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Une fois embarqué sur cette eau vive, tout bascule. Est-ce le déroulement du trottoir qui contraint à une certaine raideur, ou bien compense-t-on par une réaction d'amour-propre ce soudain laisser-aller, ce laisser-faire? On voit bien devant soi quelques inconditionnels de la précipitation qui multiplient la vitesse du trottoir par de longues enjambées. Mais c'est bien meilleur de demeurer guetteur, la main posée sur la rampe noire.

En sens inverse glissent vers vous des silhouettes hiératiques, et c'est de part et d'autre le même regard faussement absent. Étrange façon de se croiser, proches et inaccessibles, dans cette fuite accélérée qui joue la nonchalance. Destins happés une seconde, visages presque abstraits, planant sur fond d'espace gris. Plus loin, le couloir réservé aux marcheurs impénitents, dédaigneux des facilités du trottoir mécanique. Ils vont très vite, soucieux de démontrer l'inanité des concessions à la paresse. On les ignore: leur désir de donner mauvaise conscience a quelque chose d'un peu fruste et ridicule. Il faut s'en tenir au charme accaparant du trottoir roulant. C'est une fièvre sage, au long du rail mélancolique. Dans l'immobilité fuyante, on est un personnage de Magritte, une enveloppe de banalité urbaine croisant des doubles évanescents sur un ruban d'infini plat.

Le cinéma

Ce n'est pas vraiment une sortie, le cinéma. On est à peine avec les autres. Ce qui compte, c'est cette espèce de flottement ouaté que l'on éprouve en entrant dans la salle. Le film n'est pas commencé; une lumière d'aquarium tamise les conversations feutrées. Tout est bombé, velouté, assourdi. La moquette sous les pieds, on dévale avec une fausse aisance vers un rang de fauteuils vide. On ne peut pas dire qu'on s'assoie, ni même qu'on se carre dans son siège. Il faut apprivoiser ce volume rebondi, mi-compact, mi-moelleux. On se love à petits coups voluptueux. En même temps, le parallélisme, l'orientation vers l'écran mêlent l'adhésion collective au plaisir égoïste.

Le partage s’arrête là ou presque. Que saura-t-on de ce géant désinvolte qui lit encore son journal, trois rangs devant? Quelques rires peut-être, aux moments où l'on n'aura pas ri – ou pire encore: quelques silences aux moments où l'on aura ri soi-même. Au cinéma, on ne se découvre pas. On sort pour se cacher, pour se blottir, pour s'enfoncer. On est au fond de la piscine, et dans le bleu tout peut venir de cette fausse scène sans profondeur, abolie par l'écran. Aucune odeur, aucun coulis de vent dans cette salle penchée vers une attente plate, abstraite, dans ce volume conçu pour déifier une surface.

L'obscurité se fait, l'autel s'allume. On va flotter, poisson de l'air, oiseau de l'eau. Le corps va s'engourdir, et l'on devient campagne anglaise, avenue de New York ou pluie de Brest. On est la vie, la mort, l'amour, la guerre, noyé dans l'entonnoir d'un pinceau de lumière où la poussière danse. Quand le mot fin s'inscrit, on reste prostré, en apnée. Puis la lumière insupportable se rallume. Il faut se déplier alors dans le coton, et s'ébrouer vers la sortie en somnambule. Surtout ne pas laisser tomber tout de suite les mots qui vont casser, juger, noter. Sur la moquette vertigineuse, attendre patiemment que le géant au journal soit passé devant. Cosmonaute pataud, garder quelques secondes cette étrange apesanteur.

Le pull d'automne

C'est toujours plus tard qu'on ne pensait. Septembre est passé si vite, plein de contraintes de rentrée. En retrouvant la pluie, on se disait «Voilà l'automne»; on acceptait que tout ne soit plus qu'une parenthèse avant l'hiver. Mais quelque part, sans trop se l'avouer, on attendait quelque chose. Octobre. Les vraies nuits de gel, dans la journée le ciel bleu sur les premières feuilles jaunes. Octobre, ce vin chaud, cette mollesse douce de la lumière, quand le soleil n'est bon qu'à quatre heures, l'après-midi, que tout prend la douceur oblongue des poires tombées de l'espalier.

Alors il faut un nouveau pull. Porter sur soi les châtaignes, les sous-bois, les bogues des marrons, le rouge rosé des russules. Refléter la saison dans la douceur de la laine. Mais un pull neuf: choisir le nouveau feu qui va commencer de finir.

Dans des tons verts? Un vert d'Irlande, pois cassé, brumeux, whisky rugueux, sauvage et solitaire comme les champs de tourbe, l'herbe rase. Mais roux? il y a tant de rousseurs, chevelures ophéliennes, désir de goûter comme avant, pain-beurre-pain d'épice, forêts surtout, rousseur du sol, rousseur du ciel, insaisissables odeurs de foires et bois, de cèpes et d'eau. Et grège, pourquoi pas? Un pull à grosses mailles, à croisillons, comme si quelqu'un avait encore le temps de tricoter pour vous.

Un pull très grand: le corps va s'abolir, on sera la saison. Un pull en creux d'épaule, en espérant… Même pour soi, c'est bon, cette façon de jouer la fin des choses ton sur ton. Choisir le confort des mélancolies. Acheter la couleur des jours, un nouveau pull d'automne.

Apprendre une nouvelle dans la voiture

«France Inter, il est dix-sept heures, l'heure des informations, présentées par…» Un court indicatif musical, et puis: «La nouvelle vient de tomber sur les téléscripteurs: Jacques Brel est mort.»

À cet endroit, l'autoroute descend rapidement dans une vallée sans charme particulier, quelque part entre la sortie d'Évreux et celle de Mantes. On est passé là cent fois, sans autre préoccupation que celle de doubler un poids lourd, de commencer à s'inquiéter de la monnaie pour le péage. Tout à coup, le paysage est découpé, arrêté sur image. Ça se passe en une fraction de seconde. On sait que la photo est prise. Cette côte à trois voies bien anonyme et grise qui remonte vers la vallée de la Seine prend un caractère, une singularité qu'on ne soupçonnait pas. Peut-être même le camion Antar rouge et blanc sur la file de droite restera-t-il dans l'image. C'est comme si on découvrait la réalité d'un lieu qu'on n'avait pas envie de connaître, qu'on associait seulement à un certain ennui, à une légère fatigue, une abstraction morose du trajet.

De Jacques Brel, on avait des tas d'images, des souvenirs d'adolescence liés à des chansons, ce déferlement physique de l'ovation quand il chantait Amsterdam à l'Olympia en 1964. Mais tout cela va disparaître. Le temps va passer. On entendra d'abord beaucoup de chansons de Brel, beaucoup d'hommages. Puis un peu moins, et jusqu'à presque pas. Mais chaque fois, le val d'autoroute au moment de la nouvelle reviendra. C'est absurde ou magique, mais on n'y peut rien. La vie fait son film, et le pare-brise de la voiture peut devenir un écran, l'autoradio une caméra. Des bouts de pellicule tournent dans la tête. Mais c'est le voyage qui fait ça aussi, cette fausse familiarité des paysages l'un par l'autre effacés qui un jour se cristallise. La mort de Jacques Brel est une autoroute à trois voies, avec un gros camion Antar sur la file de droite.

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