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– Reming ltd, qu'est-ce que c'est?

– Métaux non ferreux. Section MM.

– Gunzer GMBH, c'est quoi?

– Produits chimiques. Section CP.

Très vite, je connus par cœur toutes les compagnies et les sections desquelles elles ressortissaient. La tâche me parut de plus en plus facile. Elle était d'un ennui absolu, ce qui ne me déplaisait pas, car cela me permettait d'occuper mon esprit à autre chose.

Ainsi, en consignant les factures, je relevais souvent la tête pour rêver en admirant le si beau visage de ma dénonciatrice.

Les semaines s'écoulaient et je devenais de plus en plus calme. J'appelais cela la sérénité facturière. II n'y avait pas tant de différence entre le métier de moine copiste, au Moyen Âge, et le mien: je passais des journées entières à recopier des lettres et des chiffres. Mon cerveau n'avait jamais été aussi peu sollicité de toute sa vie et découvrait une tranquillité extraordinaire. C'était le zen des livres de comptes. Je me surprenais à penser que si je devais consacrer quarante années de mon existence à ce voluptueux abrutissement, je n'y verrais pas d'inconvénient.

Dire que j'avais été assez sotte pour faire des études supérieures. Rien de moins intellectuel, pourtant, que ma cervelle qui s'épanouissait dans la stupidité répétitive. J'étais vouée aux ordres contemplatifs, je le savais à présent. Noter des nombres en regardant la beauté, c'était le bonheur.

Fubuki avait bien raison: je me trompais de route avec monsieur Tenshi. J'avais rédigé ce rapport pour du beurre, c'était le cas de le dire. Mon esprit n'était pas de la race des conquérants, mais de l'espèce des vaches qui paissent dans le pré des factures en attendant le passage du train de la grâce. Comme il était bon de vivre sans orgueil et sans intelligence. J'hibernais.

A la fin du mois, monsieur Unaji vint informatiser mon travail. Il lui fallut deux jours pour recopier mes colonnes de chiffres et de lettres. J'étais ridiculement fière d'avoir été un efficace maillon de la chaîne.

Le hasard – ou fut-ce le destin? – voulut qu'il gardât pour la fin le facturier CP. Comme pour les dix premiers livres de comptes, il commença par tapoter son clavier sans broncher. Quelques minutes plus tard, je l'entendis s'exclamer!

– Je n'y crois pas! Je n'y crois pas!

Il tourna les pages avec de plus en plus de frénésie. Puis il fut pris d'un fou rire nerveux qui peu à peu se mua en une théorie de petits cris saccadés. Les quarante membres du bureau géant le regardèrent avec stupéfaction.

Je me sentais mal.

Fubuki se leva et courut jusqu'à lui. Il lui montra de très nombreux passages du facturier en hurlant de rire. Elle se retourna vers moi. Elle ne partageait pas l'hilarité maladive de son collègue. Blême, elle m'appela.

– Qu'est-ce que c'est? me demandat-elle sèchement en me montrant l'une des lignes incriminées.

Je lus:

– Eh bien, c'est une facture de la GMBH qui date de…

– La GMBH? La GMBH! s'emporta-t-elle.

Les quarante membres de la section comptabilité éclatèrent de rire. Je ne comprenais pas.

– Pouvez-vous m'expliquer ce qu'est la GMBH? demanda ma supérieure en croisant les bras.

– C'est une société chimique allemande avec laquelle nous traitons très souvent.

Les hurlements de rire redoublèrent.

– N'avez-vous pas remarqué que GMBH était toujours précédé d'un ou plusieurs noms? continua Fubuki.

– Oui. C'est, j'imagine, le nom de ses diverses filiales. J'ai jugé bon de ne pas encombrer le facturier avec ces détails.

Même monsieur Saito, tout coincé qu'il fût, laissait libre cours à son hilarité grandissante. Fubuki, elle, ne riait toujours pas. Son visage exprimait la plus terrifiante des colères contenues. Si elle avait pu me gifler, elle l'eût fait.

