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Elle avait toujours la même tête dans le miroir, mais elle n'osait pas se dévisager. Elle préférait se supposer, plutôt que de se voir, de se sauter à la figure comme un monstre griffu. Elle regardait plutôt le mur qui se réfléchissait avec son porte-manteau et ses affichettes. Elle ouvrait la bouche, elle la refermait sans qu'il en soit sorti aucun mot. Elle avait sûrement un passé riche en événements, une histoire qu'elle aurait pu se raconter. Elle n'était pas cette femme vidée de l'intérieur par l'angoisse qui l'avait corrodée peu à peu, prenant toute la place, la transformant en simple réceptacle. Au contraire elle était bienheureuse, elle dégustait chaque instant. Elle méprisait les visages qui cachaient leurs dents, qui s'abstenaient de sourire comme s'ils dissimulaient avec leurs lèvres un organe sexuel dont ils avaient honte. Chacun devait réaliser qu'il bénéficiait d'une boîte crânienne où il pouvait consulter à tout moment ses souvenirs, éprouver des sentiments, s'amuser des images et des bruits que lui rapportaient continuellement ses sens. Elle aurait voulu d'un bonheur général, que les foules ne soient que regards extatiques.

Elle craindrait de se voir dans la glace par accident, elle baisserait la tête. Dorénavant elle mènerait une vie dépourvue de désirs, elle abandonnerait son logement, elle vivrait chez sa mère dans un recoin, traçant des formes ineptes sur un cahier d'écolier, ou enfonçant sa figure entre ses cuisses sans dormir, ni même rêvasser. Le temps s'occuperait d'elle, il la trimballerait sans cahots jusqu'à l'extrémité de sa vie. Elle se laisserait couler doucement, s'apercevant une ou deux fois par an dans le reflet chromé d'une lame de couteau, constatant l'aggravation de l'état de son visage.

Elle connaîtrait des moments de révolte, et durant un instant elle lacérerait ses joues avec ses ongles en poussant un piaulement. Mais elle retomberait aussitôt dans son état d'inertie, de prostration, ou elle s'endormirait d'un sommeil aux rêves monochromes, sans dramaturgie, ni personnages, des rêves comme des paysages rocheux, des croûtes de planètes inconnues, sans mer, ni rivières, où la vie ne se produira jamais plus.

À son réveil, elle aurait la bouche sèche et elle ne se souviendrait plus de rien. Sa mère serait morte, le peu d'argent qu'elle aurait laissé derrière elle ne lui permettrait pas d'acquitter longtemps le loyer. Elle vivrait dans la rue, elle ne serait incommodée ni par la faim, ni par la crasse, chérissant même les grands froids d'hiver qui engourdissent, qui font sombrer dans une léthargie épaisse et lourde. À l'occasion elle se laisserait transporter dans un asile pour y passer quelques nuits au chaud, mais elle n'opposerait pas de résistance quand on la remettrait dehors. Elle n'aurait pas plus de considération pour sa personne que pour les excréments qu'elle expulserait au hasard des coins sombres, ou entre deux voitures à la vue des passants. Pour se déplacer d'un point à un autre, elle ramperait parfois sur le trottoir. Un jour de pluie diluvienne, on finirait par l'interner dans un hospice. À son arrivée, on la nettoierait, on l'habillerait de vêtements propres. Durant son séjour, elle se tiendrait à l'écart des autres, repliée sur une chaise. Un après-midi elle en tomberait, et on s'apercevrait qu'elle était morte.

Elle devait avoir le courage de relever la tête. Elle était sans doute autre chose que rien, sa valeur infime était réelle, elle n'avait qu'à partir à sa recherche, elle trouverait bien une silhouette, une phrase répétée sans fin par une folle dans la nuit jaune d'une petite rue, ou même une jeune femme sympathique au bel enfant scolarisé depuis l'an passé.

Elle aurait souhaité devenir une personne humaine, pas ce paquet d'anxiété jeté à la hâte dans un corps. Elle aurait eu une éponge cérébrale confortable comme un profond fauteuil, elle aurait jeté des coups d'oeil bienveillants sur la réalité, effleurant du bout du regard les nuages, les constructions, et tous ces gens envers qui elle aurait éprouvé une affection démesurée. Elle aurait eu des amis au regard éclatant, elle les aurait conviés chez elle, et chacun à son tour n'aurait pas manqué de lui rendre son invitation. Ils formeraient un petit groupe uni qui ressemblerait beaucoup à une famille. Ils organiseraient des sorties dans les grands magasins, ils reviendraient chargés de vêtements qu'ils essaieraient toute la soirée en échangeant leurs avis. Quand l'un d'entre eux viendrait à mourir, ils le rayeraient tout de suite de leur mémoire afin d'éliminer le moindre ferment d'affliction.

