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Elle comprendrait qu'une vie de vieille fille ou de médiocre épouse aurait été préférable à son sort. Elle aurait eu un commerçant favori avec qui elle aurait taillé de longues bavettes, ou des enfants laids mais attachants avec leurs pattes crochues et leurs cervelles de mouches. Elle serait partie en vacances avec une simple valise de plastique rouge, ou un break plein de bagages, de vélos, de bouées, sans compter la tente mal arrimée sur le toit qui valdinguerait à chaque virage.

Quand elle sortirait, son pécule misérable lui permettrait de prendre un repas dans un restaurant et de passer une nuit à l'hôtel. Ensuite, elle resterait cinquante-six jours à l'air libre, trouvant son alimentation dans les poubelles et cherchant à nouer des contacts avec les gens immobiles devant les arrêts de bus ou ceux qui attendraient à l'entrée des salles de spectacle. Elle réussirait à échanger quelques mots avec une étudiante qui semblerait un instant passionnée par son aventure de détenue, mais qui s'en lasserait vite.

Elle n'aurait plus aucun rapport humain, et elle n'essaierait même pas de caresser les chiens qu'on promènerait en grand nombre dans les rues. Elle palperait sa peau sous ses habits, elle aurait l'impression qu'elle refroidissait graduellement, alors qu'au contraire elle brûlerait de fièvre. Pour se sentir moins seule, elle entrerait dans un magasin de chaussures. Elle y mourrait. Elle aurait mené une de ces innombrables vies qui ne causent que souffrances et tracas à ceux qui les endurent.

Elle essayait encore une fois de s'accrocher à la réalité, même si elle n'était pas plus solide que n'importe quel rêve. Elle était une femme sortie de chez elle, qui avait marché, pris des moyens de transport, et qui faisait halte dans un salon de coiffure comme pour essayer de s'enfuir, de passer la frontière, afin de se retrouver loin de sa structure actuelle, de ce château de pensées et de sensations dont elle était l'habitante minuscule. Elle se demandait si elle ne pouvait pas s'annihiler, puis se reconstruire un psychisme de secours, simpliste, végétatif, mais sans la moindre trace d'inquiétude.

Une femme est entrée, elle est ressortie immédiatement comme si elle avait vu quelque chose qui l'avait révulsée. Elle rentrerait chez elle se couper quelques mèches devant la glace de la salle de bains. Elle serait obligée ensuite de dissimuler sa chevelure massacrée sous un foulard, et toute la soirée elle serait d'une humeur exécrable. Elle aurait une altercation avec l'aînée de ses filles qui renverserait un vase de fleurs sur le tapis. Pour exaspérer son mari, elle lui rappellerait son échec à l'examen d'entrée d'une grande école vingt années plus tôt, et il lui répliquerait que depuis ce temps-là elle avait vieilli. Elle pleurerait, il lui ferait remarquer que les larmes accentuaient ses pattes d'oie et qu'elle ferait mieux de se frotter les yeux avec un glaçon.

Elle lui reprocherait son manque d'ardeur qui l'acculait à la masturbation, car un amant n'aurait fait que compliquer son existence déjà éprouvante de mère responsable de la gestion rigoureuse des enfants, sans compter l'angoisse de les savoir au monde avec la mort pour seul horizon, au mieux dans soixante ou quatre-vingt-dix ans. D'ailleurs elle ne blâmerait même pas sa mollesse, elle préférerait toujours l'onanisme à cette mise en commun des corps et du plaisir. Elle aimait à se retrouver seule, face à son organe, libre de l'exploiter à sa guise sans l'intervention d'autrui. Elle utilisait pourtant toute une population hétéroclite de familiers, d'inconnus, de gens aperçus sur des images, pour alimenter à leur insu une série de petits fantasmes qui l'amenaient progressivement à un état de jouissance intense et durable. Dans ces moments de solitude, il lui arrivait même d'évoquer son propre mari qui accomplissait des performances bien supérieures à sa prestation d'incarné.

