Elle acceptait la présence de cet homme, elle le supportait. Aussi bien, ils vivraient jusqu'à la fin de leurs jours comme frère et sœur repentis de l'inceste. Ils feraient un couple de petits vieux qui en vaudrait un autre, ils se tiendraient par le bras pour faire leurs courses du matin. L'après-midi ils attendraient la visite d'un ménage ami qui leur ferait faux bond car ils seraient hospitalisés chacun de son côté pour une maladie incurable. Le soir, ils n'auraient pas faim, ils regarderaient la nuit par la fenêtre. Le matin ils se lèveraient tôt, ne craignant pas le huis clos du petit-déjeuner, échangeant des impressions, refusant mutuellement le privilège d'utiliser la salle de bains le premier. Quand ils seraient tous deux propres et vêtus, ils mettraient le nez dehors sur leur petit balcon avec le sentiment revigorant d'aborder une journée neuve.
Ils rencontreraient peut-être des jeunes gens qui leur adresseraient la parole chez un commerçant, ils les inviteraient à boire un chocolat. Une amitié se nouerait entre eux. Ils viendraient les voir souvent, les aidant à déplacer un meuble, repeignant un radiateur écaillé, se carapatant dans la bourrasque jusqu'à la pharmacie quand ils seraient victimes d'un refroidissement. Ils leur prépareraient des salades, des plats au four, et ils les nourriraient à la cuillère comme des bébés. Ils les changeraient plusieurs fois par jour, lavant, talquant leur fondement avec soin afin qu'ils ne développent jamais eczéma ni escarres. Ils leur tiendraient la main quand toutes les thérapeutiques auraient échoué, ils assisteraient même à leurs obsèques.
Pendant des années, ils seraient furieux de n'avoir hérité de rien. Ils auraient préféré employer leur énergie à créer un club de vacances ou à faire des voyages leur permettant de prendre des photos qu'ils auraient essayé de vendre par la suite à des agences.
Il pouvait se passer de dormit une nuit ou deux et marcher comme elle l'aurait fait à sa place dans les rues en attendant que l'aube se pointe. Une prostituée l'accueillerait l'espace d'un quart d'heure entre un vieux sommier et un robinet d'eau froide pendu au-dessus d'un lavabo en faïence rose dragée. Ensuite, il irait dîner dans une brasserie. Il ne ferait la connaissance de personne, il ne chercherait même pas à lier conversation avec la serveuse. Il sortirait de l'établissement avec un estomac trop chargé, il se cacherait pour se soulager. Puis il regarderait sa montre, il en conclurait que la nuit le temps était cloué par une sorcière qui l'empêchait d'avancer. Il endurerait la souffrance du désœuvrement absolu, de la promenade sans but à travers les rues désertes. Il s'étendrait sur un banc, il se demanderait comment des êtres emmanchés de colonnes vertébrales pouvaient arriver à s'endormir sur une planche. Il essaierait aussi de dormir dans l'entrée d'un immeuble, mais ils seraient tous fermés. Il comprendrait qu'il n'était pas doué pour le vagabondage.
Ils pouvaient faire chambre à part. Ils feraient leur toilette en maillot comme dans les douches mixtes d'une piscine mulllcipale. Il serait gêné quand elle raconterait à l'ouvrier venu réparer une prise électrique, que depuis quelque temps elle préférait de surcroît qu'il prenne son bain habillé des pieds à la tête d'un pyjama, de crainte d'apercevoir la végétation qui recouvrait ses jambes ou les poils qui cernaient les mamelons de sa poitrine imberbe.
Elle se demandait comment exister chacun à son tour. Un jour sur deux ils auraient pu vivre pendus au plafond comme des jambons dans une charcuterie. L'un mort, l'autre vivant, l'un solide, l'autre à l'état gazeux dans un conduit d'aération ou une boîte à biscuits. L'un arpentant le logement, l'autre prisonnier dans une bouteille de produit d'entretien comme un génie dans sa lanterne. Ils pouvaient aussi se réduire tous deux aux lettres de leurs noms, embrouillées, mélangées, jetées à l'eau avec une pierre autour du cou, et ne plus être là depuis des siècles.
Elle aurait voulu qu'il perde ses parties génitales dans un accident. Il saurait alors que plus rien de charnel ne serait jamais possible entre eux, il la respecterait, il aurait pour elle tous les égards qu'on doit à un enfant ou à une toile de maître protégée jour et nuit par une alarme.
