Elle aurait voulu l'aimer, mais il lui rappelait trop l'existence, la vie, l'obligation de respirer et de se mordre la langue pour ne pas hurler. Il était gai, mais pas assez pour lui communiquer sa joie. Sa gaieté n'était peut-être qu'une forme de désespoir, son sourire l'orifice éclatant de sa neurasthénie.
Elle n'arrivait plus à s'imposer nulle part. Elle se permettait encore des escapades, mais elles étaient de plus en plus humiliantes, avec quelquefois des mises à la porte et des rhabillages dans l'escalier. Alors elle restait avec lui, sans même ressentir le plaisir qu'on éprouve à enfiler un vieux pull quand il fait froid.
Elle n'avait pas plus de considération pour ce type que pour elle-même. Son propre corps la dégoûtait, pochu à la poitrine, pileux à l'estuaire des cuisses, avec de la viande au bas du dos et une colonne vertébrale comme une arête de poisson. Et cette pensée derrière la langue, les dents, le palais, toute cette pensée embusquée qui réfléchissait jour et nuit au meilleur moyen de faire un peu de tourisme hors de la vie.
Il y avait des périodes où il ne la dérangeait pas du tout, elle lui parlait, elle lui coupait un morceau de pain, elle lui disait bonjour le matin. Il faisait partie de son environnement domestique, comme une tache insignifiante sur le bord de l'évier qu'elle aurait pu éliminer avec un peu d'eau tiède. Il n'existait pas tout à fait, elle pouvait l'ignorer, même en cas de pénétration intempestive. Elle ne sentait pas son poids et il avait juste l'odeur métallique de sa gourmette. Quand il avait fini, elle se retournait, s'endormait. Le lendemain en prenant sa douche elle se disait que rien n'avait eu lieu, qu'il l'avait à peine touchée, maculée, submergée. Le soir elle l'accablait de reproches, elle pleurait afin de lui signifier son humiliation de femme violentée. Il lui souriait avec douceur.
Elle n'osait pas lui demander de lui louer une chambre dans une ville lointaine. Pour vivre elle aurait l'argent accumulé dans la trousse de toilette, mais il pourrait quand même lui verser une pension chaque mois. Elle monterait une société, une boutique, un restaurant. Il n'aurait pas le droit de venir la voir, mais il saurait qu'elle existait quelque part, que d'autres l'approchaient à volonté, lui adressant la parole et lui touchant la main pour prendre congé.
Il aurait sûrement refusé, alors elle lui reprochait cette vie confinée, sans relations, sans même un cousin en visite de temps en temps. Elle aurait voulu être invitée chaque soir, rentrer au matin en hurlant pour manifester sa joie de vivre, son allégresse d'avoir dignement fêté l'existence. Elle voulait enfin voir le jour depuis toutes ces années où ils vivaient enroulés l'un à l'autre comme des larves au fond d'un œuf. Il ouvrait la fenêtre, il lui disait une phrase qu'elle ne prenait pas la peine de décrypter.
Ils n'éprouvaient l'un pour l'autre aucun sentiment humain. Ils ressemblaient plutôt à ces chiens qui partagent la même gamelle et qu'on fait dormir sur le même paillasson. Ils connaissaient leur odeur, ils jouaient parfois ensemble mais on ne pouvait pas parler d'amitié, tout au plus d'une sorte de camaraderie entre animaux de sexe opposé. Ils se disputaient en aboyant une balle imaginaire qui roulait dans l'appartement, et quand ils s'immobilisaient ils regardaient fixement les images du téléviseur dont ils ne comprenaient pas la signification, mais qui les calmaient comme une caresse ou un coup de fouet. Puis ils grimpaient sur un fauteuil, ils voyaient la pièce d'un peu plus haut. Dans leur encéphale ils se demandaient peut-être si les meubles avaient poussé sur le sol comme des citrouilles.
Elle était dégoûtée qu'ils mènent ensemble une vie quotidienne, il lui semblait cohabiter dans le même organisme cahotant, avalant, expulsant, voyant tout à travers la même vitre rendue un peu floue par les humeurs et la salive qu'ils auraient voulu se cracher au visage.
