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Le fœtus donnait des coups de pied contre la paroi de son abdomen, elle tournait dans la pièce pour essayer de l'étourdir. Elle avait acheté du matériel de puériculture, elle avait subi des examens médicaux, elle s'était inscrite dans une maternité près de son domicile. Elle s'y est rendue un matin, on lui a donné une place dans une chambre.

Elle a mis au monde un garçon. Elle a décampé sans lui le surlendemain. Elle a passé la journée effondrée sur la banquette d'un café. Elle était épuisée, son ventre et sa poitrine étaient douloureux. Le soir elle est revenue à l'hôpital, son enfant n'était plus dans la chambre. Elle a parcouru les étages, elle l'a retrouvé dans une salle éclairée par des veilleuses. Elle l'a reconnu grâce au bracelet d'identité qu'il portait au poignet. Elle a dévalé l'escalier, au rez-de-chaussée elle n'avait plus de souffle. Elle s'est arrêtée pour respirer, puis elle a réussi à gagner l'extérieur sans se faire remarquer du gardien. Pour la première fois de sa vie, elle marchait avec ce poids dans les bras. Il était silencieux, elle avait l'impression de transporter une poupée exotique en bois plein.

Elle est arrivée chez elle, il a commencé à crier quand elle a refermé la porte. Elle l'a déposé dans le berceau, puis elle lui a donné le sein. Il s'est calmé, quelques minutes après il s'est mis à hurler. Elle ne supportait pas ce bruit, elle est sortie en le laissant derrière elle. Elle est revenue au matin, il a recommencé à pleurer dès qu'elle a mis la clé dans la serrure. Elle l'a changé, l'a nourri, il s'est endormi. À son réveil, il a encore crié. Elle était obligée de s'en occuper jour et nuit. Souvent elle voulait s'en débarrasser, mais elle ne savait pas quel organisme solliciter.

Il a marché à onze mois. Il tournait dans le logement, il s'accrochait partout. Elle lui donnait à présent des légumes et de la viande mixés. Elle le promenait dans une poussette et elle avait des conversations avec d'autres mères autour du bac à sable. Elle essayait sans succès de leur emprunter de l'argent.

Elle avait pris l'habitude de chercher de la monnaie dans les poches de ses vêtements, et par terre. Elle n'avait plus rien, elle s'enfermait chez elle avec le gamin dans l'intention de se suicider. Elle posait un couteau à lame fine et tranchante au centre de la petite table de cuisine. Elle prenait sa respiration, puis elle en appliquait la pointe sur la gorge de l'enfant. Ensuite elle pansait la plaie, et elle le berçait jusqu'à ce qu'il s'endorme. Le lendemain elle ouvrait la fenêtre et pendait le gamin dans le vide. Puis elle le serrait contre sa poitrine, même s'il criait de plus belle comme si elle le compressait dans un étau.

On a fini par la mettre à la porte de son logement. Elle a été hébergée dans un foyer. Elle partageait une pièce avec une femme au visage abîmé dont les jumeaux la réveillaient plusieurs fois chaque nuit. La fenêtre donnait sur une cour goudronnée décorée d'arbustes dans des bacs de béton.

Elles se parlaient pour se dire qu'elles devenaient folles dans un espace aussi réduit, rempli de cris, aussi isolé du monde. Elles regrettaient d'avoir eu ces enfants, elles en rêvaient d'insonores, de moins soumis aux contraintes de la physiologie. Elles auraient voulu conjuguer leurs énergies pour les étrangler et prendre la fuite avec ce sentiment de folle liberté qu'éprouvent les évadés.

Elles passaient l'après-midi dans une grande salle aux murs bleus. Elles discutaient avec les autres femmes dans le brouhaha général des voix empilées l'une sur l'autre. Elle avait l'impression de bruisser dans une ruche.

Pour pouvoir partir, elle a accepté le premier travail venu. Elle occupait une place dans un bureau, elle triait des chiffres sur un écran et quelquefois on l'envoyait poster une lettre. Elle n'éprouvait aucun plaisir à faire partie d'une entreprise, à croiser des gens dans les couloirs, à prendre chaque matin l'ascenseur sous l'œil indifférent des hôtesses. Son enfant passait la journée dans une crèche, elle le récupérait à dix-huit heures. Elle louait un studio fonctionnel, pourvu d'une baignoire sabot et d'un évier en inox. Assise en face du gamin, elle mangeait à la même heure les mêmes aliments que lui. Ils avaient un échange de paroles, elle essayait de rire de concert, même quand elle ne savait pas pourquoi.