Elle se souvenait de toute cette vie qu'elle avait menée sans lui, la nostalgie lui manquait autant que le bonheur de se trouver dans le tronçon actuel de son existence. Elle désirait autre chose, sans cette respiration continuelle des mammiferes, une bonne mort indolore et goûteuse qui tomberait délicieusement en elle comme un foie gras. Non, elle considérait la mort comme importune, elle préférait encore supporter sa conversation, entendre sa voix, le voir par accident, nu, de dos, avec son fessier comme une fente entre deux joues rasées de l'avant-veille. Elle n'aimait la mort qu'à certains moments, certains jours, et le reste du temps la vie lui apparaissait comme un moindre mal, et parfois même comme une bouffée d'espoir qui la grisait à la façon d'une injection d'héroïne.
Un jour elle a décidé qu'elle préférait la maternité à la vie de couple. Elle a accepté les rapprochements, elle a accueilli ses jets de sperme. Quand elle a eu la certitude de sa grossesse, elle lui a dit que décidément elle n'aimait pas l'amour et qu'il valait mieux qu'à l'avenir ils s'en passent. Il ne l'a pas crue quand elle lui a révélé qu'elle était enceinte. Ils se sont disputés jusqu'à trois heures du matin, elle a passé le reste de la nuit à préparer ses bagages.
En quittant l'immeuble, elle a pensé qu'elle se souviendrait jusqu'à sa mort de la cage d'escalier et le la porte cochère. Elle a fait quelques pas dehors, il n'y avait encore aucun passant dans les rues. Elle ne connaissait plus personne depuis longtemps, elle avait même appris le décès de sa mère au printemps dernier. L'argent qu' elle emportait dans la trousse de toilette constituait sa seule famille. Elle était trop chargée pour pouvoir avancer, elle a attendu le passage d'un taxi. Elle avait besoin de dormir, elle s'est fait déposer devant le premier hôtel.
Elle s'est réveillée dans l'après-midi, elle a vu le prix de la chambre affiché sur la porte. Elle est descendue dans le hall éplucher les annonces immobilières des journaux. Elle a visité le lendemain un logement à une seule fenêtre où elle a emménagé cinq jours plus tard. Il n'y avait pas de meubles, ni de miroir dans la petite salle de douche. Elle aimait ne plus se voir, se perdre de vue, se reposer loin de sa figure de femme qui lui semblait avoir vieilli trop vite.
Elle a acheté un lit et le strict nécessaire. Elle faisait des provisions de conserves, elle les mangeait tièdes en regardant les voitures tourner autour de la place. Elle croyait distinguer les visages à travers les pare-brise. Elle ne serait jamais l'un d'entre eux, elle aurait toujours la même surface de chair qui s'étiolerait sur le devant de la tête. Elle s'imaginait que les gens étaient joyeux, qu'ils souriaient dans les habitacles, que parfois une certaine hilarité secouait leur crâne.
Elle baissait le volet roulant, elle lavait son assiette et la posait en équilibre sur l'égouttoir. Elle s'asseyait au pied du lit, elle essayait de ne plus se souvenir de rien. Elle avait la sensation que dans son ventre la bestiole se dissolvait comme un aliment.
Elle se couchait, elle dormait le plus possible mais elle se réveillait quand même. Elle levait lentement le volet, elle voyait la journée face à face. Elle aurait voulu pouvoir rester derrière ses fenêtres, mais elle éprouvait le besoin de sortir. Elle sautillait sur les trottoirs derrière son ventre bombé. Elle était vite fatiguée, elle se reposait contre les pylônes et les arbres. Puis elle continuait à cheminer.
Elle remontait le soir chez elle avec une bedaine encore plus dilatée et plus dure. Toute allusion à la figure humaine lui était insupportable, elle ne regardait plus que la lumière des phares des voitures à travers les vitres. Elle se mettait au lit, elle se réveillait dans la nuit. Elle ne se rendormait pas. Le matin, elle buvait son café devant la fenêtre, elle se disait je suis derrière mon hublot. Les gens étaient mouvants sur la place qui se recomposait à chaque instant comme un ban de seiches ou de poissons gris. Elle voyait la lumière tomber diffuse d'un plafond de nuages serrés l'un contre l'autre comme des parpaings, ou alors le soleil écorchait tout et la figure des passants se retrouvait nue.