Elle demeurerait quelques minutes étourdie, scrutant les murs de son logement. Puis elle essaierait de joindre d'autres gens, même des célibataires, des vieillards comme elles, des êtres aux cerveaux imparfaits, ou un individu qui demeurerait hors champ et se bornerait à lui montrer son chat siamois, ses provisions dans un placard blanc, le plat où il avait chipoté son dîner et qu'il n'avait pas encore eu le courage de laver, ou cette petite robe d'été qu'il portait volontiers quand il était seul. Elle aurait accepté d'être témoin d'une bagarre, elle aurait supporté qu'on mutile devant elle un voleur de dattes, elle aurait été prête à tout pour éviter l'isolement.
Elle réussirait à entrer en contact avec un jeune homme. Il lui montrerait la photo de son cheval, celle de ses parents, et d'une fiancée qui l'aurait quitté trois semaines plus tôt. Il lui ferait visiter sa chambre en désordre, avec un lit aux draps froissés, des revues sur le sol, avec au mur une selle et une cravache pendues à des crochets. Elle lui dirait que dans sa jeunesse elle était montée sur un âne, il rirait.
Elle lui ferait faire le tout de son appartement. Il lui demanderait comment elle pouvait vivre dans un lieu aussi petit, aussi plein, à un âge aussi avancé, aussi proche de la dernière culbute. À sa place, il aurait hâté sa fin depuis longtemps.
Elle lui dirait qu'elle se sentait bien, qu'elle avait un peu de soleil le matin et en fin d'après-midi. Elle aimait son magasin de légumes, son boucher, il y avait même plusieurs voisins à qui elle disait bonjour, et elle entamait parfois une conversation avec la jeune femme du troisième dont on devait changer la chasse d'eau depuis plus d'un mois. Le dimanche matin, elle se rendait au marché, se frottant aux étals, au troupeau des acheteurs, admirant le rouge luisant des tomates, celui presque mat des fraises, même si elle rentrait chez elle avec une simple chicorée et un kilo de pommes de terre nouvelles qu'elle mangeait avec du beurre salé.
Avec l'âge elle aurait trouvé un certain équilibre, une joie plane, un bonheur qui ne ferait jamais de vagues. Les mauvaises nouvelles ne pénétreraient pas son encéphale, elle pourrait rester des heures devant le spectacle de la cruauté humaine sans se sentir éclaboussée en aucune manière. Elle demeurerait cloîtrée dans son petit univers peuplé de souvenirs sélectionnés, de pensées charmantes, décoratives comme ces reproductions dont on agrémente les salles d'attente.
Elle ne penserait plus à la mort depuis longtemps, ce genre de préoccupations l'aurait quitté avec la jeunesse. Et même si un jour elle sentait ses derniers instants arriver, elle saurait se mettre à l'abri de ce corps devenu dangereux et elle sauterait hors de lui avec la dextérité d'une âme. À présent son avenir était illimité, elle avait devant elle un panorama de jours innombrables, avec ces plateaux de petits-déjeuners pris devant la fenêtre ensoleillée de sa cuisine étriquée, ces bains dans l'horrible baignoire synthétique avec la radio posée en équilibre sur la tablette du lavabo, ces siestes bienheureuses, ces couchers avec un magazine aux articles soporifiques comme de la vapeur de tilleul.
Elle ne parviendrait jamais plus à se mettre en rapport avec la famille des antipodes. Un matin, elle tomberait par hasard sur une femme à peine plus âgée qu'elle en train d'arroser des géraniums sous
une véranda. Elles se jetteraient d'abord des coups d'œil, puis elles prendraient toutes les deux à la fois l'initiative de se dire bonjour. Elles s'apercevraient qu'elles parlaient la même langue, et elles échangeraient quelques phrases. Ensuite la femme ouvrirait une fenêtre et lui montrerait la bouche de métro qui se trouverait à une cinquantaine de mètres de chez elle. Elles constateraient qu'elles habitaient la même ville, elles n'étaient séparées l'une de l'autre que par quelques kilomètres d'immeubles et de macadam. Elles se rencontreraient, déjeunant à mi-chemin de leurs habitations respectives, s'invitant chacune à son tour à prendre le thé, devenant peu à peu des amies intimes, échangeant à ce point leurs souvenirs que leurs mémoires finiraient par se ressembler.
