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– Ainsi procèdent les fins connaisseurs, tandis que les imbéciles ne pensent qu'à partager leurs merveilles avec la multitude, ce qui est le plus sûr moyen de perdre son butin, et surtout de le voir se muer en une chose vulgaire.

– Ridicule. Avez-vous l'impression que Hazel s'est dépréciée depuis notre rencontre? Au contraire: elle est devenue plus heureuse et elle rayonne au lieu de dépérir comme avant.

– C'est que, Dieu merci, vous n'êtes pas la multitude.

– Il y aurait donc un moyen terme entre montrer votre pupille à tout le monde et ne la montrer à personne?

– Savez-vous ce qu'il y a de plus déplaisant en vous? C'est votre côté donneur de leçons. Attendez d'être amoureuse pour de bon et vous verrez si vous vous conduisez d'une manière si exemplaire. Mais il faudrait que vous soyez capable d'aimer, ce dont je doute, vu votre mentalité étriquée d'infirmière.

– C'est probablement à cause de ma mentalité étriquée que je ne comprends toujours pas pourquoi le second crime annule la culpabilité du premier.

– Vous savez à présent comment j'ai découvert Hazel: il est clair que c'est le destin qui me l'a envoyée. On ne peut pas attribuer une pareille rencontre au hasard. Et si c'est la destinée qui m'a envoyé cette nouvelle jeune fille, ce ne peut être que pour me racheter. Adèle fut mon péché, Hazel est ma rédemption.

– Vous délirez! Vous reproduisez avec Hazel les mêmes forfaits qu'avec Adèle! Où est la rédemption là-dedans?

– La rédemption, c'est que Hazel m'aime.

– Vous croyez ça?

– J'en suis sûr.

– Et pourquoi vous aimerait-elle? Que peut-on aimer en vous?

– Sait-on ces choses-là?

– Je vais vous dire, moi, ce qui a changé. Il y a trente ans, vous étiez un homme mûr et lucide, capable de voir qu'Adèle ne vous aimait pas. A présent vous êtes un vieillard gâteux, persuadé, comme tous les vieux dégoûtants, d'être plébiscité par les jeunes filles. Ce que vous nommez rédemption s'appelle sénilité.

– Ce que j'aime, chez vous, c'est votre délicatesse.

– Parce qu'il faudrait vous ménager? Vous êtes grotesque. Adèle avait déjà de bonnes raisons de ne pas vous aimer; Hazel en a plus encore car vous ne vous êtes pas amélioré en vieillissant, vous savez. Le manque de miroirs a eu sur vous une incidence comique: vous vous croyez irrésistible. Puisse mon visage vous servir de reflet et puissiez-vous y lire combien vous êtes décati, chenu, combien vous inspirez la répulsion et non l'amour.

– Détrompez-vous. J'ai conservé et caché dans ma chambre un grand miroir pour pouvoir juger de ma détérioration physique.

– Et vous n'y avez pas vu combien vous êtes détérioré, pour reprendre votre vocabulaire très approprié? Vous n'y avez pas vu combien vous avez dépassé l'âge où l'on est aimé d'une jeune fille en fleur?

– Si.

– Vous me rassurez.

– Un homme qui serait sûr de lui et de sa séduction n'aurait pas mis en œuvre un stratagème tel que le mien.

– Si vous êtes si clairvoyant, comment pouvez-vous penser que Hazel est amoureuse de vous?

– Demandez-lui à elle, puisque vous ne croyez pas un mot de ce que je vous dis.

– Je vous signale que vous m'avez interdit de lui poser des questions autres que pratiques, sous peine de mort.

– Vous êtes fine, vous trouverez bien un moyen de le lui demander sans l'interroger. Je vous écoute tous les jours depuis des semaines, je commence à connaître vos techniques langagières.

– Si vous nous écoutez, vous avez dû entendre les propos écœurés qu'elle m'a tenus au sujet des nuits où vous la rejoignez dans sa chambre.

– Et vous avez répondu à la perfection à son hypocrisie de vierge effarouchée.

– Je ne pensais pas ce que je disais.

– Dommage. C'était bien.

– Enfin, si elle vous aimait, elle n'appellerait pas au secours une étrangère.

– Elle ne vous appelait pas au secours. Elle se vantait. Quand une femme se plaint des assiduités d'un homme, c'est toujours pour se mettre en valeur.

– En tout cas, une chose est certaine: si Hazel est amoureuse de vous, c'est qu'elle a très mauvais goût.

