Le vieux couple sortirait plus souvent pour échapper au vacarme, trouvant un certain bien-être dans la foule, se laissant hypnotiser par le bruit de la circulation et la lumière du soleil qu'ils nargueraient de temps à autre d'un regard. Ils mangeraient des beignets, achèteraient des billets de train qu'ils se feraient rembourser aussitôt, et reviendraient chez eux en évoquant des souvenirs de déplacements imaginaires.
Un jour, ils la trouveraient en pleurs dans la cuisine. Ils essaieraient de la consoler, comme ils n'y parviendraient pas ils préféreraient la mettre à la porte par crainte de perdre leur joie de vivre à son contact. Mais quand elle serait partie, ils s'apercevraient qu'ils n'en avaient jamais eu. Le lendemain, ils reprendraient leur petite existence d'autrefois. Le vendredi suivant, ils se défenestreraient. Leurs blessures les mèneraient aux frontières de la mort, pas au-delà.
Ils vivraient centenaires, bouclés sur des chaises roulantes, furieux d'être trimbalés matin et soir dans les allées de la clinique au milieu de ces massifs de fleurs qui les nargueraient comme des yeux narquois. Ils auraient perdu l'usage de la parole, du cri, ils n'auraient même pas la faculté de les agonir. Ils assisteraient impuissants aux fêtes qu'organiserait le personnel pour le nouvel an et l'arrivée du printemps. Ces jours-là, on leur mettrait de force un petit four et une gorgée de vin dans la bouche. Ils ne seraient que haine, si on leur avait donné l'usage d'un corps en bon état ils s'en seraient servis pour assassiner avant de se faire justice eux-mêmes avec joie. Une intoxication alimentaire décimerait l'établissement, elle les emporterait. Leur petit héritage reviendrait à une parente lointaine qui le dilapiderait en cures thermales et en soins de beauté.
Elle ne supportait plus que quelqu'un existe. Elle aurait voulu que la ville soit nettoyée, qu'elle puisse la traverser comme un désert. En sortant, elle retournerait chez elle. Elle colmaterait la fenêtre de sa chambre avec des morceaux de carton, et elle s'allongerait dans l'obscurité absolue. Elle goûterait le plaisir d'être comme dans un sépulcre, avec juste le bourdonnement de ses oreilles pour lui rappeler qu'elle était encore en vie. L'air aurait une odeur de peinture venue de l'appartement du dessous qui la soûlerait un peu. Elle essaierait de se vider, de s'évaporer dans la pièce. Mais elle s'apercevrait qu'elle était hermétiquement close, que sa substance ne pouvait pas s'échapper. Elle se redresserait dans le lit, prendrait appui contre le mur. Elle sourirait dans le noir, elle se demanderait si même dans sa situation intérieure on pouvait profiter d'un certain bonheur. Elle penserait au salon de coiffure, à la nuit qu'elle avait passée chez ce couple, à cette clocharde qui l'avait fuie. Elle agrandirait son sourire comme pour se donner l'assurance qu'elle se dirigeait vers un but, et qu'elle n'était pas une fille qui cloue les marches de son petit escalier personnel vers la folie.
Le coiffeur est revenu. Elle aurait voulu qu'il lui pose des questions sur son existence, qu'il la fouille du bout des doigts comme il furetait dans sa chevelure. Elle avait envie de lui demander pourquoi il acceptait de rester du matin au soir dans ce périmètre, à sauter d'un crâne à l'autre. Il finirait par se jeter dans la vitrine, et il rentrerait chez lui le visage barré d'un pansement. Il se disputerait avec la femme qui partageait sa vie, elle lui reprocherait sa blessure comme une cuite ou une passe. Trois ans plus tôt elle lui aurait déjà fait grief d'une bronchite, et l'été précédent d'une petite dépression. Elle en aurait assez de vivre avec un garçon fragile, elle aurait besoin d'un homme solide, dont elle puisse se servir de socle. Elle essaierait de le pousser dehors, mais il s'agripperait à elle, déchirant ses vêtements et répandant sur le carreau les perles de son collier. Elle parviendrait pourtant à le déstabiliser, il tomberait à la renverse et elle l'assommerait avec une matraque qu'ils auraient achetée ensemble quinze jours auparavant pour se défendre des voyous. Il aurait une ecchymose sur le front qu'il garderait quelques jours, et des vertiges qui persisteraient jusqu'à sa mort subite un mois plus tard, tandis qu'il sécherait les cheveux d'une gamine au nez minuscule.