Elles se disputeraient parfois comme des gamines, et des mois durant elles ne se verraient plus, ne communiquant plus qu'à distance, coupant le son, brouillant même l'image pour manifester leur mauvaise humeur. De toute façon, elles se rencontreraient de moins en moins, préférant les face à face lointains, chacune restant dans sa coquille, plutôt que de se déplacer et de passer l'après-midi en présence d'un être dont la réalité leur semblerait pesante, gorgée d'odeurs, d'émanations indéfinissables, écœurantes comme les effluves qui flottent dans la chambre d'un mort.
Elles mettraient leur linge au même moment dans la machine à laver, elles se le montreraient en train de tourner, d'abord lentement, puis à grande vitesse durant l'essorage. Elles le repasseraient en chœur, échangeant des commentaires sur la rigidité de certaines étoffes et la mollesse des sous-vêtements. Elles mettraient les robes sur des cintres, plieraient le reste et rangeraient la planche dans le placard. Ces besognes ennuyeuses seraient devenues des distractions depuis qu'elles les accompliraient simultanément.
Le soir, chacune allumerait son téléviseur et ferait défiler les canaux. Elles s'en prendraient à l'aspect des gens, à leurs paroles, et à l'imbécillité des événements qui survenaient dans le monde depuis des années. Elles termineraient la soirée en se démaquillant, maudissant les crèmes qui n'avaient jamais rendu la puberté aux vieux, et leurs cheveux qu'elles devraient teindre jusqu'au tombeau. Elles compareraient la peau pendante de leur bras, et leurs vilaines poitrines. Elles s'amuseraient de leurs imperfections les plus secrètes, trouvant mutuellement leurs organes grotesques avec ces couleurs éteintes, automnales, et parsemés d'une toison irrégulière, grise, blanche, avec quelques filets noirâtres çà et là. Avant de s'endormir, elles partageraient des fous rires aux dépens de leurs anatomies déconfites.
Elles se réveilleraient souvent fatiguées, irritables. Elles se chamailleraient, se fâcheraient. Elles en profiteraient pour aller faire des courses, et quand elles reviendraient elles se réconcilieraient en préparant leur déjeuner. Elles aimeraient manger en regardant avec attention la bouche de l'autre mâcher sa nourriture. Elles auraient l'impression que les aliments circulaient de corps en corps, et devenaient leur bien commun. À la fin du repas, il serait fréquent qu'elles aient un point de côté exactement dans la même zone près du foie. Elles en voudraient à la viande trop dure, aux légumes filandreux, aux oignons vinaigrés qui leur seraient montés au nez comme de da moutarde.
Dans l'après-midi la femme lui montrerait parfois des photos de plantes qui avaient fleuri des années plus tôt sous sa véranda, et qui depuis s'étaient étiolées et avaient fini à la poubelle. Elle admirait les végétaux, ils lui donnaient moins de travail et plus de satisfaction que les chiens, les chats ou un perroquet stupide qui répète servilement tout ce qu'on dit autour de lui. Les plantes étaient muettes, et elles avaient l'humilité prémonitoire d'être déjà en partie enfoncées dans la terre.
Elles n'éprouveraient l'une envers l'autre que des sentiments émoussés par l'âge, et quand l'une serait alitée l'autre se réjouirait de ne pas l'être. Il arriverait pourtant qu'elle fasse la lecture à la malade, qu'elle lui montre un bouquet cueilli dans sa véranda ou acheté le matin même au marché aux fleurs. Mais dans ces cas-là elles ne se rendraient jamais visite, par crainte de la contagion, par crainte aussi de respirer l'autre, dont la cohabitation avec un microbe ou un petit virus saisonnier accroîtrait l'odeur habituelle. En revanche, elles se seraient déplacées volontiers si la malade avait été hospitalisée dans un groupe de soins intensifs et qu'on ne puisse la voir qu'à travers une paroi de verre.