Elle n'avait besoin de personne, la nuit s'écoulerait de toute façon. Elle la supporterait, elle ne voulait même pas qu'elle s'arrête, qu'elle s'écourte. Elle était un châtiment légitime, quotidien, qu'elle devait endurer au même titre que la journée qui s'ensuivait. Elle croyait entendre du bruit, des rires à l'étage supérieur ou loin sur un trottoir, sortis de bouches actionnées par des cerveaux contents d'avoir passé une bonne soirée ensemble autour d'un dîner ou dans l'enceinte d'un dancing. Elle ne les enviait pas, à présent sa tête était presque calme et ses angoisses minuscules comme des cailloux. Elle avait soudain foi en cette existence, elle ne pourrait jamais obtenir mieux, ni davantage. Même son passé était merveilleux, et ses moments de désespoir avaient sans doute fait partie d'un plaisir étrange dont elle avait inconsciemment joui.
Elle ouvrait la fenêtre, les volets. Elle ne regrettait pas d'être là, elle s'accrochait à son petit destin qui dégageait sûrement un fumet irritant au nez des autres. La solitude lui convenait, partager la vie d'un être l'aurait salie. Elle aurait dû se débarrasser de son enfant pour se sentir vraiment nette comme le carrelage d'un escalier qu'on vient de laver à grande eau. Elle occuperait encore moins de place, elle serait un personnage qu'on oublie de voir quand il file dans les rues et dont la trajectoire n'est qu'un trait trop mince pour être distingué parmi les employés qui déambulent dans les couloirs du bureau. Elle voulait devenir une présence à peine supposée, ou même ignorée, une absence qui ne laisse pas seulement de trou dans le décor où les autres continuent à se mouvoir.
La vie devait servir à d'autres femmes, elles en faisaient un usage agréable, plaisant comme une goutte de parfum déposée derrière l'oreille avant de sortir. Elles aimaient cette odeur qui les enrobait tout au long de la soirée, piégeant les hommes. Elles rentraient en couple, et se démaquillaient déçues qu'ils soient déjà endormis sur le lit. Elles auraient voulu déchirer leur robe et la leur faire avaler tout entière comme un poison. Les larmes ne les calmaient pas, elles les réveillaient, elles leur disaient si je ne te plais pas je m'en vais, je me pends, je n'accepterai jamais de partager la couche d'un indifférent. Ils se frottaient les yeux, ils les attiraient à eux et ils se sentaient obligés de les perforer comme des poinçons.
Elle préférait la solitude, le couple et les amis n'étaient que des morceaux de ferraille satellisés autour de vous, prêts à vous égratigner à la moindre saute d'humeur. Elle était bien, elle pouvait se déshabiller, toucher son corps des pieds à la tête, même s'il était moins élastique elle le regarderait avec plaisir rien que pour voir quelque chose de nu.
Elle connaissait le bonheur subtil qui se cache dans les replis de la tristesse, on aurait dit qu'il la parcourait comme un réseau ténu de veines. Elle s'asseyait sur le tabouret, et elle voyait bien qu'ailleurs elle aurait souffert davantage. Ici, dans cet espace restreint, la douleur ne pouvait pas grandir, elle gardait la taille raisonnable d'un battant qui se balançait, heurtant le plafond et
les murs, et qui laissait au plaisir de se trouver au monde des places mouvantes où elle pouvait se réfugier le temps de reprendre haleine.
Pour se distraire elle n'avait qu'à penser à la mort, ou à toutes ces années qui la précéderaient à toute vitesse comme pour mieux l'étourdir. Son avenir n'avait pas plus de consistance que son passé, elle pouvait fixer les jours de son futur alignés comme une longue colonne de petits animaux malingres, faméliques, qu'elle connaîtrait l'un après l'autre de façon intime et dont elle enjamberait les cadavres sans y penser.
Elle aurait voulu qu'on sonne à sa porte malgré la nuit. Elle aurait acheté un calendrier à un éboueur, un pompier. Elle n'aurait pas cherché à le retenir, elle aurait simplement bénéficié d'un contact qui aurait pulvérisé le sentiment d'isolement qui la maintenait dans sa nasse.