– Pour une fois, nous sommes d'accord. Adèle avait meilleur goût qu'elle. Si vous saviez combien il est pénible d'inspirer de la répugnance à la femme qu'on aime! Si au moins, à défaut de m'aimer physiquement, elle avait éprouvé pour moi une vague tendresse! Parfois, je la suppliais d'essayer de m'aimer, lui disant que de toute façon elle passerait sa vie avec moi et qu'elle serait plus heureuse si elle m'aimait. A quoi elle répondait: «Mais j'essaie!»

– Je comprends qu'elle se soit suicidée, la malheureuse.

– Pendant les dix années que nous avons passées ensemble, je ne l'ai presque jamais vue sourire. Elle allait parfois s'asseoir au bord de la mer. Elle regardait l'horizon pendant des heures. Je lui demandais pourquoi, elle disait: «J'attends quelque chose qui ne vient pas. Il y a en moi tant de désirs! J'ai beau savoir qu'une fille défigurée n'a rien à espérer de la vie, je ne puis m'empêcher d'attendre que vienne quelque chose, quelqu'un.» Et elle concluait par cette phrase qui me déchirait: «Y aurait-il un si profond désir en moi, si c'était pour qu'il n'aboutisse à rien?»

– Comment osez-vous prétendre que vous l'aimiez? Elle souffrait le martyre par votre faute, sous vos yeux; vous auriez pu la libérer en quelques phrases et vous ne le faisiez pas!

– Réfléchissez. Vous me voyez lui dire la vérité? «Adèle, je te mens depuis quatre ans, depuis huit ans. Tu es belle comme un ange, tu es encore plus belle que tu ne l'étais à dix-huit ans, avant cet incendie dont tu es sortie indemne. Tu n'as jamais été défigurée un quart de seconde et, si je t'ai persuadée du contraire, c'était pour que tu ne songes pas à me quitter. Il ne faut pas m'en vouloir, c'est le seul moyen que j'avais trouvé pour te conquérir.» Si je lui avais avoué ça, elle m'aurait tué!

– Et c'eût été une bonne action.

– Concevez, cependant, que je n'aie pas voulu en arriver là.

– Je ne le conçois pas. Moi, si je faisais le malheur de la personne que j'aime, je préférerais mourir.

– Eh bien, c'est que vous êtes une sainte. Moi pas.

– Vous parveniez à être heureux en sachant que vous ruiniez son existence?

– Oui.

– Ça me dépasse.

– Ce n'était pas le sommet du bonheur mais ce n'était pas mal. Je vivais avec ma bien-aimée, je faisais l'amour avec elle…

– Vous voulez dire que vous la violiez?

– Toujours vos grands mots! Non, jusqu'à son suicide, j'étais plutôt content.

– Et quand Hazel se sera suicidée, vous serez content de vous?

– Elle ne se suicidera pas. Elle est différente. Je ne l'ai jamais vue s'asseoir au bord de la mer et regarder l'horizon.

– Si vous écoutez nos conversations, vous devez savoir pourquoi.

– Oui, cette histoire de présence… Je crois plutôt qu'elle a un heureux caractère. Dieu ou les dieux, ou je ne sais qui, m'ont offert une grâce sublime: ils m'ont rendu la jeune fille que j'avais perdue, et en mieux. Il y a en Hazel un fonds de gaieté qui ne demande qu'à se réveiller et qui se réveille souvent. Elle est plus sensuelle et moins mélancolique qu'Adèle.

– Ne trouvez-vous pas étrange, pour reprendre votre raisonnement, que ces divines instances vous aient envoyé un cadeau? Pour vous récompenser de quoi?

– D'abord, si la divinité existe, je ne sais pas si elle se soucie de la justice. Ensuite, on peut considérer que, d'une manière certes paradoxale, mon attitude est allée dans le sens dû bien.

– Dans le sens de votre bien, vous voulez dire.

– Dans le sens du bien des jeunes filles, aussi. Vous en connaissez beaucoup, des hommes qui autant que moi ont consacré leur vie à leur amour?

– Le voilà qui se pose en exemple, ma parole.

– Ma foi, oui. Pour la plupart des gens, aimer est un détail de l'existence, au même titre que le sport, les vacances, les spectacles. L'amour a intérêt à être pratique, à cadrer avec la vie que l'on s'est choisie. Pour l'homme, c'est la carrière dont tout dépend; pour la femme, ce sont les enfants. Dans une telle perspective, l'amour ne peut être qu'une passade, une maladie dont la brièveté est souhaitable. D'où des hordes de lieux communs à usage thérapeutique sur le caractère éphémère de la passion. Moi, j'ai prouvé que, si l'on édifiait sa destinée à partir de son amour, celui-ci restait éternel.

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