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Elle regardait toujours par la fenêtre ouverte. Elle voyait là-bas quelqu'un qui approchait. Elle ne distinguait pas les traits de son visage, d'ailleurs il marchait tête baissée. Derrière lui, une femme avançait en regardant les voitures garées comme si on lui avait volé la sienne. D'autres gens éparpillés complétaient la rue, elle se sentait exclue. Cet appartement était un lieu trop étriqué où elle se trouvait engoncée, elle s'est précipitée vers la porte et elle est descendue. Elle est arrivée sur le trottoir, l'extérieur aussi était un emballage qui la retranchait du reste de la création.

Elle est remontée chez elle, elle est ressortie aussitôt après. Personne ne s'intéressait à son cas, elle a demandé l'heure à un homme et elle lui a proposé de s'asseoir à la terrasse d'un café. Il lui a souri, il est parti en se retournant plusieurs fois. Elle a abordé d'autres gens, il lui semblait que la réalité devenait une sorte de coma.

Elle a retrouvé sa lucidité vers dix-sept heures, elle était couchée dans sa chambre, il y avait une femme qui dormait à côté d'elle dans le lit. Elle s'est levée avec précautions, elle a pris ses vêtements et elle est allée les enfiler au salon. Elle se sentait fatiguée, allongée sur le canapé elle a fermé les yeux pour dormir.

La femme est entrée dans la pièce, elle ne portait que son corsage. Elle avait envie d'une tasse de café, elle lui a répondu que les placards de sa cuisine étaient vides. La femme a soupiré et elle est retournée dans la chambre. Elle est allée la voir, elle lui a dit je suis vraiment désolée, il n'y a plus rien dans cette maison, il faudrait que je fasse des courses. Elle était déjà rhabillée, elle lui a dit je m'en vais. Elle l'a suivie dans l'escalier, la femme lui a dit remonte chez toi. Elle est remontée, elle l'a regardée sortir de l'immeuble.

Elle s'est assise, elle a pris le téléphone entre ses mains. Elle sentait qu'il y avait des êtres, il suffisait de les atteindre. Sa voix vibrerait dans une oreille et pénétrerait dans un cerveau qui se rappellerait d'elle. Il déciderait d'accepter de la revoir, de toucher une dernière fois son corps qu'elle lui proposerait à titre gracieux. Mais elle avait l'impression qu'elle ne connaissait plus personne.

Elle est sortie, elle a ramené quelqu'un chez elle. Il est resté toute la nuit. Au matin elle lui a dit qu'il pouvait s'en aller, il est parti. Elle a passé la journée seule, à entrer et à sortir de son logement. Elle marchait dans la rue comme une souris longe les plinthes avant de disparaître à nouveau dans son trou. La nuit suivante elle n'a pas dormi, le jour d'après elle est restée dehors. Elle a eu des aventures furtives, insignifiantes, qui ne contribuaient même pas à accélérer le cours du temps.

Elle aurait voulu tomber malade avant d'avoir atteint l'âge mûr. Elle aurait été consciente que ses troubles constituaient une distraction, et que bientôt la mort ferait en sorte qu'elle ne s'ennuie jamais plus. On lui apporterait des gâteaux et des sucreries qu'elle vomirait, des fleurs dont le parfum lui donnerait la nausée et que les infirmières emporteraient pour égayer leur bureau. Elle se souviendrait de toutes ces journées d'errance dans la ville, de cette promenade infinie à travers les rues et dans les pièces de son petit appartement qui semblait leur être greffé comme une impasse. Elle verrait la salle de bains, la chambre et le ciel à travers la fenêtre. Elle l'ouvrirait, elle se jetterait comme une grande poubelle qu'on a la flemme de descendre par l'ascenseur et qui éclate sur le trottoir. Mais elle n'aurait pas le temps d'atteindre le sol, elle conserverait les yeux fixes, la tête penchée sur l'oreiller. Une femme de service s'apercevrait de son décès en venant faire la chambre.

