Le journal du petit déjeuner
C'est un luxe paradoxal. Communier avec le monde dans la paix la plus parfaite, dans l'arôme du café. Sur le journal, il y a surtout des horreurs, des guerres, des accidents. Entendre les mêmes informations à la radio, ce serait déjà se précipiter dans le stress des phrases martelées en coups de poing. Avec le journal, c'est tout le contraire. On le déploie tant bien que mal sur la table de la cuisine, entre le grille-pain et le beurrier. On enregistre vaguement la violence du siècle, mais elle sent la confiture de groseilles, le chocolat, le pain grillé. Le journal par lui-même est déjà pacifiant. On n'y découvre pas le jour, ni la réalité: on lit Libération, Le Figaro, Ouest-France, ou La Dépêche du Midi. Sous la pérennité du bandeau titre, les catastrophes du présent deviennent relatives. Elles ne sont là que pour pimenter la sérénité du rite. L'ampleur des pages, l'encombrement du bol de café permettent seulement une lecture posée. On tourne les pages précautionneusement, avec une lenteur révélatrice: il s'agit moins d'absorber le contenu que de profiter au mieux du contenant.
Dans les films, les journaux sont souvent symbolisés par la frénésie des rotatives, les cris surexcités des vendeurs dans la rue. Mais le journal que l'on découvre au petit matin dans sa boîte aux lettres n'a pas la même fièvre. Il dit les nouvelles d'hier: ce faux présent semble venir d'une nuit de sommeil. Et puis les rubriques sages comptent davantage que le sensationnel. On lit la météo, et c'est d'une abstraction très douce: au lieu de guetter au-dehors les signes évidents de la journée, on les infuse du dedans, dans l'amertume sucrée du café. La page des sports, surtout, est immuable et rassurante: les défaites y sont toujours suivies d'espoirs de revanche, les échéances se renouvellent avant que les tristesses ne soient consommées… Il ne se passe rien, dans le journal du petit déjeuner, et c'est pour ça que l’on s'y précipite. On y allonge la saveur du café chaud, du pain grillé. On y lit que le monde se ressemble, et que le jour n'est pas pressé de commencer.
Un roman d’Agatha Christie
Est-ce qu'il y a vraiment tant d'atmosphères dans les romans d'Agatha Christie? Peut-être qu'on se les invente – simplement parce qu'on se dit: c'est un roman d'Agatha Christie. Oui, la pluie sur la pelouse au-delà des bow-windows, le chintz à ramages vert canard des doubles rideaux, ces fauteuils aux courbes si moelleuses déferlant jusqu'au sol, où sont-ils? Où sont ces scènes de chasse rouge fuchsia s'arrondissant sur le service à thé, ces rigidités bleuâtres des cendriers en wedgwood?
Il suffit qu'Hercule Poirot fasse fonctionner ses petites cellules et tire sur les pointes de ses moustaches: on voit l'orange clair du thé, on sent le parfum mauve et fade de la vieille Mrs. Atkins.
Il y a des meurtres, et cependant tout est si calme. Les parapluies s'égouttent dans l'entrée, une servante au teint laiteux s'éloigne sur le parquet blond frotté à la cire d'abeille. Personne ne joue plus sur le vieux piano droit, et il semble pourtant qu'une romance aigrelette déroule ses émois faciles sur les porte-photos, les japonaiseries de porcelaine. Plus que la violence du meurtre, on le sait bien, c'est l'intrigue qui compte, la découverte du coupable. Mais à quoi bon rivaliser avec les cellules de Poirot, la maîtrise d'Agatha? Elle vous surprendra toujours à la dernière page, c'est son droit.
Alors, dans cet espace familier entre le crime et le coupable, on se construit un univers douillet. Ces cottages anglais ont tout de l'auberge espagnole: on y apporte des rumeurs cuivrées de la gare Victoria, des ennuis balnéaires à coups d'ombrelle au long de l'estacade de Brighton – et jusqu'aux lugubres couloirs de David Copperfield.