Dans un coin du logement elle avait installé une carpette avec des jouets et des peluches achetés dans une braderie. Elle consacrait un moment au jeu, l'aidant à constituer des figures avec des cubes de couleur, ou à faire rouler une bille dans une boîte en plexiglas. Ensuite elle aurait voulu le coucher, mais il n'obéissait pas à ses injonctions. Elle éteignait la lumière et s'allongeait auprès de lui. Elle lui racontait une histoire interminable à voix de plus en plus basse jusqu'à ce qu'il s'endorme.

Elle passait le reste de la soirée accroupie devant la seule clarté du téléviseur. Elle aimait recevoir toutes ces images et ces voix qui l'arrachaient à l'existence minimale où elle se trouvait enfermée. Puis elle éteignait le poste, elle s'asseyait sur son lit. Elle se levait pour voir la rue à travers les fentes des persiennes, et elle se disait qu'elle se trouvait aussi bien à l'intérieur. Elle se couchait, elle mettait les mains autour de sa tête et elle écrasait ses oreilles pour ne plus entendre le souffle de la réalité.

Elle détestait les souvenirs qui apparaissaient dans sa tête, elle ne voulait se rappeler de rien. Elle s'occupait à regarder son enfant endormi, elle remontait un peu le drap. Si elle ne l'avait pas mis au monde, sa vie serait peut-être de plus mauvaise qualité encore. En prenant la décision de faire fonctionner sa matrice, elle avait manifesté son désir de participer à l'existence, au lieu de se laisser tomber à la renverse d'année en année dans une longue chute. Mais souvent elle supportait mal la présence du gamin, elle aurait préféré être libre et voleter dans les airs comme une poignée de confettis.

Elle aurait aimé que la souffrance s'arrête comme un mécanisme qui tombe en panne. Elle avait l'impression d'être la peau fine de la douleur, rien d'autre en elle que de l'angoisse et cette sensation épouvantable de n'être pas une petite fille qui saute et qui rit avec un bonbon coincé entre les molaires et la joue, ni cette femme de trente-cinq ans haute et mince, joviale, chapeautée, qui monte dans un taxi avec dans la tête un projet d'achat de robe et qui le soir l'essaie devant son mari énamouré par la haute fente dans le dos.

Elle voulait se faire chauffer un peu de lait, ou se préparer une tisane. Elle n'avait pas le temps de toucher la casserole, il lui semblait déjà avoir bu le liquide depuis longtemps. Elle n'avait plus qu'à s'asseoir sur le siège des toilettes pour en évacuer le résidu.

Elle rallumait le téléviseur, elle l'éteignait. Elle se penchait en avant, elle se disait qu'elle aurait pu se mettre à la gymnastique ou danser toute seule chez elle devant un métronome. Elle se trouvait quand même dix années de trop pour ce genre de fantaisies, à son âge elle devait prendre soin de son squelette, il était en verre, en bois d'allumette, il se romprait au moindre faux mouvement. Elle pouvait être heureuse par d'autres moyens, elle n'avait qu'à questionner les gens sur leur manière d'obtenir des moments de bonheur. Elle se contenterait de quelques minutes une ou deux fois par semaine, pourvu que pendant ce temps elle perde tout à fait ce désir de mourir, n’importe comment, d'une tête éclatée ou d'un cœur qui stoppe.

Elle aurait voulu se trouver dans un café entre deux hommes en chaleur. Ils la porteraient comme un fardeau tout au long de la nuit, ils lui permettraient de s'échapper de cette angoisse rectiligne qui l'emmenait avec certitude vers le pire. Elle se voyait remonter lentement, attraper de nouveau l'air à pleine bouche et se dire que la joie de vivre n'était pas une plaisanterie grotesque mais bien un état réel qu'une femme normale pouvait éprouver à plusieurs reprises au cours de son existence.

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