D'une voix tranchante comme un sabre, elle me lança:

– Idiote! Apprenez que GMBH est l'équivalent allemand de l'anglais ltd, du français S.A. Les compagnies que vous avez brillamment amalgamées sous l'appellation GMBH n'ont rien à voir les unes avec les autres! C'est exactement comme si vous vous étiez contentée d'écrire ltd pour désigner toutes les compagnies américaines, anglaises et australiennes avec lesquelles nous traitons! Combien de temps va-t-il nous falloir pour rattraper vos erreurs?

Je choisis la défense la plus bête possible:

– Quelle idée, ces Allemands, de choisir un sigle aussi long pour dire S.A.!

– C'est ça! C'est peut-être la faute des Allemands, si vous êtes stupide?

– Calmez-vous, Fubuki, je ne pouvais pas le savoir…

– Vous ne le pouviez pas? Votre pays a une frontière avec l'Allemagne et vous ne pouviez pas savoir ce que nous, qui vivons à l'autre bout de la planète, nous savons?

Je fus sur le point de dire une horreur que, grâce au Ciel, je gardai pour moi: «La Belgique a peut-être une frontière avec l'Allemagne mais le Japon, pendant la dernière guerre, a eu bien plus qu'une frontière en commun avec l'Allemagne!»

Je me contentai de baisser la tête, vaincue.

– Ne restez pas plantée là! Allez donc chercher les factures que vos lumières ont classées en chimie depuis un mois!

En ouvrant le tiroir, j'eus presque envie de rire, en constatant que, suite à mes rangements, le classeur des produits chimiques avait atteint des proportions hallucinantes.

Monsieur Unaji, mademoiselle Mori et moi nous mîmes au travail. Il nous fallut trois jours pour remettre en ordre les onze facturiers. Je n'étais déjà plus en odeur de sainteté quand éclata un événement encore plus grave.

Le premier signe en fut un tremblement dans les grosses épaules du brave Unaji: cela voulait dire qu'il allait commencer à rigoler. La vibration atteignit sa poitrine puis son gosier. Le rire jaillit enfin et j'eus la chair de poule.

Fubuki, déjà blême de rage, demanda:

– Qu'est-ce qu'elle a encore fait?

Monsieur Unaji lui montra d'une part la facture et d'autre part le livre de comptes.

Elle cacha son visage derrière ses mains. J'eus envie de vomir à l'idée de ce qui m'attendait.

Ils tournèrent ensuite les pages et pointèrent diverses factures. Fubuki finit par m'empoigner par le bras: sans un mot, elle me montra les montants que mon écriture inimitable avait recopiés.

– Dès qu'il y a plus de quatre zéros d'affilée, vous n'êtes plus fichue de copier correctementl Vous rajoutez ou enlevez à chaque fois au moins un zéro!

– Tiens, c'est vrai.

– Est-ce que vous vous rendez compte? Combien de semaines va-t-il nous falloir, maintenant, pour repérer vos fautes et les corriger?

– Ce n'est pas facile, tous ces zéros qui se suivent…

– Taisez-vous!

En me tirant par le bras, elle m'entraîna vers l'extérieur. Nous entrâmes dans un bureau vide dont elle ferma la porte.

– Vous n'avez pas honte?

– Je suis désolée, dis-je lamentablement.

– Non, vous ne l'êtes pas! Croyez vous que je sois dupe? C'est pour vous venger de moi que vous avez commis ces erreurs inqualifiables!

– Je vous jure que non!

– Je le sais bien. Vous m'en voulez tant de vous avoir dénoncée au vice-président pour l'affaire des produits laitiers que vous avez décidé de me ridiculiser publiquement.

– C'est moi que je ridiculise, pas vous.

– Je suis votre supérieure directe et tout le monde sait que c'est moi qui vous ai donné ce poste. C'est donc moi qui suis responsable de vos actes. Et vous le savez bien. Vous vous conduisez aussi bassement que les autres Occidentaux: vous placez votre vanité personnelle plus haut que les intérêts de la compagnie. Pour vous venger de mon attitude envers vous, vous n'avez pas hésité à saboter la comptabilité de Yumimoto, sachant pertinemment que vos torts retomberaient sur moi!

– Je n'en savais rien et je n'ai pas commis ces erreurs exprès!

– Allons! Je n'ignore pas que vous êtes peu intelligente. Cependant, personne ne pourrait être assez stupide pour faire de pareilles fautes!

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