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Le serveur s'est approché. Il avait un front agréable, elle n'avait qu'à lui proposer de partir avec lui à la fin de son service. Mais elle savait qu'ensuite la situation se dégraderait. Un jour il lui dirait de se mettre nue devant l'armoire de la chambre, et il prendrait des photos. Lors d'une réunion d'amis, elle aurait la surprise de voir son image épinglée sur les murs. On lui ferait compliment de ses formes, elle serait obligée de sourire. Quand les invités auraient quitté les lieux elle voudrait lui faire une scène, mais il la pousserait sur le lit où elle essuierait une humiliation supplémentaire.

Il avait quand même un peu de stupidité dans le regard. Elle a commandé, elle l'a regardé se diriger vers le comptoir. Il lui manquait un rien de déhanchement pour faire un amant. Mais s'ils rentraient ensemble cette nuit, ils auraient peut-être une ou deux heures de conversation, et une certaine complicité naîtrait entre eux. Elle regretterait qu'il s'en aille dès qu'il entendrait les grondements des premiers métros se répercuter dans la carcasse de l'immeuble. Elle lui laisserait son numéro, il ne l'appellerait pas. Elle n'oserait jamais aller le débusquer sur son lieu de travail.

Il l'a servie. Elle a vidé son verre. Puis un homme s'est posté devant elle, il lui a souri. Elle était contente, elle avait besoin de savoir que quelqu'un se trouvait là. Il lui a demandé s'il pouvait s'asseoir, il s'est assis. Elle n'avait pas envie de lui parler. Elle était juste sortie prendre l'air, comme on promène un chien cinq minutes avant de le claquemurer jusqu'au lendemain.

Il lui a touché le dos de la main. Elle s'est demandé si elle n'avait pas une possibilité de lui échapper. Elle pouvait prendre fa fuite, elle pouvait aussi l'informer de son manque de désir. Mais au fond ce type lui était égal, il n'avait rien qui puisse effrayer ou inspirer un quelconque dégoût. Elle en obtiendrait peut-être une secousse qui à un certain moment la soulèverait et lui ferait passer son perpétuel manque d'enthousiasme.

Il lui a dit qu'il habitait vraiment près d'ici, qu'elle n'aurait que quelques pas à faire. Dehors il lui a semblé qu'il faisait froid, que l'air sentait la neige. Par politesse il la questionnait sur sa vie, mais elle ne répondait pas. Il lui montrait en passant des maisons lézardées, s'épuisant à lui décrire le vieillissement des matériaux. Elle s'arrêtait souvent et s'adossait contre une voiture.

Parvenus chez lui, ils sont allés se coucher. Il s'est endormi tout de suite. Elle s'est demandé pourquoi elle l'avait suivi. Si elle restait jusqu'au lendemain, dès qu'il ouvrirait l'œil elle ne pourrait éviter le contact avec ses organes. Elle avait envie de retrouver son appartement, de s'allonger, de s'oublier comme un souvenir désastreux.

Elle a appelé l'ascenseur. Quand elle s'est trouvée au rez-de-chaussée, elle ne s'est pas souvenue des plantes vertes de l'entrée. Arrivée dehors elle n'a pas reconnu la place où était construit l'immeuble. Elle a consulté un plan de la ville, elle se trouvait à quelques rues de chez elle. Un taxi a ralenti à sa hauteur, elle lui a fait signe qu'elle continuait son chemin à pied. Elle ne voulait plus entrer en contact avec personne, elle avait besoin d'un sommeil noir comme de la terre.

Elle s'est couchée en arrivant. Elle n'a trouvé le sommeil qu'à huit heures du matin. Elle s'est réveillée à midi. Elle a examiné son visage dans la glace de la salle de bains, elle l'a trempé dans l'eau froide pour effacer les ridules qu'elle croyait voir poindre autour de ses yeux.

Elle n'a pas pris la peine de se maquiller. Elle se demandait jusqu'à quand sa vie serait faite de jours pareils. On aurait dû pouvoir les sectionner et les jeter avant de les avoir vécus. Elle s'est habillée, elle est sortie.

Le soleil rendait certaines personnes trop gaies, elles souriaient en se parlant ou en tournant la tête vers le ciel. Elle est montée dans un bus, elle a trouvé une place dans le fond. Il faisait chaud, les fenêtres ouvertes soufflaient un air tiède qui ne rafraîchissait pas l'atmosphère. Elle s'est levée, elle a marché dans le couloir. Trois adolescents stationnaient à l'avant. Elle leur en a voulu d'être à ce point jeunes, elle leur aurait bien injecté dix ou quinze années dans les veines pour qu'ils la rattrapent.