Il aurait pu aussi se mettre à pleuvoir, de grosses gouttes de plus en plus rapprochées les unes des autres, une averse dense qui couvrirait le bruit des voitures. À moins qu'elle entende un cri perçant et un remue-ménage dans l'appartement du dessus. Elle n'oserait pas sortir de chez elle, mais surprenant une conversation dans l'ascenseur
elle apprendrait le lendemain que le voisin avait été transporté à l'hôpital où il était mort en salle de réanimation.
Une autre nuit, elle entendrait un couple dont les gémissements traverseraient le béton et le plâtre. Elle les verrait même apparaître dans l'avant-scène de son cerveau, et elle croirait respirer leur étreinte. Elle n'aurait pas peur de la folie, elle tournerait autour d'eux en se réjouissant de cette distraction. Puis elle comprendrait qu'ils n'étaient qu'un morceau déshérité de son insomnie, et qu'elle devait se raccrocher au réel de toute urgence.
Elle n'avait qu'à se donner un coup de peigne et attendre en vain sur sa chaise que quelqu'un vienne la chercher. Elle n'avait besoin de personne pour être seule, elle jouissait de cet avantage au lieu de subir la compagnie, l'amitié, l'amour. Elle devait apprécier la liberté dont elle pouvait disposer à son gré. Personne ne la verrait si elle se mettait soudain à sauter ou à faire téter sa vulve au gamin. Et si elle se mettait à hurler comme un grand singe, elle ameuterait tout au plus deux ou trois habitants qui s'insinueraient chez elle, lui proposant d'appeler un médecin de nuit. Elle se cacherait entre le matelas et le sommier, et ils s'en iraient la croyant guérie.
Elle n'avait qu'à constater son bonheur pour le faire apparaître. Elle s'amusait à éclairer et à éteindre la lampe de chevet, elle dépliait un vieux journal, elle regardait les ombres des murs, elle écoutait le bruit d'une porte quelque part dans l'immeuble. Elle remuait ses pieds, ses lèvres, elle secouait la tête vers l'avant comme pour approuver ce cauchemar de la garder charitablement en elle à titre de petite femme dévouée à la vie. Elle n'avait jamais failli, elle avait supporté toutes les douleurs, résistant à la tentation du suicide comme d'autres au péché de la chair, à la gourmandise ou à l'envie démesurée de commettre des crimes. Depuis sa naissance, elle connaissait une sorte de joie en deuil, mais une joie, un filament de lumière grise qui courait dans les méandres de son être et l'empêchait de désespérer tout à fait. Et puis elle constatait qu'elle n'aimait pas se trouver là, elle enviait le cadavre qu'elle deviendrait.
Elle autait voulu qu'il fasse jour, être mariée depuis l'an passé et faire ses courses pour le déjeuner de son mari. Elle aimerait le sang sur le tablier du boucher, l'odeur des fruits, des fromages, la couleur des poissons étalés sur un lit d'algues. Elle était assoiffée de vie ordinaire, avec un compagnon tendre et un groupe d'amis épanouis. Ils organiseraient des sorties, assistant à des spectacles et buvant des verres. On écouterait ses jugements sûr l'art, ses opinions politiques seraient prises en compte et commentées. Elle avalerait souvent une tasse remplie de comprimés, elle en serait quitte pour un lavage d'estomac. Elle serait insouciante, elle connaîtrait le bonheur des êtres qui n'ont jamais souffert. Elle chercherait à écrire un livre, mais les mots lui échapperaient. Elle malaxerait de l'argile, sans qu'aucune forme esthétique apparaisse. Son mari serait en déplacement, elle téléphonerait à un ami absent, puis elle avalerait une bolée d'acide qui la ferait hurler toute la nuit avant d'en faire une morte au petit matin. Elle aurait un enterrement sans joie, et même sinistre.
Elle réussissait à faire les cent pas dans les quelques mètres de son logement. Elle méditait, elle essayait de trouver un sens à la vie de son fils, alors qu'il finirait par connaître la fin sordide de tout le monde. Entre-temps il trouverait du travail et une femme qui au bout de quelques semaines exigerait une grossesse. Il serait père de trois ou quatre têtes dont l'école jugerait l'intelligence presque nulle. Ils finiraient dans des classes repoussoirs, ils deviendraient délinquants. Ils seraient abattus par la gendarmerie lors d'une course poursuite dans la montagne.