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Mais dans l'ensemble elles jouiraient toutes deux d'une santé parfaite, ne souffrant même pas de rhumatismes, ni de crises de mélancolie. Elles auraient chacune perdu un enfant, l'un de quatre ans, l'autre adulte, sans compter les maris qui n'auraient pas atteint la soixantaine. Elles auraient surmonté ces handicaps, leurs blessures ne seraient plus que des souvenirs aux contours peu nets qui voisineraient avec ceux des amies perdues de vue ou d'un prix aperçu à la vitrine d'une bijouterie. Elles refuseraient toutes deux la tristesse, chaque instant serait coûte que coûte un petit bonheur, même si pour cela elles devaient faire des efforts constants et ne jamais se laisser aller.

Afin de raffermir leur résolution, elles auraient voulu entrer en contact avec un de ces êtres dont la vie est un perpétuel problème, qui vont de chagrin en déboires financiers, de deuil en inondation. Et quand il ne leur arrive rien, ils s'infligent de légères blessures, jusqu'au moment où de toute façon ils se laissent basculer avec un sourire ironique à l'adresse de l'humanité qui désormais poursuivra sans eux sa suante progression de coureur cycliste. Eux aussi avaient pédalé, perdu des hectolitres de transpiration, ils avaient participé de mauvaise grâce à l'existence, et à présent ils l'abandonnaient avec leur petit appartement en désordre et leur chambre aux murs couverts d'affreux tableaux peints par des amis d'enfance. Ils s'en allaient, ils pulvérisaient leur conscience sans remords, et pour la première fois de leur vie ils se sentaient sereins.

Elles auraient voulu les voir chuter, puis elles se seraient préparé une tasse de thé qu'elles auraient bue en regrettant de n'être pas plus heureuses encore, et en se promettant dès le lendemain de faire des exercices intérieurs pour fortifier leur joie de vivre comme le premier muscle venu.

Elles auraient voulu avoir une vue générale de la vie des gens de la ville et du reste du monde. Elles auraient picoré du regard l'intérieur des logements, observant de petits morceaux de l'espèce humaine en train de consommer ses aliments, de s'habiller, ou de dormir. Elles auraient voulu pouvoir piocher au hasard une vie pour la déshabiller du regard et de l'ouïe. Elles seraient avides d'autrui, elles examineraient durant des heures sa manière de poser une fourchette sur la toile cirée, d'embrasser son enfant, ou de se laver les mains avec quelques gouttes de savon nacré. Leur regard s'insinuerait partout, visitant l'intérieur des corps, des cerveaux, visitant en une nuit toutes les têtes d'un immeuble, d'un quartier, et avec un peu d'habitude réussissant en quelques mois à posséder une vision globale des encéphales de l'humanité, avec leurs souvenirs, leurs sommets, leurs abîmes, et tous ces pointillés qui ne menaient nulle part, ces pensées mort-nées qu'ils ne s'étaient jamais souvenus avoir eues, et qui ne servaient à rien. Elles éprouveraient une certaine fierté de cette connaissance acquise rapidement, sans peine, en jouant, et elles échangeraient des sourires interminables sans éprouver le besoin de prononcer un mot ou de se relever un instant pour défroisser leur jupe.

Elles finiraient par s'espionner, par infiltrer mutuellement leurs cerveaux. Elles fouilleraient les zones troubles, celles qui sont le plus mal éclairées par la conscience, et celles qui sont obscures comme des grottes. Elles découvriraient des monstres à l'état de cadavres momifiés par le temps, des espèces de brouillons de rêves, et de petits êtres imaginaires qui gambaderaient librement au fil des synapses. Leurs explorations indiscrètes les dégoûteraient l'une de l'autre, elles se dévisageraient des jours entiers sans échanger une parole. Puis elles n'entreraient plus en contact qu'une fois par semaine pour se montrer brièvement leurs mains fraîchement manucurées, leur peau exfoliée le matin même, ou des radis prêts à être croqués installés en rond dans une assiette. Elles finiraient par trouver de nouveaux interlocuteurs, mais elles s'en lasseraient. Elles préféreraient s'allonger sur leur canapé, avaler de multiples collations dans la solitude de leur cuisine, ou même faire quelques pas dehors sans autre motif que de promener l'ennui qu'elles sentiraient monter en elles dès le matin.

