Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Ils pouvaient même ne rien faire, rester assis sur des fauteuils en vis-à-vis. Ils ne se diraient rien, ou il lui parlerait sans discontinuer de son amour immodéré pour les pierres volcaniques dont il possédait une petite collection. Elle ferait des efforts pour garder les yeux ouverts pour éviter de bâiller. Elle lui poserait même des questions sur l'apparence exacte de ses cailloux et il les décrirait un à un. Quand elle n'en pourrait plus, elle lui demanderait s'il n'avait pas parfois envie de les jeter sur les pare-brise des voitures, les vitrines, les passants. Il lui dirait qu'il avait aussi des pièces de monnaie anciennes, ainsi qu'une amphore qu'il avait trouvée quelques années plus tôt en faisant de la plongée.

Avant de mourir, il voyagerait afin de se faire une idée de la planète. Ailleurs, les gens devaient souffrir différemment, on devait pouvoir lire sur leur visage l'angoisse qui les caractérisait. On devinait aussi la joie particulière qui les habitait, les éclairait de l'intérieur, les rendant translucides et les obligeant à se trémousser comme des lampions sous le vent de la nuit. Il voulait connaître tous les peuples, ceux qui portaient des pagnes, mais aussi les cravatés des pays lointains, et tous les animaux qui de génération en génération s'efforçaient de rattraper l'espèce humaine. Ils parviendraient peut-être à leurs fins, et dans quelques siècles nous serions sous la coupe d'anciennes bêtes à l'encéphale hypertrophié. Il sourirait, elle se demanderait pourquoi sa vie ne charriait que des types incapables de la distraire.

Elle voudrait savoir s'il pensait sérieusement au suicide, s'il avait déjà tenté sa chance. Il croirait d'abord qu'elle évoquait un jeu, puis il lui confesserait sa peur des dysfonctionnements organiques et en particulier de la mort qui en collstituait l'apogée. D'ailleurs il refuserait d'en parler davantage, la conversation tomberait. Elle marcherait dans la pièce, il regarderait droit devant lui avec une petite moue satisfaite. Elle lui proposerait d'aller réveiller sa mère qui lui raconterait en détail ses premiers pas et ses derniers caprices. Il préférerait encore rester là immobile sans dire un mot jusqu'au matin. Il aimait ressentir la présence de quelqu'un, il ne demandait rien d'autre.

Si elle était trop désœuvrée, il pouvait modifier sa coiffure du bout des doigts, lui masser les épaules et la nuque. Il avait aussi plusieurs stylos dans la poche intérieure de sa veste, personne ne les empêchait de dessiner sur les murs comme sur les parois d'une caverne. Au matin, ils laisseraient derrière eux une grande fresque couverte de bus et de voitures en guise de mammouths. Ils pourraient aussi dessiner le contour de leurs mains, de leurs pieds, de leurs corps tout entiers, et s'accoupler sur le sol comme des gens de la préhistoire surexcités par une orgie de viande.

Elle lui proposerait de quitter cet endroit l'espace d'une heure ou deux pour humer l'air de la ville et voir des têtes qu'elle n'avait encore jamais vues. Elle avait besoin sans cesse que de nouveaux visages occupent un instant sa conscience, comme si elle espérait disparaître derrière eux. Il lui conseillerait de respirer profondément pour chasser l'angoisse qui montait en elle. Elle lui dirait je m'ennuie avec vous, c'est comme une douleur fulgurante. Il voudrait lui montrer un tour de prestidigitation. Elle déclinerait son offre, il lui reprocherait sa mauvaise volonté qui aggravait beaucoup cette nuit.

Il ouvrirait la fenêtre, il lui dirait qu'il appréciait la fraîcheur nocturne. Il suffisait parfois d'une variation de température pour sentir la valeur de la vie. Elle s'approcherait, elle regarderait en bas, elle se dirait que son corps ferait une tache terne sur le toit du camion garé devant l'immeuble. Elle lui dirait poussez-moi. Il refermerait la fenêtre pour ne pas trop refroidir la pièce, ils s'assiéraient à nouveau. Il essaierait de lancer une conversation sur les vacances, elle lui parlerait de sa difficulté à passer le temps, à rester chez elle, dans les rues, à admettre que sa vie était en cours de route, qu'il fallait en supporter le lent déroulement. Il garderait le silence, elle se tairait. Ils ne diraient pas un mot pendant des heures, puis ils profiteraient du lever du jour pour prendre congé.

