Il reviendrait se coucher, elle prenqrait appui sur ses coudes et elle se traînerait hors des draps. Il lui dirait tu peux dormir sur le divan du salon, il y a une couverture dans l'armoire.
Une fois dehors, elle se souviendrait que l'endroit était perdu dans une banlieue loin de la ville. Autour d'elle il y aurait quelques immeubles, des pelouses, et des arbres de plus en plus rapprochés qui se termineraient en épaisse forêt. Elle s'en irait à la recherche d'une agglomération, elle marcherait sur le bas-côté et quand elle voudrait revenir en arrière elle se perdrait en croyant prendre un raccourci.
Au matin, un forestier la découvrirait en état d'hypothermie recroquevillée sur un tronc. À sa sortie de l'hôpital, elle chercherait obstinément le salon de coiffure où tout avait commencé quelques jours auparavant. On aurait dit qu'il s'était résorbé, ou qu'il s'était envolé comme un ballon. Elle n'en retrouverait jamais la trace. Quand trois ans plus tard elle agoniserait le ventre plein de comprimés et d'alcool, elle aurait une pensée fugitive pour le coiffeur et les deux personnes qu'elle aurait rencontrées après avoir quitté sa boutique.
Pour la faire patienter, le coiffeur lui a apporté un gobelet de café. Elle a remarqué qu'il avait un regard vide, presque transparent comme deux lucarnes donnant sur une arrière-cour. Il ne devait avoir dans son cerveau que des cheveux et des instruments de coiffure, avec peut-être le souvenir de ses derniers achats dans le quartier. Il avait aussi toute une batterie de désirs qui le tenaillaient et qu'il n'essayait même pas de satisfaire tant ils lui paraissaient extravagants. Il promenait ses frustrations le long de son existence monotone, sans croyance, sans au-delà. Il savait qu'il était un point fixe, que ses joies étaient circonscrites, qu'il ne dépasserait jamais les limites de l'enclos où il galopait avec ses proches et sa clientèle dont il ne connaissait que la tignasse et la nuque.
Elle a bu le café, elle a baissé les paupières. Elle aurait voulu être condamnée à mort, se trouver sanglée sur une civière avec l'aiguille dans la veine, sentir peu à peu l'euphorie la gagner et son cœur ralentir doucement sa cadence. Elle apercevrait sa mère de l'autre côté de la vitre qui lui ferait des signes, et elle lui répondrait d'un petit sourire béat. Avant de succomber, elle aurait le temps de jouir du bonheur d'être prise en charge, de laisser sa volonté au repos pour la première fois.
Un médecin constaterait son décès, on proposerait son corps à sa mère qui après quelques hésitations préférerait l'abandonner au pénitencier. Elle se souviendrait toute sa vie de la joie de sa fille dans ses derniers instants, elle comprendrait qu'au lieu de la mettre au monde elle aurait dû interrompre sa grossesse. Elle périrait huit ans plus tard dans l'incendie d'une fabrique de chocolat qu'elle serait venue visiter avec un groupe de personnes du troisième âge.
Elle ne voulait pas mourir, elle était sûre qu'un jour vivre lui ferait plaisir. Elle serait mariée à un homme qui serait souvent absent pour raisons professionnelles. Elle se réveillerait chaque matin avant l'aube, elle s'assiérait dans sa cuisine devant son bol de thé et ses tartines de pain beurré. Il lui semblerait que la ville en lévitation n'adhérait plus à la terre, et qu'elle-même flottait dans l'air. À sept heures et quart, elle réveillerait ses enfants qui lui donneraient l'impression de voler de pièce en pièce et de piquer du bout du bec leur nourriture et leurs habits dont ils se vêtiraient sans toucher le sol.
Elle les emmènerait à l'école qui lui semblerait irréelle dans le brouillard de l'hiver, et puis elle marcherait seule, adressant la parole aux passants, acceptant de monter en voiture avec n'importe qui, finissant la journée étranglée dans la chambre d'un étudiant au tempérament sanguin. Son mari rentrerait en catastrophe le soir même. Il dirait à la police que ces derniers temps son épouse était trop gaie, trop confiante en l'avenir, elle avait attiré le crime comme le miel attire la mouche.