Elles auraient pu mourir face à face, se regardant fléchir peu à peu, avant de plonger chacune dans son agonie. Mais en réalité leurs morts seraient distantes de plusieurs années. L'une ferait une chute aux conséquences fatales, l'autre devenue presque aveugle se tromperait dans la posologie d'un médicament qui l'emporterait. L'espace mouvant, théorique, qu'elles auraient occupé tout au cours de leur vie, serait rendu à l'humanité qui y mettrait sans doure des êtres nouveaux, pleins d'enthousiasme, qui en feraient un usage différent, mais presque semblable puisque leur parcours aurait malgré tout un commencement et une fin. Ils vivraient dans des pays frontaliers, par hasard il leur arriverait un jour de voyager dans le même avion, mais assis sur des sièges éloignés, et de toute manière ils n'auraient rien à se dire. L'un mourrait à soixante-sept ans, l'autre à quatre-vingt-dix. Chacun aurait une famille pour le pleurer, s'en souvenir, et goutte à goutte l'oublier.

À la fin de l'année, un peu de neige est tombée, en février il a fait exceptionnellement doux et beau. Elle ne payait pas son loyer depuis près d'un an, elle a été expulsée. Elle n'avait plus rien, sa mère lui a proposé de l'héberger. Les deux femmes ont vécu ensemble quelques jours, puis elles se sont séparées pour incompatibilité d'humeur. Elle s'est invitée par surprise chez une amie, elle a dormi une nuit dans l'entrée de son petit logement. Elle a dû repartir au matin avec une tartine arrosée d'un café de la veille dans l'estomac. Elle s'est souvenue d'un homme qui avait été amoureux d'elle l'an passé, elle l'a appelé le soir à son domicile. Il n'a même pas voulu l'accepter dans son lit jusqu'au lendemain.

Elle a cherché un travail quelques heures durant, puis un homme lui a adressé la parole alors qu'elle faisait semblant de regarder des robes dans une vitrine. Elle est montée dans sa voiture, elle s'est dit qu'elle n'avait pas d'autre choix que de faire sa vie avec lui. Son appartement était vaste et vieillot, avec une grande terrasse donnant sur un terrain encaissé de murs. Une semaine après leur rencontre, elle lui a demandé l'autorisation de jeter ses meubles dont le bois sombre et piqué l'attristait.

Elle n'a gardé qu'une table, quelques chaises cannées et un fauteuil à oreilles. Un soir, elle lui a dit tu ne veux pas que je repeigne les murs et que je loue une machine pour raboter les parquets. Elle s'est mise au travail le lendemain, mais deux jours plus tard elle en a eu assez et l'appartement est resté en l'état jusqu'à ce qu'ils déménagent l'année suivante. Elle n'était pas heureuse, elle n'aimait pas sa vie. Elle aurait voulu habiter seule, passer des soirées en tête à tête avec personne, rien, au lieu de le subir dans son orbe.

Elle voulait partir, ce type en face d'elle était un précipice. Elle refusait de se laisser tomber, de chuter sa vie entière et de finir par éclater au fond comme sur n'importe quelle bordure de trottoir. Elle restait pourtant avec lui, elle sentait passer les années, douleurs profondes et lentes. Les mois étaient encore plus poussifs, et elle voyait les secondes se former l'une après l'autre devant ses yeux avec une exaspérante apathie.

Par instinct, elle lui dérobait de l'argent qu'elle amassait dans une trousse de toilette. Il lui disait si tu veux t'occuper, retourne à la faculté. Elle préférait prendre un amant dans la rue. Elle n'était déjà plus aussi jeune qu'au moment où il l'avait connue, mais elle avait encore assez de fraîcheur pour plaire. Elle aurait voulu des hommes aux yeux brillants, et pouvoir choisir le grain de leur peau parmi des échantillons soyeux ou velus comme de la fourrure. Elle se contentait de modèles médiocres, elle redoutait les défaillants et ceux qui cherchaient à l'écraser de coïts innombrables.

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