Elle serait la dernière à survivre au reste de la coterie, elle garderait sa joie intacte et à ses yeux le réel continuerait à scintiller avec obstination. Parfois, quand elle se promènerait lentement appuyée sur sa canne, elle serait prise de crises de bonheur qui lui feraient faire de petits sauts au-dessus du bitume. Une matinée de novembre où pourtant le ciel serait gris, sa joie serait soudain si intense que son vieux corps ferait un bond en traversant une avenue. Déséquilibrée, elle s'affalerait sur la chaussée et un tramway l'écraserait. Cette mort instantanée clôturerait toute une existence d'allégresse, loin des frustrations de la vie de couple et malgré tout sans cette aigreur qui ronge les célibataires.

Elle aurait voulu que quelqu'un entre avec une nouvelle tête sous le bras et change celle du coiffeur. Il se débarrasserait de l'ancienne dans la poubelle du café d'à côté. Elle en avait assez que ce type existe sous cette forme persistante, alors qu'il aurait pu se transformer, devenir une mèche de cheveux synthétiques sur un présentoir, ou l'humble dent d'un peigne. Elle aurait voulu prendre sa place, et tondre toutes ses clientes comme des ovidés. Elle les aurait même déshabillées de la tête aux pieds, et jetées à la rue avec des insultes. Elle sentait bien qu'elle n'aimait personne, qu'elle détestait, que son existence n’etait qu’un vomissement.

Le coiffeur aurait dû comprendre qu'il était temps pour lui de se métamorphoser en roquet clignotant installé sur la plage arrière d'une vieille voiture toute cabossée conduite par une femme ménopausée depuis une trentaine d'années, et sortie tout droit du fait divers où elle finirait sa vie. Elle garerait la guimbarde dans le parking souterrain de son immeuble, elle prendrait l'ascenseur. Elle pénétrerait dans son appartement, elle sentirait une odeur de gaz. Elle trouverait son chat raide mort dans un angle du salon, et l'air de toutes les fenêtres ouvertes ne le ramènerait pas à la vie. Elle maudirait sa femme de ménage qui avait tourné un bouton par mégarde en nettoyant la cuisinière. Elle se vengerait deux jours plus tard en mêlant un peu d'eau de Javel au café qu'elle aurait l'habitude de lui offrir à son arrivée. L'employée se plaindrait de brûlures d'estomac, mais elle continuerait son travail et elle rentrerait chez elle à pied. On la transférerait à l'hôpital dans la nuit, elle aurait le temps de confier ses soupçons à un infirmier avant de s'éteindre.

Le lendemain matin, on sonnerait chez la femme. Elle refuserait d'ouvrir au lascar en blouson de cuir qu'elle apercevrait par l'œilleton. Il défoncerait la porte. Il lui dirait je suis le fils de votre employée de maison, et il l'éventrerait. Il parviendrait à prendre la fuite sans être aperçu. Elle aurait pour héritière une amie qui n'aimerait pas les tacots. Sous sa forme de petit chien artificiel, le coiffeur sur la plage arrière serait broyé dans un cimetière de voitures.

Elle restait assise, le regard tendu vers le plafond laqué. La solitude l'abîmait, elle regrettait de ne pas être incarcérée afin de pouvoir échanger des paroles à la promenade avec tout un aréopage d'êtres humains. Les gardiennes s'intéresseraient à son cas, la questionnant à chaque fouille sur les raisons qui l'avaient poussée à commettre un délit. Elle serait malheureuse d'être placée à l'isolement une semaine durant à la suite d'une fuite d'eau à l'étage où elle résiderait d'ordinaire. Elle ferait une tentative de suicide avec un morceau de lime dissimulé dans le mur. Elle serait soignée sans la moindre anesthésie et condamnée à trois années supplémentaires pour cette incartade. Dorénavant on la tiendrait à l'écart des autres détenues, ne la promenant qu'un jour sur deux dans une petire cour sombre où elle ne croiserait jamais personne.

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