Des jeux de croquet se mouillent infiniment. Le soir est bon. Près de la fenêtre entrouverte, les joueurs de bridge se laissent alanguir par les derniers parfums des roses de l'automne. Des chasses au renard viendront, sur fond de ronces rousses et de baies de sureau.
De tout cela, bien sûr, la romancière ne dit pas un mot. Guidé par une main de fer, on fait comme devant toutes les autorités abusives: en douce et presque en fraude, on déguste tout ce qu'il ne faut pas voir ni respirer, tout ce qu'il ne faudrait pas goûter. On se fait sa cuisine, et on la trouve délicieuse.
Le bibliobus
C'est bien, le bibliobus. Il passe une fois par mois, et s'installe sur la Place de la Poste. On connaît toutes les dates de l'année à l'avance. – Elles sont écrites sur une petite carte brune qu'on vous glisse dans un livre emprunté. Le 17 décembre, de 16 heures à 18 heures, on sait que le grand camion blanc balafré du sigle «Conseil général» sera fidèle au rendez-vous. C'est rassurant, cette mainmise sur le temps. Rien de mal ne peut vous arriver, puisque l'on sait déjà que dans un mois le salon de lecture ambulant reviendra mettre une petite tache de lumière sur la place. Oui, c'est encore mieux l'hiver, quand les rues du village sont désertes. Le seul centre d'animation devient alors le bibliobus. Oh! il n'y a pas foule, ce n'est pas le marché. Mais quand même, des silhouettes familières convergent vers le petit escalier malcommode qui permet d'accéder au camion.
On sait que dans six mois on rencontrera là Michèle et Jacques («Alors, cette retraite, c'est pour quand?»), Armelle et Océane («Elle porte bien son nom, ta fille, elle a des yeux d'un bleu!»), d'autres qu'on connaît moins mais qu'on salue d'un sourire entendu: rien que ce rite à partager, c'est toute une complicité.
La porte du camion est étrange. Il faut se glisser entre deux parois transparentes de plastique rigide, qui prémunissent à l'intérieur des courants d'air. Ce sas entrouvert, traversé, on est tout de suite dans le moquette, le silence douillet, la flânerie studieuse. La jeune fille et l'employé plus âgé à qui l’on rend les livres rapportés témoignent par leur salut qu'ils vous connaissent, mais leur amabilité ne va pas jusqu'à l'enjouement. Tout doit rester feutré. Même si certains jours l'exiguïté du lieu fait déployer des trésors d'ingéniosité déambulatoire pour ne pas déraper vers la promiscuité, chacun reste libre dans son silence, dans son choix. Les rayons sont des plus variés. On a droit au total à douze emprunts, et c'est très bon de faire dans l'hétéroclite. Ce petit recueil de poèmes en prose de Jean-Michel Maulpoix, pourquoi pas? «Le jour tarde sous un entassement de feuilles et de fleurs de tilleul.» Cette phrase suffit à en donner l'envie.
L'énorme album de Christopher Finch L'aquarelle au XIXe siècle sera un peu lourd, mais il y a des beautés rousses préraphaélites, des aubes de Turner, et puis quel privilège de s’arroger ainsi en toute impunité ces trois kilos volumineux de luxe mat! Un magazine de photos avec des enfants de Boubat, une cassette des cantates de Bach, un album sur le Tour de France: on peut glisser dans son panier toutes ces merveilles disparates; déjà comblé, se dire que l'on va en glaner encore tout autant, au hasard des étagères. Les enfants n'en finissent pas de s'accroupir devant les bandes dessinées, les romans illustrés, de s'émerveiller parfois: «La dame a dit que je pouvais en prendre un de plus!»
La soif étanchée, le choix s'alentit. Une odeur de laine tiède, de gabardine mouillée monte dans l'espace étroit. Mais c'est du sol surtout que monte une sensation particulière: une espèce de tangage infime, de roulis. On avait oublié l'équilibre des pneus, le fondement mobile de ce temple familial. Ce mal de mer au chaud des livres, c'est la province en creux d'hiver. Prochain passage du bibliobus: jeudi 15 janvier, de 10 heures à 12 heures, Place de l'Église, de 16 heures à 18 heures, Place de la Poste.