Un homme est entré à son tour, il était perdu. Le coiffeur lui a suggéré de demander plutôt son chemin à un agent. L'homme est reparti, elle a regretté qu'il ne se soit pas attardé. Elle aurait accepté de se laisser interroger longuement sur la ville. Les boulevards et les avenues étaient interminables, les rares rues arrivaient à l'improviste, et si certaines semblaient aussi longues qu'une ligne de métro, d'autres avaient la brièveté d'une impasse. Elle l'aurait dissuadé d'aller à son rendez-vous, elle avait trop envie de parler avec lui. Afin qu'il n'ait aucun regret, elle était d'accord ensuite pour l'emmener à son domicile le temps d'un rapport, à moins qu'il préfère poursuivre la conversation dans un restaurant ou un bar.

S'il avait une femme et un fils souffrant d'un léger handicap, il téléphonerait pour avertir qu'il avait dû prendre un avion au dernier moment et qu'il serait de retour le surlendemain. Quand il rentrerait, son épouse lui dirait que leur enfant n'avait jamais admis sa différence et qu'il était parvenu l'ayant-veille à se blesser à mort avec un outil de jardin. On l'avait incinéré en début d'après-midi, et elle avait évacué ses cendres dans les toilettes. Fou de chagrin, il l'étranglerait. Puis, il essaierait d'imiter le geste du gamin. Mais l'instrument se déroberait à chaque fois, et il n'entamerait même pas son épiderme. Il admettrait que la vie était la forme de mort qui lui était dévolue, il devrait la supporter avec résignation jusqu'au moment où elle se transformerait en décès véritable.

D'autres personnes auraient pu entrer. Elles se seraient assises sur tous les fauteuils encore vacants, et sur toutes les chaises. Elles se seraient servies elles-mêmes des ciseaux, des produits, elles se seraient mises l'une à l'autre des bigoudis. Le coiffeur trépignerait, mais on ne prêterait aucune attention à lui. La foule continuerait d'affluer, et elle profiterait du désordre pour s'en aller. À quelques pas de là, elle ferait la rencontre d'une amie d'enfance qu'elle n'aurait pas revue depuis ses douze ans. Elles ne seraient pas certaines de se reconnaître, elles échangeraient plusieurs souvenirs avant de s'apercevoir qu'ils ne coïncidaient pas et qu'elles se croisaient pour la première fois.

La jeune fille l'inviterait malgré tout à monter chez elle. Elles décideraient malgré tout de poursuivre leur conversation dans le studio de la jeune femme. Elles boiraient un verre sur le balcon, fascinées par toutes ces vies humaines qui circuleraient au-dessous d'elles avec leurs organes cachés sous les vêtements et la peau, et leurs pensées qui ne s'élèveraient pas jusqu'à elles comme les effluves d'un parfum ou d'une charogne. Elles riraient d'une femme maigre, d'un homme qui se tâterait à la recherche de son portefeuille ou de ses clés. Elles trouveraient même drôle un vieillard vêtu de jaune, et une petite maison délabrée écrasée entre deux tours. Puis tout d'un coup les gens leur sembleraient tristes comme s'ils suivaient dans tous les sens un cortège funèbre. On aurait dit qu'ils se pressaient, qu'ils couraient pour rattraper le corbillard avant son arrivée au cimetière.

Elles se replieraient à l'intérieur, elles somnoleraient sur le couvre-lit. Elles se réveilleraient, elles se diraient au revoir. La nuit serait tombée, le salon de coiffure serait fermé. Elle voudrait remonter, mais la jeune femme refuserait de lui ouvrir. Elle regarderait la petite maison coincée entre les tours, mais à la lumière des lampadaires son comique lui échapperait tout à fait.

Elle entrerait dans un café où un homme l'aborderait, elle se laisserait emmener et saillir. Puis il se ferait cuire des œufs dans la cuisine, tandis qu'eIle serait étendue dans la chambre, épuisée comme une bête qu'on a trop montée. Il lui proposerait de partager sa dînette, mais elle ne se sentirait pas la force de faire le moindre geste. Elle n'aurait même pas assez d'énergie pour s'endormir, elle garderait les yeux grands ouverts.

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