Elle trouvait répugnant ce corps partagé, aux ordres de leurs cerveaux aux cellules entremêlées. Elle aurait tant aimé posséder une petite machine humaine qui lui appartienne, elle en avait assez de ce lourd camion qu'ils formaient depuis si longtemps et qui ne pouvait même plus passer les portes. Ils n'étaient même pas un véhicule, ils avaient la fixité monolithique des vieux immeubles qui s'effritent sans même connaître la joie de s'écrouler d'un seul coup.
Elle acceptait certains jours qu'il lui prenne la main. Il lui parlait d'un projet d'achat, des chaussures, une montre, et même un chien si elle était d'accord.
Elle est allée faire du thé à la cuisine, elle lui a proposé de venir en boire une tasse. Il avait vu dans une vitrine un grand tapis bleu qui transformerait tout à fait la physionomie du salon, et puis ils pourraient déménager une nouvelle fois afin de se rapprocher du centre, de l'animation nocturne, comme pour s'immerger vraiment dans la ville.
Il lui disait que sans le savoir, sans en avoir aucune idée, ils s'aimaient. Ils pouvaient sourire, s'embrasser, ils ne devaient pas avoir honte de leur attachement. Elle vidait la théière tasse après tasse, elle se demandait s'il avait toutes ses facultés mentales. Il voulait une habitation au ras des réverbères, où il ne fasse jamais nuit. Il en avait assez de vivre ici où chaque pièce les insultait dès qu'ils mettaient le pied dedans. Elle ne comprenait pas ce qu'il racontait, elle avait l'impression qu'il essayait de l'imiter quand elle se mettait en colère. Elle recommençait à faire du thé, puis elle lui demandait d'aller se coucher ou de faire un tour le temps qu'il s'amenuise dans sa conscience et qu'elle l'oublie. Il était ahuri, il touchait un verre, il ouvrait les portes des placards, il lui disait tu veux un gâteau sec, un carré de chocolat, je pourrais ouvrir une boîte d'ananas. Il lui proposait de dîner ici, il allait faire frire des œufs et griller du pain de mie.
Elle lui demandait de l'examiner, de chercher sur son visage, son corps, elle se sentait si mal, la mort était comique à côté de l'état désastreux où elle se trouvait. Il souriait pour la rassurer, et comme elle était furieuse il lui proposait d'appeler un médecin. Elle lui demandait à nouveau de disparaître, dans les toilettes, à la cave, dans un trou, une anfractuosité où nichent les insectes. Il essayait de lui passer la main dans les cheveux, elle reculait contre le lave-vaisselle. Elle allait s'enfermer dans la chambre, elle pleurait, elle regrettait de l'avoir rencontré un jour et auparavant d'avoir connu cette file d'individus qui l'avaient pénétrée, et qu'elle traînait dans son dos telle une chaîne aux maillons prétentieux et stupides comme des glands.
Il acceptait de quitter l'appartement pour la laisser reprendre son souffle.
Elle sortait à son tour, et d'emblée elle n'aimait pas la rue ni cette odeur humide et froide d'hiver en formation. Elle a demandé l'heure à quelqu'un, puis à un autre et à tous ceux qu'elle rencontrait en marchant vite, de son pas alerte de folle. Personne ne lui proposait de monter dans sa voiture, ou n'essayait à tout hasard de l'embrasser sur la bouche. D'ailleurs elle n'avait envie de rien, même pas d'attendre le premier venu à la terrasse d'un café comme si elle avait rendez-vous avec quelqu'un.
Elle est rentrée, elle s'est couchée. Elle se disait qu'elle n'était pas plus lâche de rester avec lui que de vivre. Il n'avait qu'à dormir sur le vieux matelas pneumatique qu'il retrouverait peut-être en fouillant le débarras de l'entrée. Il pouvait aussi chercher le sommeil plié sur un fauteuil, une chaise, à une distance respectable du lit où elle reposerait à son aise sans courir le risque de le heurter.