La solitude serait un plaisir, elle toucherait son corps du bout des doigts comme pour s'assurer qu'il n'y en avait pas deux. Elle se sentirait à l'écart de l'espèce. Elle haïrait tous ces immeubles qui renfermaient des gens rassemblés, agglutinés par grappes dans la pierre, la brique, le béton. Tolite cette population formée d'éléments reliés les uns aux autres, dont la chaîne était pour ainsi dire ininterrompue de villes en banlieues, de pays en continents, recouvrant la boule terrestre comme une cagoule.

Elle marcherait sur les trottoirs ensoleillés encore déserts, elle avancerait avec sa galaxie privée, dont personne ne soupçonnerait jamais l'existence. Puis elle s'assiérait sur une marche d'escalier, elle aurait envie de taper sa tête contre la pierre. Elle aurait voulu faire partie du flux universel, elle ne supporterait plus d'être cet élément différencié. Les premiers piétons formeraient des petits groupes véloces qui traverseraient en évitant les rares véhicules. Elle serait sur le point de s'incorporer encore une fois à leur masse, de les suivre dans les bouches de métro, les tours, les interminables étages de bureaux. Sa vie n'aurait jamais d'issue, ce serait une errance dans la foule des passants et des cellules de son cerveau déboussolé.

Elle aurait voulu donner un cap à son existence, avec un but, des échéances, des devoirs rigoureux et des petits plaisirs réguliers pareils à ceux qui permettaient aux autres humains de tenir le coup. Elle pourrait se passer de mari, une activité passionnante suffirait à capter sa vie. Elle continuerait à avoir quelquefois des rapports avec des hommes, puis avec une femme durant un an ou deux, et en définitive elle préférerait la solitude. Elle ferait de longues promenades dans une forêt voisine, elle tournerait autour des hauts bâtiments noirs d'une usine désaffectée.

En rentrant, elle mangerait une tartine de confiture, puis elle irait s'étendre devant le téléviseur qui lui prodiguerait toute la soirée du son et de l'image dont son cerveau se distrairait, quand il ne s'endormirait pas l'espace de dix minutes, avant de laisser les paupières se relever et les oreilles s'écarquiller à nouveau comme des yeux. Elle aimerait cette réalité inoffensive, sa vie ne serait qu'une suite d'instants protégés, que rien de bon ni de mauvais ne pourrait atteindre.

Elle se trémoussait, elle en avait assez d'être assise. Elle aurait voulu que quelqu'un vienne s'accroupir à côté d'elle, lui parle du grenier qu'il était en train d'aménager pour obtenir une chambre supplémentaire. Son épouse n'attendait pas encore d'enfant, mais elle exigeait que la chambre lui préexiste. Le logement était encombré de matériaux, d'outils, l'air saturé de poussière de plâtre. Avant de connaître cette femme, il partageait un appartement avec un camarade, il était plus libre, plus heureux, mais à présent il se sentait en harmonie avec le sens de la vie.

Elle préférerait qu'il s'en aille, et qu'une petite femme rousse vienne s'asseoir sur le siège de droite. Elle lui dirait qu'elle ne souffrait pas d'être en vie, même à sa naissance elle n'avait pas crié. Elle était toujours d'humeur égale. Elle était tombée amoureuse plusieurs fois, mais les ruptures n'avaient pas entamé son flegme, et quand elle avait perdu son fils dans un accident de la route elle était partie skier après ses obsèques. La vie coulait sur elle comme sur les plumes d'un canard, elle se faisait coiffer avec la même indifférence qu'elle se serait laissé couper une jambe. La douleur, la frustration d'un membre l'indifféraient autant que la perte d'un poil pubien au cours de sa toilette. Elle répéterait je ne souffre pas d'être en vie, je ne souffre pas. Elle devrait frapper dans ses mains pour qu'elle disparaisse.

37
{"b":"100546","o":1}