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Les paroles s'espacent. Plus besoin de tous ces mots qui coulent sans arrêt. Le meilleur, à présent, ce sont ces plages douces, entre les mots. Aucune gêne. On feuillette un bouquin au hasard de la bibliothèque. Une voix dit «Je crois que tout est prêt» et on refusera l'apéritif – bien vrai. Avant de dîner, on s'assoira pour bavarder autour de la table mise, les pieds sur le barreau un peu haut de la chaise paillée. Invité par surprise on se sent bien, tout libre, tout léger. Le chat noir de la maison lové sur les genoux, on se sent adopté. La vie ne bouge plus – elle s'est laissé inviter par surprise.

Lire sur la plage

Pas si facile, de lire sur la plage. Allongé sur le dos, c'est presque impossible. Le soleil éblouit, il faut tenir à bout de bras le livre au-dessus du visage. C'est bon quelques minutes, et puis on se retourne. Sur le côté, appuyé sur un coude, la main posée contre la tempe, l'autre main tenant le livre ouvert et tournant les pages, c'est assez inconfortable aussi. Alors on finit sur le ventre, les deux bras repliés devant soi. Au ras du sol, il y a toujours un peu de vent. Les petits cristaux micacés s'insinuent dans la reliure. Sur le papier grisâtre et léger des livres de poche, les grains de sable s'amassent, perdent leur éclat, se font oublier – c'est juste un poids supplémentaire qu'on disperse négligemment au bout de quelques pages. Mais sur le papier lourd, grenu et blanc des éditions d'origine, le sable s'insinue. Il se diffuse sur les aspérités crémeuses, et brille ça et là. C'est une ponctuation supplémentaire, un autre espace ouvert.

Le sujet du livre compte aussi. On tire de belles satisfactions à jouer sur le contraste. Lire un passage du Journal de Léautaud où il vilipende précisément les corps amassés sur les plages de Bretagne. Lire A l'ombre des jeunes filles en fleurs, et renouer avec un monde balnéaire de canotiers, d'ombrelles, et de saints distillés à l'ancienne. Plonger sous le soleil dans le malheur pluvieux d'Olivier Twist. Chevaucher à la d'Artagnan dans l’immobilité pesante de juillet.

Mais travailler «dans la couleur» est bon aussi: étirer à l'infini Le Désert de Le Clézio dans son propre désert; et dans les pages alors le sable dispersé prend des secrets de Touareg, des ombres lentes et bleues.

À lire trop longtemps les bras étalés devant soi, le menton s'enfonce, la bouche boit la plage, alors on se redresse, bras croisés contre la poitrine, une seule main glissée à intervalles pour tourner les pages et les marquer. C'est une position adolescente, pourquoi? Elle tire la lecture vers une ampleur un rien mélancolique. Toutes ces positions successives, ces essais, ces lassitudes, ces voluptés irrégulières, c'est la lecture sur la plage. On a la sensation de lire avec le corps.

Les loukoums chez l'Arabe

Parfois, on vous offre des loukoums dans une boîte de bois blanc pyrogravée. C'est le loukoum de retour de voyage ou, plus aseptisé encore, le loukoum-cadeau-du-dernier-moment. C'est drôle, mais on n'a jamais envie de ces loukoums-là. La large feuille transparente glacée qui délimite les étages et empêche de coller semble empêcher aussi de prendre du plaisir avec ce loukoum entre deux doigts – loukoum d'après le café qu'on appréhende sans conviction du bout de l'incisive, en secouant de l'autre main la poudre tombée sur son pull.