Elle avait soif. Elle est descendue à l'arrêt suivant. Elle est entrée dans un bar. Elle a regardé les titres d'un journal qui traînait sur le zinc à côté du sucre. Elle aurait voulu s'intéresser à l'état du monde et à tout le reste. Elle vivait dans une cabane en surplomb de l'humanité, elle n'éprouvait pas ses joies et elle ne se serait sentie solidaire de ses malheurs que si le déluge avait été sur le point de l'engloutir.

Le type de l'autre côté du comptoir lui a adressé la parole. Elle lui a répondu je circule pour passer le temps. Il lui a dit qu'elle pouvait toujours s'occuper, prendre un travail.

Elle n'avait aucune raison de rester ici, elle allait marcher encore quelques heures, puis cette nuit elle dormirait comme le reste de la ville. Demain elle se réveillerait dans un état normal, presque de bonne humeur, et elle supporterait mieux les méandres infinis de la journée. Elle essaierait de prolonger sa toilette, de s'habiller lentement, elle refermerait plusieurs fois la porte derrière elle. Dehors, elle ferait comme si elle s'émerveillait du ciel bleu, du soleil, et elle achèterait une brioche qu'elle rendrait dans le caniveau. La réalité l'oppresserait, elle partirait en courant comme une démente. Elle serait interceptée, conduite à l'hôpital. Un infirmier lui ferait une piqûre qui l'endormirait jusqu'au matin suivant. Elle rentrerait chez elle satisfaite qu'on ait escamoté un jour de sa vie.

Le type lui a proposé de travailler ici. Elle pouvait essuyer les verres, passer un coup de balai. Elle discuterait avec les clients en nettoyant les tables. Quand le soir tomberait elle serait tout étonnée de n'avoir éprouvé aucun sentiment d'ennui. Afin qu'elle se trouve sur place le matin pour prendre son service, il la logerait au-dessus de la salle. Elle enchaînerait les jours, les années, refusant le repos, les congés, s'attelant à sa tâche comme un bestiau. Elle vieillirait, la mort l'engloutirait sans qu'elle ait senti une seule seconde le poids de la vie sur ses épaules. Elle aurait préféré qu'il la caresse. Il lui a proposé un salaire, il lui a montré un tablier pendu à une patère. Elle lui a répondu vous me plaisez un peu, il lui a dit qu'il n'avait jamais eu de rapports avec aucune de ses employées. Elle a eu un rire forcé, mais elle n'avait jamais été vraiment capable d'en produire un qui soit naturel.

Elle a repris le journal, elle aurait dû passer une annonce. Elle aurait demandé qu'on l'associe à un réseau de relations déjà constitué. Elle pourrait rendre des visites à l'improviste pour s'épancher, prendre un train ou un avion et s'installer quelques mois chez une connaissance éloignée. Sa solitude serait dissoute dans ce bain d'humains affectueux, pourvus d'oreilles attentives. Elle se confierait, vidant peu à peu son cerveau comme des entrailles, et ne conservant en définitive qu'un esprit réduit à sa plus simple expression, comme celui d'un lapin ou d'une chèvre. Elle connaîtrait l'insouciance de l'animal, et sa chute d'un cinquième étage passerait pour un accident. Deux jours plus tard, tous ces gens qui l'auraient tant écoutée, tant aidée, suivraient son corbillard en jacassant, se fixant des rendez-vous, ou cherchant désespérément des toilettes. À la sortie du cimetière, ils se disperseraient en hâte comme si on les tirait à coups de fusil.

Le type la regardait, il lui a proposé de l'inviter à dîner. Elle n'avait pas envie d'attendre le soir, elle aurait accepté de coucher avec lui tout de suite pour mettre une demi-heure à la poubelle. Il y avait un couple de jeunes gens assis à une table près de la porte, il les a jetés dehors. Il a baissé le rideau de fer, il lui a dit j'ai une petite chambre à l'étage. L'escalier en colimaçon n'avait pas de rampe, il lui manquait plusieurs marches. La pièce était aussi étroite que le matelas qu'elle contenait. II s'est déshabillé, elle l'a trouvé drôle avec son début d'érection qui semblait la montrer du doigt comme une curiosité. Elle lui a dit je garde mes vêtements, il l'a caressée par-dessus le tissu.

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