Pour se détendre à la suite de cette agonie qui aurait traîné plus de quatre mois, sa mère s'équiperait, et après une matinée d'initiation elle gagnerait la possibilité d'entrer en contact avec la presque totalité des humains. Elle assisterait à des dîners de famille au cours desquels on se disputerait, elle verrait des gens assis sur le siège des toilettes, ou priant dans un couvent silencieux comme une chambre capitonnée. Elle se montrerait dans sa cuisine en train de rincer une salade, de récurer l'évier, ou de retourner une viande sur le gril.

Elle se lierait d'amitié avec une famille des antipodes dont elle ne parlerait pas la langue. Ils communiqueraient par signes, ils auraient l'impression de n'être séparés que par une couche d'air. Elle les verrait courir dans leur jardin en file indienne avec leurs enfants et leurs chiens. Ils lui montreraient leur nourriture en gros plan ainsi que les malfaçons qui défigureraient leur bouche bâclée par un dentiste au prothésiste minable. Pour leur rendre la pareille, elle leur donnerait à voir plusieurs grains de beauté dont certains formeraient de vagues figures géométriques sur sa peau froissée.

Ils lui feraient partager la petite garden-party qu'ils organiseraient pour leurs vingt-cinq ans de mariage. Elle ouvrirait une demi-bouteille de champagne, et elle mangerait des petits choux gorgés de crème comme ceux de la pièce montée qu'ils dégusteraient hilares dans des assiettes en plastique rose bonbon. Lors de l'accouchement de leur fille aînée, elle applaudirait quand elle verrait apparaître la tête du nouveau-né.

On lui confierait parfois la garde des enfants, elle élèverait la voix pour se faire obéir ou elle leur ferait les gros yeux en laissant son regard envahir l'image. Elle aurait plus de mal à contenir la vivacité des animaux enfermés des journées entières dans le garage pendant que la famille serait en visite chez des parents allergiques. Elle essaierait de leur parler, elle leur montrerait pour les apaiser de grandes étendues neigeuses dans un livre sur la montagne. Ils aboieraient quand même, enfonçant leurs crocs dans les tuyaux d'arrosage, sautant désespérément contre la porte. Elle respirerait quand leurs maîtres rentreraient enfin.

Elle prendrait l'habitude de s'endormir en les regardant déjeuner d'une paupière entrouverte, puis elle fermerait les yeux et elle ne percevrait plus que le bruit de leurs voix et celui des couverts, des assiettes et des verres qui s'entrechoqueraient. Quand ils se mettraient au lit à leur tour, ils la verraient étendue sur son canapé ou en train de s'épiler dans la salle de bains. Ils n'éprouveraient aucune gêne à laisser une lampe de chevet allumée tandis qu'ils s'accoupleraient. Elle les verrait s'agiter sous les couvertures, et lorsqu'il ferait trop chaud elle aurait une vision précise de leurs corps nus. Elle les envierait, elle se souviendrait des quelques hommes qui s'étaient introduits dans cette espèce de crypte qui ne connaissait plus depuis longtemps que l'eau de la douche et le contact rugueux de la serviette éponge.

Elle aurait aimé pouvoir poser sa main sur leur peau comme pour ressentir quelque chose de leur plaisir, mais ils lui confesseraient un jour qu'ils n'éprouvaient presque plus rien, juste une sensation infime, imaginaire, en fuite, disparue, cachée quelque part dans la maison ou même noyée au fond du lac voisin. Ils s'astreindraient quand même au coït afin de s'administrer la preuve de leur affection mutuelle, et pour ne pas avoir l'impression de devenir vieux. Ils auraient chacun des aventures extraconjugales, elles pimenteraient leurs ébats quand ils les évoqueraient en œuvrant, sans toutefois les améliorer assez pour provoquer un plaisir intense. Ils aimeraient que la vieille dame les regarde, leur excitation grimperait même de quelques degrés quand elle se mettrait à parler à voix basse. Ils ne la comprendraient pas, mais ses mots les caresseraient comme des doigts. Ils crieraient, avant de se taire tout à coup. Elle verrait leurs corps pétrifiés, puis une main qui s'animerait et qui éteindrait la lumière.

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