiser, sa bouche est glacée. J'en ai des frissons. Souvent, à la tombée de la nuit, elle paraît même proche de perdre tout à fait la raison. Pendant une ou deux heures, Olive Sohn disparaît et laisse la place à une créature incontrôlable qui s'isole au milieu du monde et qu'on ne peut plus atteindre, qui évolue ailleurs, dans un état voisin de la démence. Elle fait n'importe quoi et n'en a manifestement pas conscience, elle devient méchante et brutale, égoïste, ou démesurément exubérante. Dans ces moments-là, je ne peux rien faire pour l'arrêter. Quand je l'interroge, quand j'essaie de lui montrer avec le plus de prudence et de diplomatie possible qu'elle se comporte de manière étrange, elle semble toujours étonnée, parfois agacée, et me donne invariablement la même explication de ses actes extravagants:

– J'ai trop d'énergie dans le corps, il faut que ça sorte.

La crise passée, elle retombe dans l'apathie, le silence et la mélancolie. Alors plus rien ne peut la réveiller, ni même la distraire un instant de cet abattement lugubre. Dans l'ensemble, entre la désolation et la violence, elle donne l'image d'un fille plus qu'égarée, plus que triste: elle agit comme un être désespéré. Et je n'arrive pas à comprendre pourquoi.

Je ne peux que rester près d'elle, lui raconter n'importe quoi, l'empêcher de mon mieux de déjanter pour de bon. Je me pose des questions. Je me demande comment arranger les choses. Je me demande ce qui la rend si morose et si agressive. Je me demande si ce n'est pas sa rupture définitive avec Bruno, dont l'attachement paternel, la dévotion et l'autorité la maintenaient debout comme un tuteur maintient une plante fragile. Je me demande si elle n'a pas besoin de se sentir à la fois vénérée et rabaissée – je ne peux lui apporter ni l'une ni l'autre de ces sensations. Je me demande si elle ne me ment pas quand elle me dit qu'elle est allée lui parler le lendemain de la première nuit que nous avons repassée ensemble, cette nuit où elle m'a donné son cul, et qu'elle ne veut plus jamais le revoir. Je me demande si elle ne va pas coucher avec tous ceux qui voudront se servir d'elle. Je me demande si ce n'est pas à cause de moi, de ce que je ne pourrai jamais lui donner, qu'elle est si malheureuse. Je me demande si, après tout, je fais bien de prendre le risque de plonger moi aussi dans la confusion et la détresse. Je me demande si je vais pouvoir supporter de me poser tant de questions.

Une nuit, devinant sans mal mon désarroi, elle me dit:

– Ne reste pas avec moi, je vais te détruire la vie.

Elle a peut-être raison. Je pourrais faire un grand pas de côté et la laisser partir vers des hommes plus solides ou plus disposés à se laisser démolir – ou la laisser retourner vers Bruno. Depuis qu'elle l'a quitté, quelque chose a changé. D'abord, évidemment, parce qu'elle est sortie métamorphosée des trois semaines durant lesquelles je ne l'ai pas vue. Ce n'est pas la même personne que celle que j'aimais – et pourtant je l'aime. Mais je réalise que, de mon côté aussi, l'insouciance enivrante des sept premiers jours a disparu. Peut-être à cause de leur séparation, paradoxalement. Je me sens peut-être dorénavant seul face à elle, face à cette fille déroutante et dangereuse. J'ai peut-être l'impression puérile mais pesante d'avoir pris le relais de Bruno de manière officielle. Ma vie devient peut-être trop sérieuse, trop grave. Elle est peut-être trop excessive et exigeante pour moi. Je me souviens peut-être de ce j'ai pensé à la fin de notre semaine ensemble pour me consoler de son départ. Mais toutes ces interrogations ne servent qu'à m'enfoncer plus profondément dans le malaise et l'inquiétude. Il suffit que je la regarde, que je m'imagine durant quelques secondes accepter sa «proposition», me détourner d'elle et reprendre une existence solitaire plus paisible et plus sûre, il suffit que je me voie sans elle, seul et vide, que je la voie sans moi, seule et déséquilibrée, ballottée dans d'autres histoires, pour que je sursaute et lui réponde:

38
{"b":"100605","o":1}