Elle s'en revenait lasse, grincheuse, et quand il lui demandait si elle avait passé un bon après-midi elle s'enfonçait le nez dans un mouchoir. Ils mangeaient en silence, elle refusait de regarder la télévision. Elle se couchait pendant qu'il s'abîmait dans la contemplation d'un film dont la musique et les cris l'empêchaient de dormir. Elle était contrainte de penser, de méditer sur son existence qui devenait chaque jour un instrument de torture de plus en plus précis et efficace. Elle se disait je ne suis pas folle, mais je vis depuis si longtemps dans le cerveau d'une folle. Elle criait, et quand il accourait, elle lui disait qu'elle avait ressenti une douleur vive dans le dos. Elle n'avait pas besoin d'un médecin, elle n'avait pas besoin de lui, et elle enfouissait la tête sous l'oreiller comme pour le faire disparaître d'un tour de magie. Quand il la rejoignait dans le lit, elle le repoussait.
Elle ne supportait plus qu'il l'approche, elle maintenait entre eux un espace. Chaque nuit elle essayait de l'éloigner davantage, comme si elle redoutait qu'il l'éclabousse avec sa trompe comme un éléphant dans un marigot. Elle détestait même de le voir nu par hasard entre deux portes, avec ce corps humain ridicule comme un prototype dessiné par un inventeur qui aurait oublié un morceau de câble à l'extérieur. Elle ne voulait pas qu'il la touche, même par accident avec le coude ou la manche de son peignoir de bain.
Elle le quittait pendant trois jours. Il la guettait en vain sur le balcon, il mettait plusieurs manteaux l'un sur l'autre quand il avait trop froid. À la fin, il se disait qu'elle ne reviendrait plus. Mais elle ne savait pas où aller, ses anciennes connaissances n'étaient plus joignables, il lui semblait que son carnet d'adresses avait fondu. Elle voyait des films, elle buvait des verres dans des bars, on lui adressait parfois la parole, elle se laissait emporter dans des chambres. Elle finissait par revenir, elle enlevait sa robe, ses chaussures, elle se couchait. Il l'écoutait dormir ébaubi.
Au matin, elle le voyait avec son visage déployé dans la lumière du soleil en train de lui verser du café dans une tasse. Elle le haïssait au point de rêver que la cafetière grimpe dans les airs, fasse sauter son couvercle et bascule au-dessus de sa tête pour l'ébouillanter. Elle lui aurait dit cherche un médecin dans l'annuaire, je dois prendre ma douche tout de suite, tu m'as salie cette nuit en respirant si près de moi dans mon dos. Elle s'enfermerait dans la salle de bains, le désir de se suicider la picoterait comme un moustique.
Le soir, elle lui faussait à nouveau compagnie, elle tournait en taxi dans la ville, elle se faisait déposer sur une avenue. Les hommes qui l'abordaient lui semblaient moins esthétiques et plus vieux qu'avant. Elle leur cédait, mais souvent ils l'entraînaient vers des accouplements ennuyeux, ou irritants comme s'ils avaient été lubrifiés avec de la limaille.
Elle s'incrustait ici et là. On lui demandait de passer l'aspirateur, on l'envoyait faire des courses et en rentrant elle essayait de cuisiner avec un sachet de soupe déshydratée. On s'en lassait, elle marchait dans la rue l'espace d'une matinée, puis elle rentrait. Il était à son travail, elle pouvait méditer dans les pièces vides. Elle essayait de s'étrangler elle-même avec ses doigts, elle regardait les traces rouges dans un miroir où elle constatait qu'au fur et à mesure que les années passaient elle s'avérait de plus en plus incapable de rajeunir. Elle s'asseyait dans un fauteuil, elle regardait le petit lustre, elle se disait je serai heureuse demain.
Quand il rentrait, elle n'évitait pas de l'embrasser sur la joue et elle se plaignait de névralgies. Il était content de la revoir, il l'emmenait dîner dans un restaurant où elle picorait les plats comme une perruche. Au moment du café, elle était saoule et il la portait jusqu'à la voiture. En arrivant, il aurait aimé profiter de son ébriété pour dénuder sa vulve et lui dérober un rapport. Il l'allongeait sur le lit, il la déshabillait. Puis il avançait son sexe avec lenteur, mais aussitôt elle hurlait et elle allait se réfugier dans un coin de la chambre. Elle pleurait, elle lui disait qu'à part lui elle avait envie de tous les hommes et qu'il était le seul à la violer dès qu'il posait la main sur elle.