Elle voulait vivre encore quelques années, le temps de se rendre compte si l'existence lui était vraiment désagréable, ou si au contraire il lui était possible de trouver un terrain d'entente avec elle. La plupart des gens tenaient à la vie, la transmettaient comme on donne son rhume à quelqu'un par inadvertance, ou pompeusement comme un legs. Certains élevaient des oiseaux, riaient lorsqu'ils étaient victimes d'un léger accident cardiaque, d'un accrochage sur l'autoroute, ou lorsqu'ils constataient en ouvrant les volets qu'un nombre infini de lézardes balafraient l'intérieur de leur maison de campagne. Ils plaisantaient en parlant de leurs enfants maladroits, de leurs parents gâteux, de leur propre physionomie chaque jour plus décatie par l'âge. La tristesse était un ingrédient absent de leur nature, ils étaient remplis d'un mélange multicolore, irisé, et même phosphorescent, qui les illuminait jusqu'au plus profond de leur sommeil et de leurs rêves.
Elle se souvenait d'un passant croisé tout à l'heure dans la foule, on aurait dit que son sourire flottait au-dessus de ses vêtements et que tout le reste de sa personne n'en était qu'un épiphénomène. Il vivait peut-être au sein d'une cellule familiale, à moins qu'il persiste dans le célibat pour ne pas risquer de compromettre son bonheur. Il était peut-être agressif, si elle l'avait suivi jusque chez lui il l'aurait introduite dans sa chambre et il l'aurait frappée. Elle serait parvenue à s'enfuir, mais elle aurait trébuché dans l'escalier.
Un voisin viendrait à sa rescousse, l'accueillant même dans son appartement où sa femme soignerait son genou écorché. On lui proposerait de la tisane, elle tremperait dedans des petits biscuits à la noix de coco. Ils lui montreraient un téléphone bleu acheté la veille, et un album de photos qui couvrirait les trente années de leur vie de couple. Ils avaient eu des meubles modernes dont ils s'étaient lassés, ils étaient tombés plusieurs fois gravement malades, mais depuis quelques années ils se trouvaient satisfaits de leur sort.
Ils achetaient leur nourriture une fois par semaine, le reste du temps ils demeuraient assis avec pour distraction les bruits qui leur parvenaient des appanements voisins. Ils se faisaient une discipline de n'utiliser la télévision qu'une heure par jour, et la radio vingt minutes chaque matin pour s'informer des événements qui s'étaient déroulés au cours de la nuit. Ils prenaient des douches quotidiennes mais courtes, et s'habillaient très rapidement comme s'ils devaient se sauver avant une rafle. Ensuite ils s'asseyaient dans leur petit salon, et ils se réjouissaient quand le ciel était clair.
Pour passer le temps, ils relisaient les mêmes livres qu'ils avaient l'impression de savoir par cœur depuis leur enfance. La journée était ponctuée par un repas expéditif, et une promenade de quelques minutes dans le jardin public qu'ils pouvaient voir de leur fenêtre. Mais la marche les ennuyait encore davantage que le face à face dans leur lieu d'habitat. Ils auraient aimé avoir un autre tempérament, un caractère convivial qui les pousse à participer à des voyages ou à la vie de leur quartier. Au lieu de se brider, ils auraient préféré se montrer généreux envers eux-mêmes, se donner toute liberté pour chercher le plaisir dans le moindre interstice de leur réalité.
Sa visite impromptue serait peut-être le grain de sable qui enrayerait à jamais leur vie rangée, méthodique, et dont ils craindraient même qu'elle finisse par les rendre fous. Elle dormirait sur la banquette du vestibule, elle chantonnerait le matin en prenant un interminable bain moussant. Elle les obligerait à engager un jardinier pour remuer chaque semaine la terre des trois pots de fleurs du balcon, et une repasseuse qui raconterait sa vie dans un nuage de vapeur. Elle laisserait le téléviseur allumé nuit et jour, la radio en sourdine lui ferait écho. Le petit appartement serait plongé dans un brouhaha permanent qui chasserait l'ennui.