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– Alors c'est monsieur Saito qui l'a dit au vice-président? Quel salaud, quel imbécile: il aurait pu se débarrasser de moi en faisant mon bonheur – mais non, il a fallu qu'il…

– Ne dites pas trop de mal de monsieur Saito. Il est mieux que vous ne le pensez. Et ce n'est pas lui qui nous a dénoncés. J'ai vu le billet posé sur le bureau de monsieur Omochi, j'ai vu qui l'a écrit.

– Monsieur Saitama?

– Non. Faut-il vraiment que je vous le dise?

– Il le faut!

Il soupira:

– Le billet porte la signature de mademoiselle Mori.

Je reçus un coup de massue sur la tête:

– Fubuki? C'est impossible.

Mon compagnon d'infortune se tut.

– Je n'y crois pas! repris-je. C'est évidemment ce lâche de Saito qui lui a ordonné d'écrire ce billet – il n'a même pas le courage de dénoncer lui-même, il délègue ses délations!

– Vous vous trompez sur le compte de monsieur Saito: il est coincé, complexé, un peu obtus, mais pas méchant. Il ne nous aurait jamais livrés à la colère du vice-président.

– Fubuki serait incapable d'une chose pareille!

Monsieur Tenshi se contenta de soupirer à nouveau.

– Pourquoi aurait-elle commis une chose pareille? continuai-je. Elle vous déteste?

– Oh non. Ce n'est pas contre moi qu'elle l'a fait. En définitive, cette histoire vous nuit plus qu'à moi. Moi, je n'y ai rien perdu. Vous, vous y perdez des chances d'avancement pour très, très longtemps.

– Enfin, je ne comprends pas! Elle m'a toujours témoigné des marques d'amitié.

– Oui. Aussi longtemps que vos tâches consistaient à avancer les calendriers et à photocopier le règlement du club de golf.

– Il était pourtant invraisemblable que je lui prenne sa place!

– En effet. Elle ne l'a jamais redouté.

– Mais alors, pourquoi m'a-t-elle dénoncée? En quoi cela la dérangeait-il que j'aille travailler pour vous?

– Mademoiselle Mori a souffert des années pour obtenir le poste qu'elle a aujourd'hui. Sans doute a-t-elle trouvé intolérable que vous ayez une telle promotion après dix semaines dans la compagnie Yumimoto.

– Je ne peux pas le croire. Ce serait tellement misérable de sa part.

– Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'elle a vraiment beaucoup, beaucoup souffert pendant ses premières années ici.

– Et du coup, elle veut que je subisse le même sort! C'est trop lamentable. Il faut que je lui parle.

– Le croyez-vous vraiment?

– Bien sûr. Comment voulez-vous que les choses s'arrangent, si on n'en parle pas?

– Tout à l'heure, vous avez parlé à monsieur Omochi, quand il nous abreuvait d'injures. Avez-vous l'impression que les choses s'en sont trouvées arrangées?

– Ce qui est certain, c'est que si on ne parle pas, il n'y a aucune chance de régler le problème.

– Ce qui me paraît encore plus certain, c'est que si on en parle, il y a de sérieux risques d'aggraver la situation.

– Rassurez-vous, je ne vous mêlerai pas à ces histoires. Mais il faut que je parle à Fubuki. Sinon, j'en aurai une rage de dents.

Mademoiselle Mori accueillit ma proposition avec un air de courtoisie étonnée. Elle me suivit. La salle de réunion était vide. Nous nous y installâmes.

Je commençai d'une voix douce et posée:

– Je pensais que nous étions amies. Je ne comprends pas.

– Que ne comprenez-vous pas?

– Allez-vous nier que vous m'avez dénoncée?

– Je n'ai rien à nier. J'ai appliqué le règlement.

– Le règlement est-il plus important pour vous que l'amitié?

– Amitié est un bien grand mot. Je dirais plutôt «bonnes relations entre collègues».

Elle proférait ces phrases horribles avec un calme ingénu et affable.

– Je vois. Pensez-vous que nos relations vont continuer à être bonnes, suite à votre, attitude?

– Si vous vous excusez, je n'aurai pas de rancune.

– Vous ne manquez pas d'humour, Fubuki.