Il avait un nez important qui ridiculisait son visage, ses yeux avaient une mauvaise couleur de boue, ses oreilles étaient roses avec toute une arborescence de capillaires mauves. Elle aurait aimé qu'il lui offre un autre café, ou qu'il lui propose de devenir son modèle dans un défilé. Elle remuait la tête pour qu'il lui demande de se tenir tranquille. Elle croisait les jambes, elle levait les mains. Elle s'est levée.
– Combien je vous dois?
– Je n'ai pas terminé.
Elle a enlevé le peignoir, elle a pris son vêtement sur le cintre. Elle a ouvert la porte, elle lui a dit vous n'avez qu'à m'attraper. Elle est partie, elle n'a pas couru. Elle ne s'est pas retournée pour voir s'il la suivait, mais il y avait tant de gens dehors qu'au bout de quelques secondes on aurait pu la confondre avec n'importe qui.
Il était deux heures de l'après-midi. Il lui semblait que le temps avait passé plus vite dans le salon de coiffure, à présent les minutes allaient tomber l'une derrière l'autre dociles et précipitées. Elle allait avoir une existence rapide, indolore, trop fulgurante pour qu'elle ait le temps d'en prendre conscience. Elle aurait voulu s'asseoir, se reposer d'avoir avancé quelques instants avec le reste de la foule.
Elle a continué à marcher, elle avait envie de s'allonger, de dormir et d'oublier cette journée pleine de soleil qui s'éternisait depuis le matin. Elle a demandé son chemin à une femme qui l'a regardée en riant, puis elle a essayé de prendre de l'argent avec sa carte de crédit pour rentrer en taxi. Elle n'a rien ohtenu et l'appareil ne lui a pas rendu sa carte.
Elle a cherché une ligne de bus qui desserve son domicile, elle confondait les arrêts. Elle est descendue dans le métro, elle a couru à travers les couloirs avec la sensation d'avoir passé toute sa vie dans la pénombre et de ne supporter ni la lumière ni l'insupportable rayonnement de la chaleur humaine. Elle est montée dans une rame où elle a dit je vais mourir à une femme qui la bousculàit et qui lui a répondu mais non. Elle a pris une correspondance, puis une autre. Elle est rentrée chez elle.
Elle aurait voulu faire chauffer de l'eau et s'installer dans un fauteuil avec une tasse de thé. Son cerveau aurait accepté de réduire son activité, l'angoisse serait tombée.
Elle restait debout au milieu du salon. Le téléphone a sonné. Elle a décroché. Elle n'avait jamais entendu cette voix.
– Je ne vous connais pas.
On lui a dit qu'elle devait se rendre à son agence bancaire pour combler le découvert qui s'était peu à peu creusé dans son compte depuis que plus rien ne l'alimentait. Elle s'est éloignée de l'appareil. Elle s'est barricadée dans sa chambre. Les volets étaient toujours fermés, elle s'est couchée. Elle baissait les paupières, elle recherchait le sommeil.
Elle n'a pas dormi. Elle s'est levée, elle a ouvert la fenêtre. La petite rue était calme, vu d'ici les gens avaient même l'air heureux avec leur démarche régulière sur les trottoirs. Elle aurait voulu faire partie de cette progression sous les façades abruptes comme des falaises. Elle se trouvait juste au-dessus d'eux, petite organisation mentale soutenue par un organisme servile qui à chaque seconde l'empêchait de mourir en continuant à pulser le sang, alors qu'elle ne faisait qu'imaginer des moyens de se débarrasser de l'existence comme d'une endémie qui sème la terreur depuis l'aube des temps.
À chaque fois qu'elle se trouvait devant une fenêtre ouverte, elle était persuadée que quelqu'un se jetait dans le vide à sa place. Il lui aurait suffi de grimper sur le toit pour apercevoir les secours converger vers sa vague silhouette démantibulée. Personne ne comprenait pourquoi cet homme si heureux avait ouvert la baie vitrée sans se départir de son sourire et avait sauté avec un extravagant aplomb.