Non, le loukoum désirable, c'est le loukoum de la rue. On l'aperçoit dans la vitrine: une pyramide modeste mais qui fait vrai, entre les boîtes de henné, les pâtisseries tunisiennes vert amande, rosé bonbon, jaune d'or. La boutique est étroite, et pleine à craquer du sol au plafond. On entre là avec une timidité condescendante, un sourire trop courtois pour être honnête, déstabilisé par cet univers où les rôles ne sont pas distribués avec évidence. Ce jeune garçon aux cheveux crépus est-il vendeur, ou copain du fils du patron? Il y a quelques années, on avait toujours droit à un Berbère à petit béret bleu, on se lançait en confiance. Mais maintenant, il faut se risquer à l'aveuglette, au risque de passer pour ce qu'on est – un béotien gourmand désemparé. On ne saura pas si le jeune homme est vraiment vendeur, mais en tout cas il vend, et cette incertitude prolongée vous met un peu plus mal à l'aise. Six loukoums? À la rose? Tous à la rose, si vous voulez. Devant cette obligeance prodiguée avec une désinvolture que l'on craint légèrement moqueuse, la confusion grandit. Mais déjà le «vendeur» a rangé vos loukoums à la rose dans un sac en papier. On jette un œil émerveillé sur la cale au trésor, carénée de pois chiches et de bouteilles de Sidi Brahim, où même le rouge des boîtes de coca empilées a pris un petit air kabyle. On paie sans triomphalisme, on part presque comme un voleur, le sachet à la main. Mais là, sur le trottoir, quelques mètres plus loin, on a soudain sa récompense. Le loukoum de l'Arabe est juste à déguster comme ça, sur le trottoir, en douce, dans la fraîcheur du soir – tant pis pour la poudre qui s'éparpille sur les manches.

Le dimanche soir

Le dimanche soir! On ne met pas la table, on ne fait pas un vrai dîner. Chacun va tour à tour piocher au hasard de la cuisine un casse-croûte encore endimanché – très bon le poulet froid dans un sandwich à la moutarde, très bon le petit verre de bordeaux bu sur le pouce, pour finir la bouteille. Les amis sont partis sur le coup de six heures. Il reste une longue lisière. On fait couler un bain. Un vrai bain de dimanche soir, avec beaucoup de mousse bleue, beaucoup de temps pour se laisser flotter entre deux riens ouatés, brumeux. Le miroir de la salle de bains devient opaque, et les pensées se ramollissent. Surtout ne pas penser à la semaine qui s'achève, encore moins à celle qui va commencer. Se laisser fasciner par ces petites vagues au bout des doigts fripés par la mouillure chaude. Et puis, quand tout est vide, s'extirper enfin. Prendre un bouquin? Oui, tout à l'heure. À présent, une émission télévisée fera l'affaire. La plus idiote conviendra. Ah – regarder pour regarder, sans alibi, sans désir, sans excuse! C'est comme l'eau du bain: une hébétude qui vous engourdit d'un bien-être palpable. On se croit tout confortable jusqu'à la nuit, en pantoufles dans sa tête. Et c'est là qu'elle vient, la petite mélancolie. Le téléviseur peu à peu devient insupportable, et on l'éteint. On se retrouve ailleurs, parfois jusqu'à l'enfance, avec de vagues souvenirs de promenades à pas comptés, sur fond d'inquiétudes scolaires et d'amours inventées. On se sent traversé. C'est fort comme une pluie d'été, ce petit vague à l'âme qui s'invite, ce petit mal et bien qui revient, familier – c'est le dimanche soir. Tous les dimanches soir sont là, dans cette fausse bulle où rien n'est arrêté. Dans l'eau du bain les photos se révèlent.

Le trottoir roulant de la station Montparnasse

Du temps perdu, du temps gagné? En tout cas, c'est une longue parenthèse, ce trottoir qui défile, infiniment rectiligne, silencieux. À l'origine, il y a presque un aveu: on ne peut imposer un couloir aussi long, un transit aussi colossal. Les esclaves du stress urbain ont droit à quelque rémission. À condition toutefois de rester dans le courant, de convertir en accélération objective cet allégement nuageux dans leur parcours du combattant.

Il est immense, le trottoir roulant de la station Montparnasse. On s'y engage avec la même appréhension que sur les escalators des magasins. Mais ici, pas de marches dépliées comme des mâchoires d'alligator. Tout se fait dans l'horizontalité. Du coup, on éprouve le même type de vertige que lorsqu'on descend un escalier dans le noir, et que l'on croit à une dernière marche alors qu'il n'y en a plus.

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