Il éteignait la lumière, il se couchait. Elle passait la nuit au salon, elle regardait par la fenêtre le grand mur d'en face. Elle n'arrivait pas à s'imaginer sous forme d'insecte grimpant entre les pierres humides, elle ne se voyait pas non plus dans les airs comme du vent. D'autres qu'elle auraient disparu depuis longtemps, sa survie lui semblait louche, elle se laisserait mûrir jusqu'au pourrissement. Elle ne sautait pas du train quand on jetait de nouvelles rides dans son wagon, on l'évacuerait avec les autres dans la décharge.
Il aurait dû la disséquer vivante afin de mettre au jour ce secret qui la constituait et que sinon elle ignorerait à jamais. Il aurait dû la restituer enfin à la vie, la remonter du fond de l'étang comme une noyée, une statue engloutie depuis des siècles qu'il suffit de nettoyer avec un jet d'eau pour lui rendre l'éclat de son marbre blanc. Il avait ce pouvoir, et il se contentait d'essayer de se coller à elle pour la butiner comme si elle était une espèce de fleur entre deux âges.
Elle ne se souvenait même plus où elle l'avait rencontré, et combien d'années avaient passé depuis. Elle aurait voulu qu'il sorte de lui-même comme d'un tube et qu'il s'évacue par le trou du lavabo. Elle aurait voulu que la vie avec lui se poursuive à l'infini, mais sans lui. Sans ce grain de sable à visage, à corpulence, à neurones, qui enrayait la belle mécanique de leur vie.
Elle aurait tant aimé leur couple à condition qu'il n'en fasse plus partie, elle ne l'aurait même pas remplacé, elle se serait contentée du plaisir du grand lit froid et du repas debout devant la porte du frigo entrouvert. De toute façon, il fallait qu'il s'efface, ou du moins qu'il perde de son volume intérieur, qu'il ne soit plus qu'un cerveau minuscule comme un fruit sauvage, une framboise, une fraise des bois, ou une baie pareille à une tête d'épingle que le promeneur serait bien incapable de distinguer à l'oeil nu.
Elle perdait toute notion de lui. Il avait beau être là, il vivait au loin avec son corps silhouetté comme une sculpture en fil de fer. Il remuait des objets, il s'asseyait, il allait d'un point à l'autre du décor. Elle voyait bien qu'il ne pensait qu'à lui, que son égoïsme inondait la pièce jusqu'au plafond. Elle aurait voulu lui faire mal, lui infliger une vraie blessure afin qu'il prenne conscience que d'autres entités avaient un certain degré d'existence dans l'univers.
Elle restait parfois des mois entiers à ses côtés sans faire la moindre fugue. Elle poussait un petit cri quand il essayait de l'embrasser, il n'insistait pas. S'il la trouvait superflue dans son existence il n'avait qu'à la congédier. Ils n'étaient pas ensemble pour se faire plaisir, ni pour chasser la solitude avec un balai comme des moutons accumulés sous un lit.
Il avait acheté des livres de cuisine, il préparait des plats élaborés en rentrant de son travail. Elle refusait d'y goûter, préférant se coucher à jeun, même si la faim l'empêchait de s'endormir une partie de la nuit.
A trois heures du matin, elle le réveillait pour lui faire des reproches touchant un passé qu'ils n'avaient jamais vécu ensemble et que selon toute probabilité elle n'avait vécu avec personne. Il aurait voulu qu'ils aillent prendre un verre pour en discuter. Elle lui jetait un oreiller à la tête, et elle avalait plusieurs comprimés afin qu'il perde sa consistance d'image nette, avec ce son insupportable, régulier, chargé de phrases répétitives comme des bruits d'eau. Peu à peu sa présence perdait de sa prétention, de son insolence, elle n'avait qu'à fermer les yeux pour que même ses oreilles se bouchent.