– C'est extraordinaire. Vous vous conduisez comme si vous étiez l'offensée alors que vous avez commis une faute grave.

J'eus le tort de sortir une réplique efficace:

– C'est curieux. Je croyais que les Japonais étaient différents des Chinois.

Elle me regarda sans comprendre. Je repris:

– Oui. La délation n'a pas attendu le communisme pour être une valeur chinoise. Et encore aujourd'hui, les Chinois de Singapour, par exemple, encouragent leurs enfants à dénoncer leurs petits camarades. Je pensais que les Japonais, eux, avaient le sens de l'honneur.

Je l'avais certainement vexée, ce qui constituait une erreur de stratégie.

Elle sourit:

– Croyez-vous que vous soyez en position de me donner des leçons de morale?

– A votre avis, Fubuki, pourquoi ai-je demandé à vous parler?

– Par inconscience.

– Ne pouvez-vous imaginer que ce soit par désir de réconciliation?

– Soit. Excusez-vous et nous serons réconciliées.

Je soupirai:

– Vous êtes intelligente et fine. Pourquoi faites-vous semblant de ne pas comprendre?

– Ne soyez pas prétentieuse. Vous êtes très facile à cerner.

– Tant mieux. En ce cas, vous comprenez mon indignation.

– Je la comprends et je la désapprouve. C'est moi qui avais des raisons d'être indignée par votre attitude. Vous avez brigué une promotion à laquelle vous n'aviez aucun droit.

– Admettons. Je n'y avais pas droit. Concrètement, qu'est-ce que cela pouvait vous faire? Ma chance ne vous lésait en rien.

– J'ai vingt-neuf ans, vous en avez vingt-deux. J'occupe mon poste depuis l'an passé. Je me suis battue pendant des années pour l'avoir. Et vous, vous imaginiez que vous alliez obtenir un grade équivalent en quelques semaines?

– C' est donc ça! Vous avez besoin que je souffre. Vous ne supportez pas la chance des autres. C'est puéril!

Elle eut un petit rire méprisant:

– Et aggraver votre cas comme vous le faites, vous trouvez que c'est une preuve de maturité? Je suis votre supérieure. Croyez-vous avoir le droit de me parler avec cette grossièreté?

– Vous êtes ma supérieure, oui. Je n'ai aucun droit, je sais. Mais je voulais que vous sachiez combien je suis déçue. Je vous tenais en si haute estime.

Elle eut un rire élégant:

– Moi, je ne suis pas déçue. Je n'avais pas d'estime pour vous.

Le lendemain matin, quand j'arrivai à la compagnie Yumimoto, mademoiselle Mori m'annonça ma nouvelle affectation:

– Vous ne changez pas de secteur puisque vous travaillerez ici même, à la comptabilité.

J'eus envie de rire:

– Comptable, moi? Pourquoi pas trapéziste?

– Comptable serait un bien grand mot. Je ne vous crois pas capable d'être comptable, dit-elle avec un sourire apitoyé.

Elle me montra un grand tiroir dans lequel étaient entassées les factures des dernières semaines. Puis elle me désigna une armoire où étaient rangés d'énormes registres qui portaient chacun le sigle de l'une des onze sections de Yumimoto.

– Votre travail sera on ne peut plus simple et donc tout à fait à votre portée, m'expliqua-t-elle avec une expression pédagogique. Vous devrez d'abord classer les factures par ordre de date. Ensuite, vous déterminerez pour chacune de quelle section elle dépend. Prenons par exemple celle-ci: onze millions pour de l'emmenthal finlandais – tiens, quel amusant hasard, c'est la section produits laitiers. Vous prenez le facturier DP et vous recopiez, dans chaque colonne, la date, le nom de la compagnie, le montant. Quand les factures sont consignées et classées, vous les rangez dans ce tiroir-là.

Il fallait reconnaître que ce n'était pas difficile. Je manifestai mon étonnement:

– Ce n'est pas informatisé?

– Si: à la fin du mois, monsieur Unaji introduira toutes les factures dans l'ordinateur. Il lui suffira alors de recopier votre travail: cela lui prendra très peu de temps.

Les premiers jours, j'avais parfois des hésitations quant au choix des facturiers. Je posais des questions à Fubuki qui me répondait avec une politesse agacée:

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